Casablanca Quand on évoque les décharges publiques, nos pensées vont directement vers ces odeurs nauséabondes qui se dégagent de cet espace. Mais, la décharge n'est pas uniquement cela, c'est un endroit qui cache une autre face. Une sorte de partie visible de l'iceberg. Quand nous nous sommes dirigés vers la décharge de Médiouna, nous ne savions pas exactement où elle se trouvait. A un point donné de la route reliant Casablanca à Berrechid, une forte et désagréable odeur envahit le véhicule. Nous nous précipitâmes pour verrouiller les vitres. Peine perdue, les odeurs devenaient de plus en plus insupportables et nous ont servi de guide pour retrouver l'entrée principale. Pour accéder à cet endroit, il faut absolument présenter un laissez-passer au responsable. Nous ayant été délivré, aimablement, par le Président de la Communauté urbaine, ce document nous a ouvert grandes les portes de ce lieu sinistre. Repérés, dès notre entrée par des dizaines de gamins, nous nous trouvâmes entourés de petits curieux qui ne sont habitués à voir arriver que les grands camions à bennes remplies d'ordures ménagères. Ces petits êtres, dont les âges varient entre 10 et 15 ans semblaient appartenir à une autre planète. Des visages repoussants de laideur, de saleté et de haine. Des corps frêles vêtus de torchons. Des mains enflées et des pieds, souvent nus, dont on distingue difficilement les orteils. Une image d'apocalypse que les yeux de ces garçons font parcourir à travers les 65 hectares de cette décharge. Au fur et à mesure que nous avancions à l'intérieur, nous faisions des découvertes insolites. Au beau milieu des ces amas d'ordures qui parfois s'entassent sur dix mètres de hauteur, nous découvrions le ballet incessant des camions qui déversaient, à tour de rôle, leurs collectes. Ce processus se faisait, selon un ordre bien établi et prenant en considération l'origine des ordures. Bouchaïb, un "Habbach" (fouineur) selon la terminologie de ce milieu est un jeune homme de 24 ans. Il exerce ce "métier" depuis l'âge de huit ans. Il n'a d'ailleurs jamais connu le chemin de l'école et a hérité de cette profession de ses parents qui l'exerçaient à la décharge "Mirikan", à Tit Mellil. Bouchaïb nous donna quelques explications au sujet du déversement des ordures qui répond à la loi de l'offre et de la demande. Ainsi, les transactions avec les chauffeurs se concluent suivant l'origine. Les camions en provenance des quartiers de Aïn Diab, Californie, Maârif ou de Marjane et Makro font monter les enchères. D'ailleurs, la compétition entre Habbachs peut être si rude qu'elle débouche sur des bagarres rangées. C'est que dans ce milieu, règne sans conteste la loi du plus fort. Le groupe qui l'aura emporté est assuré de trouver parmi les immondices des matières compétitives à écouler. C'est le prix à payer. Pour les autres origines, notamment celles des quartiers populaires, la frénésie cède le pas à la décontraction, puisque les ordures ne représentent pas vraiment beaucoup d'intérêt. Rencontres insolites Au beau milieu de ce paysage rebutant, un troupeau de moutons et de chèvres sillonne les artères. Des bêtes qui se nourrissent de la décharge et dont la présence en dit long sur les habitudes qui y ont élu place. Tôt ou tard, ces pauvres bêtes échoueront dans les abattoirs officiels ou clandestins pour atterrir, en fin de compte, dans les "gosiers" des citoyens. Le comble ! Mais ces bêtes ont bel et bien des propriétaires. Ceux-ci végètent non loin de leurs domiciles. Eh oui, en pleine décharge, nous découvrions un petit douar constitué d'une dizaine de baraques qui abritent des familles entières. Hommes, femmes et enfants habitent ici, en "toute tranquillité" depuis des lustres. Ces gens n'ont aucun lien avec le monde extérieur sauf peut-être leur appartenance morale à ce pays. Aucun livret de famille, aucun document administratif ne semblent intéresser cette population qui ne "produit" que des "habbachas" de génération en génération. Mais paraît-il, leur histoire remonte à 1986 quand les autorités ont érigé cette décharge contraignant des campagnards à émigrer vers d'autres destinations. Ceux qui ont refusé, sont restés sur place et ont été vite envahis par les immondices de la capitale économique. D'autres ont été déplacés vers l'extérieur de l'enceinte entourant la décharge. Là encore c'est un autre douar qui tient tête à cette misère environnante. Certains occupants des lieux y ont trouvé l'opportunité de développer un petit commerce à l'instar de ce vieil homme qui s'est spécialisé dans le thé et des tartines à l'huile d'olive qui constituent le repas quotidien des jeunes habbachas. Les traits tirés, à notre vue, ce commerçant bien particulier a catégoriquement refusé de nous adresser la parole de crainte que nous soyions de ceux dont il ne peut supporter la présence. A quelque chose malheur est bon Parmi les Habbachas, nous avons rencontré un gamin répondant au nom de S. A notre grand étonnement, il portait une longue balafre sur le visage. Agé à peine de 10 ans, cet enfant qui aurait dû jouir de son enfance ailleurs, s'adonne à ce métier depuis qu'il a pris conscience de la vie. A propos de la cicatrice, il nous signala qu'il avait été battu par un parrain pour avoir refusé d'être violé. D'ailleurs, nous dit-il, c'est le lot quotidien de tous les enfants de la