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Mon nom est “Al Khanfouri”…
Publié dans La Gazette du Maroc le 16 - 06 - 2003


Les aveux d'un condamné à mort
Son histoire a bouleversé le Gharb. Depuis la grande traque et les duels trop fréquents entre un jeune homme aux allures de colosse intraitable et les forces de l'ordre, la région n'est plus la même. Aujourd'hui encore, les gens se souviennent de cette histoire incroyable d'un homme qui a marqué leur imaginaire. Ghaffar Benaïssa, surnommé Al Khanfouri, est aujourd'hui âgé de 26 ans, on dit qu'il a perdu un peu de sa carrure herculéenne, mais il n'en reste pas moins un gaillard dur à la souffrance, condamné à mort et qui n'attend plus que la pendule du temps qui semble être suspendue sur sa tête. Retour sur une cavale et un bras de fer digne d'un grand polar doublé d'un sulfureux road-movie.
Les visages passent. Ils ne se ressemblent pas. Dans ce long couloir bordé d'une cabine téléphonique pour permettre aux condamnés de joindre l'autre monde, il y a des corps qui circulent, se meuvent et semblent ne pas regarder ce qui se déroule près d'eux. A y voir de plus près, certains détenus donnent cet air d'une entité physique qui n'a plus de repères autres que ceux qui la caractérisent en tant que présence solitaire. Un corps unique au milieu d'autres corps uniques, mais qui sont soumis à une loi presque métaphysique qui a décidé qu'ils ne devaient pas, qu'ils n'allaient plus se rencontrer, se frotter, se frôler, se joindre et communier ne serait-ce que l'espace d'une seconde. C'est du fin fond de ce couloir où l'on bifurque à droite pour pénétrer le monde clos, secret, inimaginable, horrible, terrifiant, glacial, chaotique de ceux qui n'attendent même plus la mort, puisqu'elle ne vient pas ou ne viendra pas ou alors ne surviendra pas aussi vite qu'on le souhaiterait. C'est de là que surgit la silhouette d'un jeune homme à l'œil alerte, le regard tantôt noir, tantôt souriant avec une teinte de méfiance à peine masquée, mais suffisamment claire pour faire savoir à l'interlocuteur que l'on a affaire à plus dur que soit, plus futé, plus affûté, plus coriace, plus désespéré. Quand il entame le virage, il lève un œil qui scrute les parages. On sent que l'homme a besoin de savoir où il va, où il met le pied, face à qui il va commencer à endosser son rôle d'homme quelconque, normal, sans histoire. Ce rôle qu'il ne veut pas oublier, qu'il entretient, répète tel un comparse de la vie ou alors un acteur du désastre pour continuer à espérer ou du moins garder un pied parmi la foule et un autre de l'autre côté du mur. Très vite, la démarche aidant, une espèce de balancement des membres qui est à la fois nonchalant et très précis comme un exercice connu que le corps répète quasi automatiquement, on sent que l'homme qui avale les pas vers nous, n'est pas du tout le genre qui s'en laisse conter. Son attitude réclame la plus grande des vigilances. Il dit qu'il ne tolère aucun dérapage, aucun faux pas, aucune mauvaise plaisanterie. Son visage est fermé. Rien ne peut s'y lire. Un véritable parchemin d'alchimiste hermétique. Comment l'aborder ? Une simple poignée de main ? Un sourire et une tape amicale sur l'épaule histoire de briser la glace ? Et pourquoi pas afficher le même air sérieux à outrance, la même garde montée qui fait de cet homme une forteresse sur pieds ? Le braver du regard, bomber le torse, raidir les muscles ? Rien n'y fait, et encore moins afficher une suffisance face à un gaillard qui en a vu de toutes sortes…
Baisser la garde
"Vous voulez me parler ? Mais de quoi ? Ah, un journaliste !! J'en ai vu des tas comme toi…Quoi de neuf alors ? Une autre histoire de mensonges ou une simple visite pour ne rien dire ?" Le ton est donné et on ne pouvait espérer mieux. Si le bonhomme attaque, c'est qu'il a un peu la frousse, c'est que son attitude agressive n'est qu'un autre garde-fou pour se contenir ou alors tout simplement ne pas céder au besoin de se parler, de se rappeler qui il est, pourquoi il est là et qu'est-ce qui l'attend. Ghaffar Benaïssa est devant nous aussi imperturbable qu'une montagne enracinée dans le ventre de la terre. Il nous toise du regard, prend le temps de jauger celui à qui il a affaire, qui nous sommes, pourquoi cette visite et ce dérangement qui l'a tiré de sa cellule ou de sa promenade quotidienne loin des visages d'ailleurs. "Vous êtes libre de ne pas nous parler, vous pouvez retourner là où vous étiez, personne ne vous oblige à nous raconter quoi que ce soit. C'est votre histoire, votre vie et vous avez les pleins droits de nous renvoyer de là où nous venons nous aussi. Mais sachez que ceci n'est ni un interrogatoire, ni du voyeurisme encore moins un spectacle morbide pour nous. Nous sommes là pour vous écouter si le cœur vous dit de vous épancher, nous sommes ici comme un pont entre vous, ce que vous avez vécu et les gens qui ont lu des articles sur vous, qui vous connaissent par papier interposé. Aussi, voudrions-nous vous garantir la discrétion, le respect de ce que vous êtes et ne rien dévoiler ni écrire sans votre accord. Vous pouvez aussi estimer que cette rencontre n'a jamais eu lieu." Ghaffar Benaïssa prend le temps de réfléchir, tourner les phrases dans sa tête, jette des coups d'œil dans les parages.
