L'égalité des Marocains devant les emplois publics Les lecteurs de la Gazette du Maroc (numéro du 17 février 2003) se souviennent sans doute de la décision du Tribunal administratif de Rabat qui avait annulé le refus du Directeur général de la Sûreté nationale de recruter comme officier de police un candidat qui, malgré son échec aux épreuves du concours prévu par le statut particulier, se prévalait d'une recommandation de Son Altesse Royale le Prince héritier pour obtenir un recrutement sans passer le concours. La chambre administrative de la Cour suprême vient d'infirmer cette décision et c'est certainement une bonne nouvelle pour l'Etat de droit et pour tous les candidats à la fonction publique. En effet, en statuant ainsi le tribunal faisait bon marché de l'histoire, ce qui est déjà regrettable, mais surtout du droit positif, ce qui est beaucoup plus grave pour une juridiction qui a l'obligation de le faire respecter ! S'agissant de l'histoire, il n'est pas inutile de rappeler à ceux qui l'auraient oublié, qu'il y a plus d'un siècle, le projet de constitution de 1908 comportait une disposition selon laquelle “tous les Marocains sont égaux devant les fonctions du Makhzen qui sont attribuées selon la compétence individuelle et non grâce aux intermédiaires, aux agents d'autorité ou à l'argent” (article 17). Mais plus près de nous, dans son discours du 7 décembre 1955, feu Mohammed V traçait la voie au premier cabinet de l'indépendance dirigé par Si Bekkaï en déclarant que celui-ci devrait avoir “pour seule préoccupation la justice, l'égalité” et il ajoutait “les privilèges doivent disparaître. La compétence, la valeur personnelle et la probité présideront seules à l'accession à la fonction publique...”. Ignorant la pensée et l'action du père de l'indépendance, le tribunal se montrait par ailleurs peu soucieux du droit positif tel qu'il doit être entendu, compris et appliqué à l'aube du vingt et unième siècle. En effet, lors de la révision constitutionnelle de 1992, le préambule de la loi fondamentale s'est enrichie d'une disposition en vertu de laquelle le “Royaume du Maroc... réaffirme son attachement aux droits de l'Homme tels qu'ils sont universellement reconnus”, ce qui comporte évidemment le principe d'égalité. Mais la juridiction faisait pareillement un sort à l'article 5 selon lequel “tous les Marocains sont égaux devant la loi”, elle semblait ignorer également l'article 12 qui dispose que “les citoyens peuvent accéder dans les mêmes conditions aux fonctions et emplois publics”, et pour faire bonne mesure, elle passait par pertes et profits le statut général de la fonction publique qui relève du domaine de la loi et le statut particulier applicable aux personnels de la DGSN élaboré sur la base de cette même loi. Pour elle, le Prince Héritier ayant accédé au Trône, la recommandation était désormais soumise à l'article 30 de la constitution qui donne au Roi compétence pour procéder aux nominations des personnels civils et militaires. Or, affirmait le tribunal, cette compétence est une attribution absolue dont l'exercice n'est soumis à aucune condition et que Sa Majesté exerce en dehors de toutes les règles et de tous les critères relatifs à l'emploi précisés par les textes législatifs et réglementaires... On croit rêver!! Heureusement, et ceci est la bonne nouvelle, sur appel de l'agent judiciaire du Royaume interjeté pour le compte de la DGSN, la chambre administrative de la Cour suprême a annulé la décision du Tribunal administratif de Rabat dans son arrêt du 30 juin 2004. Pour la haute juridiction, la recommandation du Prince Héritier constituait seulement une invitation adressée à l'autorité compétente de mettre en œuvre une procédure de recrutement “en respectant les lois et les règlements notamment le décret du 23 décembre 1975 portant statut particulier du personnel de la DGSN dans ses articles 15 et 16 qui posent comme condition pour le recrutement dans le poste d'inspecteur de police la réussite à un concours... que le Directeur général de la Sûreté nationale a suivi les hautes instructions et n'a commis aucun abus de pouvoir... que le jugement objet de l'appel ne s'est basé sur aucun fondement légal... par ces motifs la cour suprême prononce l'annulation du jugement objet de l'appel”. Malheureusement, la lecture attentive de cette décision de la cour suprême montre qu'elle constitue aussi une mauvaise nouvelle pour l'Etat de droit. En effet dans l'un de ses attendus la cour affirme qu'à la date où elle a été donnée, et contrairement à ce qu'estimait le tribunal administratif, la recommandation qui émanait du Prince héritier n'était pas couverte par les dispositions de l'article 30 de la constitution en vertu duquel le Roi nomme aux emplois civils et militaires. Ce qui revient à dire implicitement que la haute juridiction fait sienne l'opinion du premier juge en ce qui concerne l'interprétation du sens que l'on doit donner non seulement à l'article 30 mais aussi à l'ensemble de l'ordre juridique face aux attributions royales. Il est clair que cette interprétation “pointilliste” est incompatible avec l'ensemble des principes fondamentaux qui sont à la base de l'ordre constitutionnel. En effet comment pourrait-on concilier cette opinion qui érige l'arbitraire en principe, avec l'article 19 de la constitution qui constate que “le Roi Amir Al Mouminine... veille... au respect de la constitution”, qu'il “est le protecteur des droits et libertés des citoyens ?” Comment concilier enfin de telles affirmations avec les propos les plus solennels de Sa Majesté le Roi Mohammed VI qui, dès son accession au Trône le 30 juillet 1999, déclarait : “Nous sommes extrêmement attachés... à l'édification de l'Etat de droit, à la sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés individuelles et collectives et au maintien de la sécurité et de la stabilité pour tous”. Quelques mois plus tard, il insistait sur la nécessité de faire prévaloir un nouveau concept d'autorité. Enfin, plus récemment lors du discours d'ouverture de l'année judiciaire en janvier 2003 à Agadir, il réaffirmait, sa volonté “de faire régner la justice dont nous avons fait le socle et la finalité de notre doctrine du pouvoir”. C'est à la lumière de ces hautes directives Royales que les magistrats et plus largement tous les détenteurs d'une parcelle de l'autorité publique doivent désormais interpréter et exercer les compétences qui leur sont confiées afin de consolider l'Etat de droit, la justice et en définitive la démocratie. Il faut souhaiter que la haute juridiction fasse sienne cette interprétation seule compatible avec sa mission qui est ”de dire le droit”. * Professeur émérite à la faculté de droit de Grenoble