décharge qui connaît des disputes sanglantes où les coutelas et les poignards sont fréquemment utilisés. S. ne tarda pas à s'éloigner ayant constaté qu'un jeune homme se dirigeait vers nous. A l'allure d'un véritable athlète, ce jeune homme s'approchait à grands pas et nous fit craindre le pire tellement son regard semblait menaçant. Il s'est avéré que c'était l'un des chefs désignés par le responsable pour superviser le processus de collecte, de pesage et de paiement des habbachas. Il nous signifia d'emblée que toute question devrait être posée à M. qui est le premier responsable de la décharge. Rendez-vous fut pris pour le lendemain. En effet, nous l'avions rencontré comme convenu et avions eu avec lui un entretien intéressant. Tout d'abord, ce responsable nous indiqua qu'officiellement seuls cinquante Habbachas "travaillent" dans cette décharge, alors qu'un recensement très superficiel peut en faire ressortir au moins cinq cents. Ces derniers sont considérés comme travailleurs clandestins et n'ont, par conséquent, aucun droit à revendiquer. Les habbacha s perçoivent les montants arrêtés en commun accord après pesage et tri de leur production. Ainsi, le revenu moyen quotidien des habbachas officiels peut varier entre 30 et 100 dirhams selon la nature et la "qualité" des produits. Mais pendant les jours de fête ou pendant les périodes de grève des ouvriers des collectivités locales, c'est la dèche complète. M. était lui aussi un jeune Habbach qui a évolué à Tit Mellil avant de regagner Médiouna. Ici, il représente l'autorité et n'hésite pas à s'en servir pour imposer l'ordre. M. est un agent de la société Aït Rami qui est le concessionnaire exclusif de la décharge au terme d'un accord conclu avec la communauté urbaine. Depuis quinze ans, cette société appartenant à un ancien membre de l'armée de libération s'adjuge le marché moyennant une redevance annuelle de 200 mille dirhams. Cette même société se charge d'écouler sur le marché les produits collectés par les habbachas notamment les plastiques de tous genres, les métaux, les verres etc. A côté de la société Aït Rami, se trouve la société AZAM TP qui, elle, est spécialisée dans les travaux d'enfouissement des déchets ménagers. Cette dernière est liée par contrat à la communauté urbaine et perçoit pour ses services des sommes importantes. Rien que pour l'exercice précédent, cette société a perçu de la part de la CUC l'équivalent de 7. 277.760 dirhams. Ces deux sociétés monopolisent de fait l'activité au sein de la décharge, puisque leurs offres sont toujours les meilleures de la place. Il est à signaler qu'en 1997, une société canadienne avait remporté un marché de la CUC portant sur l'extraction du biogaz en vue de sa commercialisation. En effet, et d'après les explications qui nous ont été fournies, les ordures ménagères contiennent une quantité énorme de bactéries qui, au fil du temps, produisent des émanations gazeuses. Cependant et après quelques essais infructueux effectués sur des forages, le biogaz détecté s'est avéré non compétitif et, partant, la société canadienne a vite fait d'abandonner son projet. Déménagement A présent, la Communauté urbaine de Casablanca est en train d'étudier la possibilité de faire déménager la décharge vers un autre site. En effet, Médiouna va devoir revivre sans décharge dans un an et demi. Quatre sites sont actuellement prospectés. On parle d'un terrain proche du cimetière Arrahma, d'un autre tout près du marché de gros et d'autres sites dans la préfecture de Hay Hassani. En tout cas, nous assure-t-on, la gestion de la nouvelle décharge se fera selon les normes internationales qui prévoient le système de drainage. D'ailleurs, à cet effet, un appel d'offres international sera incessamment lancé. Vivement ! En ce qui concerne le site de Médiouna, les spécialistes nous ont signalé que le sol y manque d'étanchéité, ce qui a provoqué une pollution irréversible de la nappe phréatique. C'est dire que cette décharge a contribué à une dégradation du système écologique de toute la région. A notre sortie de cet enfer, notre attention a été attirée par un vrai spectacle. Des dizaines de ces gamins Habbachas sirotaient tranquillement des bouteilles de bière de qualité. A notre grand étonnement, ils nous signalaient que les dizaines de dirhams perçus quotidiennement leur servaient à acheter des bouteilles de vin, d'alcool à brûler et même des psychotropes; le fameux Karkoubi. Histoire d'échapper, pour quelques heures à cette triste réalité. Le lendemain sera un autre jour. Sur le chemin du retour, et à peine quelques centaines de mètres parcourus, un grand camion gisait sur la chaussée déversant sur la route des centaines de caisses de bière. Une vraie aubaine pour les habbachas du coin. Nous poursuivions notre chemin du retour, le cœur serré tellement les odeurs ont collé à notre peau. Nous ne trouvions qu'une seule solution à notre calvaire quand nous nous arrêtions devant une bonneterie où nous achetions des habits neufs tout en nous aspergeant d'un déodorant salvateur. Ouf ! Hommes, femmes et enfants habitent ici, en "toute tranquillité" depuis des lustres. Ces gens n'ont aucun lien avec le monde extérieur. Aucun livret de famille, aucun document administratif ne semblent intéresser cette population qui ne "produit" que des "habbachas" de génération en génération.