‡ Serions-nous seuls ? , laisse t-il échapper dans un geste pour se dégourdir les bras.
‡ Oui, si vous le souhaitez.
‡ Et qu'est-ce que vous allez dire sur moi ? s'enquit-il, le regard hagard, méfiant, noir.
‡ Ce que vous allez nous dire, ni plus ni moins. La vérité, la vôtre, votre version des faits. Vous savez, nous vous donnons la parole, exprimez-vous, racontez ce que vous avez vécu.
Long silence.
"Par où commencer ? J'ai l'impression que tout cela est très loin, pourtant ça ne l'est pas du tout. Et puis je fais tout pour oublier certaines choses qui me font mal, que je n'ai pas encore avalées, alors des fois je ne veux même plus me souvenir. Mais vous êtes sûr que vous allez dire la vérité ?". Il s'accoude sur la table marron qui nous sépare. Il n'y a que lui du côté de la porte sur une chaise qui semble minuscule sous son poids et "le journaliste" (c'est comme cela qu'il nous appellera jusqu'au bout de sa confession) assis de l'autre côté de la table devant une série de dessins représentants des personnages de bandes dessinées comme Mickey Mouse, Donald Duke, Scoobidoo et d'autres figures tutélaires d'un monde qu'il n'a jamais connu. Ghaffar baisse la tête, ses lèvres bougent imperceptiblement. Il veut parler. Il ne sait pas comment débuter. Quoi dire en premier. Et si ce qu'il allait dire laissait une mauvaise impression ? Nous comptions sur le hasard de la première phrase. Le coup de poker.
"Il faut savoir d'abord qu'il y a des gens avec moi, condamnés pour le même motif que le mien qui sont innocents. Je tiens à te le dire, tout de suite. Ceci me dérange puisque j'ai innocenté ces hommes et pourtant ils sont là dans le même couloir que moi. Je dois le dire d'abord, il y a avec moi des gens qui n'ont jamais été avec moi dans cette histoire et qui payent. Je l'ai dit partout, personne ne veut m'écouter. On les a oubliés. Je veux soulager ma conscience et je te le dis si tu peux l'écrire. Par contre, il y a d'autres personnes qui ont participé à certaines de mes sorties, qui ont fait du chemin avec moi et qui sont toujours dehors, libres. Mais qu'ils se rassurent, je ne les donnerais jamais. Ce n'est pas Ghaffar qui fera le mouchard et qui balancera des gens. Qu'ils se rassurent. J'ai mal pour ça. Je tiens à le dire, tout de suite. Je tiens à le dire." Et ça aurait pu continuer de la sorte non stop tellement le bonhomme a été pris d'un accès de fièvre, une espèce de coulée de lave fulgurante, un tremblement de tête aussi imprévisible qu'inattendu qui a fait tout partir en vrille. C'est un verre de thé offert par la maison au détenu (qu'il a refusé) qui a stoppé net le flux de paroles qui fusaient dans une rage contenue, une sorte de confession préparée depuis des années, répétée chaque soir quand les lumières sont éteintes et que les clés font leur bruit de fin de partie. Le fonctionnaire, un jeune homme au sourire radieux, très serviable, tourne le dos et ressort de la salle exiguë où nous sommes réunis. Ghaffar le suit du regard, s'assure qu'il est bien loin et reprend là où il s'est arrêté. "Un jour en visite, je vois l'un de mes anciens compagnons de cavale qui est venu avec quelqu'un, il m'a vu et s'est confondu en excuses, il avait peur que je le dénonce, je l'ai rassuré. Il y a un autre qui est toujours dehors et qui est aujourd'hui en Espagne, mais il n'a jamais été menacé par quoi que ce soit. Moi, je paie pour ce que j'ai fait, c'est la règle, ceux qui sont innocents me posent un grand problème. Qu'ils me pardonnent sachant que je les ai innocentés depuis le premier jour". Ghaffar semble soulagé. Il est soudainement plus léger, plus abordable. L'armure tombe par pans entiers et le colosse de 26 ans se laisse découvrir. Il sait qu'il est sur un ring, il sait que son adversaire du jour n'est pas du genre à donner des coups, mais que la bataille se jouera sur le plan des sentiments et des idées, il ne baisse pas la garde, mais accepte de se laisser toucher, que la mémoire ricoche sur elle-même et délie sa langue. "Je le jure que c'est la vérité devant Dieu. Je le jure".
7 jours à l'école
Ghaffar Benaïssa est né un 2 novembre 1977. Il voit le jour par une belle journée automnale dans la bourgade de Souk Jemaâ de Lhouattate, à Sidi Kacem, près de Mechraâ Belqsiri. Nous sommes devant les portes de Ketama et à quelques encablures de la grande bleue. On verra plus tard que Ghaffar naviguera entre les montagnes embaumées par l'odeur de l'herbe et le sable fin de la côte. Pour l'instant, c'est un môme un peu grassouillet "très calme et un peu timide". Il joue dans la rue, trébûche, tombe et se fâche. "Il était très mécontent quand on le cherchait ou que dans le jeu on essayait de le surpasser". Cette connaissance qui sort du passé ne veut pas s'étaler davantage. Elle dira que Ghaffar n'a jamais été un mauvais garçon et que jeune il n'aimait pas l'école et avait une sainte peur de la classe. Ghaffar confirme que les bancs de classe n'ont jamais été une sinécure pour lui : "j'ai passé sept jours à l'école. Rien que 7 jours, et je me suis barré. Ce n'était pas un monde pour moi, je me sentais comprimé, je me sentais étranger à ce monde, loin du mien. La rue me manquait. Alors je ne suis plus revenu". A Souk Jemaâ, on joint un garçon qui l'a bien connu enfant : "il n'a jamais eu de complexe par rapport à cela et ne parlait jamais des études et de école. Il y avait dans le tas des amis à lui qui allaient à l'école et qu'il attendait après la sortie pour jouer avec eux. J'en faisais partie". Là non plus rien de plus qui ira au-delà de l'enfance. Les gens sont amnésiques quand il s'agit d'aborder le parcours de Ghaffar l'adolescent. Ils ne savent pas, ne veulent plus savoir, oublient. L'école boudée, le chemin des écoliers mis sur le bas-côté, l'enfant sillonne les champs avec son père. "En 7 jours d'école, j'ai usé deux cartables : l'un que j'ai déchiré moi-même, l'autre je l'ai brûlé". Fin de carrière. Arrêt définitif. Le gosse ne veut suivre que son propre chemin. La vie de fellah se profile alors plus agréable, moins contraignante, moins rude pour les méninges. Ghaffar est heureux. Il est loin toute la journée de ces cinq frères et ses trois sœurs. Le monde est divisé en une vie avec le père et les hommes du bled, les doyens du douar, et celui de la famille, le soir, au coucher du soleil. "C'est une autre vie, la terre, le champ et le travail avec mon père. Pour le reste, les amis et la famille, il y avait toujours un moment pour les voir au cours de la journée". Lui non plus ne semble pas faire un grand cas de ce qu'il a vécu entre six et quinze ans. Ses souvenirs sont brouillés, sa vie semble avoir pris racine à 18 ans, exactement en 1995. L'année de tous les dangers, l'année de l'accomplissement du jeune homme, la date d'entrée dans le monde du risque, de la prison et des bras de fer avec la police à n'en plus finir. Ghaffar n'est pas encore Al Khanfouri, mais il est accusé de viol et d'agression et écope de cinq années de prison. Il nie tout en bloc et se dit innocent. Dans le village, les gens ne savent pas et un vieux bonhomme dit que c'est peut –être une histoire de règlement de comptes pour finir avec "Seul Dieu est témoin de tout". Quoi qu'il en soit, l'accusation tient la route et Ghaffar atterrit à l'âge de 18 ans à la Prison civile de Kénitra. Et c'est là que l'un des épisodes les plus rocambolesques de son histoire survient. Il passe 13 jours dans la prison et réussit à s'évader. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Ghaffar a fait la belle et s'est volatilisé dans la nature. Plus de trace de ce détenu un peu trop fort pour son âge, la tête aussi énorme que celle d'un catcheur et les mains comme des paluches prêtes à tordre le coup au destin. Il ne dira jamais comment il a réussi son coup, ni comment il a pu franchir les portes blindées et déjouer la vigilance des gardiens. Avait-il un complice ? Etait-il seul ? Des gens de l'intérieur de la prison l'ont-ils aidé ? Avait-il graissé la patte comme on dit à quelqu'un pour fermer l'œil ? Rien ne filtre. "Je me suis taillé et j'étais dehors. J'avais le pays tout entier pour me cacher". Le secret reste intact. Ghaffar s'est fait la malle et c'est désormais la chasse à l'homme qui est ouverte. Fin de la première partie. Les choses sérieuses commencent et le bonhomme fait son entrée dans le monde des grands bandits, ceux qui mobilisent des dizaines d'hommes et font beaucoup de bruit autour d'eux. On essaie d'en savoir plus du côté de la ferme 6024 de la SODEA à Mechraâ Belqsiri, là où le frère de Ghaffar, Mekki, travaille la terre. Sans succès.
La mort aux trousses
Ghaffar n'est plus un simple fugitif. Il est loin du cliché Richard Kimble qui court vers son innocence qu'il perd à chaque fois qu'il y est presque. Ghaffar a désormais une cour avec lui, il se fait chef de bande et prend le large. Ils sont huit personnes qui bravent les jours et vivent la nuit. La terre devient une cachette à ciel ouvert. L'homme se mue en gibier et cible. Il sait qu'on court derrière lui, que des yeux le guettent, que sa tête est mise à prix, que son ombre peut le trahir . "Quand on est en cavale, on ne fait plus confiance à personne. On se méfie de tout le monde. On se doute de tout et on doute de soi. Peur ? Non, jamais. Autrement, je me serais donné tout de suite et je n'aurais jamais fui de la prison de Kénitra. Non, mon objectif est de ne pas me faire prendre". Et Ghaffar de mener la vie dure au sort pendant trois années de fuite, de passage furtif ou tout au long d'une région à l'autre. Trois longues années qu'il garde dans sa mémoire comme quelques moments de grande trouvaille de soi. Ghaffar s'aiguise tel une lame. Il devient plus aguerri, plus sûr de lui. Plus les jours passent plus le jeune homme qui n'a pas encore vingt ans, l'adolescent à peine pubère, voit qu'il peut faire un pied de nez à la vie et à ce que nous appelons communément destin. Alors ses capacités d'endurance sont décuplées. Il se sent presque infaillible. Intouchable. Sous une bonne étoile.
«En cavale du Nord au Sud»
Il y a d'abord l'étape de Nador où il passe quelque temps. Il ne travaille pas mais survit en faisant de petits boulots par-ci, par-là. On ne saura pas si il a trafiqué dans le hasch, s'il a fait des livraisons, s'il a fait le lien entre des acheteurs et des revendeurs. Il n'en dira pas plus, mais un sourire laisse entendre que la partie nadorie de sa cavale n'était pas si plane et sans accrocs qu'il voulait nous le faire savoir. Il fait un détour par Al Hoceima. Tourisme ? Peut-être pas. Mais certainement un bon coup de flair pour qu'il passe inaperçu et continuer à faire ses emplettes sans être trop inquiété. Quand on se penche sur ce parcours, on remarque que de Belqsiri à Nador et Al Hoceima, il y a eu des escales à Ketama, à Bab Bered, Bab Taza. Il rencontre du monde, se lie à d'autres gens, se fait un petit réseau de connaissances avant de renverser la vapeur et de se diriger vers le Sud à Agadir. D'Al Hoceima à Agadir ? Quel lien, pourquoi deux villes côtières avec de sublimes plages à perte de vue ? Est-ce une attirance pour l'eau, est-ce cette fluidité de l'eau qui lui fait sentir qu'il est aussi imprenable que cette substance que l'on ne peut aucunement tenir dans le creux de la main. Ou est-ce un goût prononcé pour le dépaysement et la grande bleue ? "Je ne voulais pas trop m'établir dans un seul endroit. Il a fallu bouger, changer de cachette, ne pas se faire trop remarquer. Je n'ai jamais oublié que j'étais en cavale, un fugitif, qui est poursuivi, recherché et qui peut se faire avoir à n'importe quel moment. Alors je voyageais, je ne laissais pas de trace derrière moi pour ne pas éveiller les soupçons. Je rasais les murs". Mais Ghaffar ne dit pas tout. Celui qui voulait éviter de se faire remarquer multipliait les sorties et les affrontements. Il a à peine 19 ans, il boit beaucoup, se saoule fréquemment : "j'ai beaucoup bu, oui beaucoup, je sortais, j'allais voir les chikhates et je passais du bon temps". A ce moment précis de son récit, on voit un Ghaffar plus décontracté qui savoure ce qu'il dit, se rappelle les moindres détails, multiplie les pauses comme pour revoir les images bien claires, évidentes d'un bonheur passé, d'un passé qu'il ne peut qu'oublier. Il se tait un bon moment, note ce que nous faisons, et enchaîne sur la peur qu'il n'a jamais connue, un sentiment qui ne l'a à aucun moment ébranlé depuis le premier jour où il a été accusé d'un viol doublé d'une agression à sa condamnation à mort en passant par la fuite, les accrochages avec les gendarmes et les bagarres au couteau et autres instruments de dissuasion. La peur? Un vocable qui n'a aucun sens pour Ghaffar. Par contre le regret oui. Non pas le remords, mais le regret d'avoir fait certaines choses qu'il n'aurait jamais voulu voir se dérouler devant lui. "Un jour à Soualem, dans la région de Belqsiri, nous étions tous ivres, nous avons été à une fête pour nous amuser, nous étions déjà armés, il y a eu une grosse bagarre avec les gens du douar qui se défendaient. ça donnait dans tous les sens. Une véritable razzia où on ne savait plus ce qui se passait autour de nous, nous étions aussi ivres de ce qui se passait. C'était incroyable comme les choses ont très vite pris une tournure dramatique et qu'on en est venu à des échanges de tirs. Deux coups sont partis. Il y a eu un mort : c'était un type qui défendait sa sœur. C'est l'une des choses que je regrette le plus dans toute cette affaire. Je me mets à la place de cet homme qui a voulu sauver sa sœur et qui tombe sous une balle. A sa place, j'aurais tué, j'aurais fait pareil. C'est une chose que je n'oublierai jamais. Je ne voulais pas que cela arrive. Mais le coup a été tiré par l'un d'entre nous et un homme est désormais à terre pour l'honneur de sa soeur. C'est tragique, c'est comme ça. Ça je le regrette". Là encore, les gendarmes débarquent, mais impossible de mettre la main sur Ghaffar qui s'approche de plus en plus de son image d'Al Khanfouri, l'homme qui a secoué le Gharb. Dans son patelin, les nouvelles vont bon train. On sait tout. Mais on ne parle pas. Il y a les gendarmes qui font leur enquête, ils questionnent, demandent aux habitants du douar un indice, une nouvelle, un détail. Ghaffar, lui, sort de son guêpier, trouve le grand chemin, prépare sa fuite, la tisse comme une toile d'araignée qui pourrait un jour se refermer sur lui. Pour le moment il est grisé par le succès d'un grand affrontement où il s'en sort sain et sauf. Il a vingt ans.
Le grand jeu
"Dans cette affaire, ce qui est curieux, c'est que le chauffeur qui nous conduisait tous dans une voiture a toujours été innocenté. Deux fois innocenté. Je ne le comprends toujours pas. D'ailleurs s'il n'était pas là, on ne serait jamais allé dans cette fête, ni tirer, ni voir un homme tomber à terre. Pourtant, ce type a toujours trouvé une porte de sortie. Pourquoi ? Je ne le sais pas. Mais avouez que c'est tout de même incroyable ?" Ghaffar revient à Belqsiri. Nous sommes en octobre 1998. Il a 21 ans. L'âge mûr, celui des risques, celui de l'accomplissement de soi, celui de la confiance où l'on entre de plain-pied dans le monde des grands. Désormais Ghaffar est un homme, un fugitif, il a un mort sur la conscience, une armée qui lui court derrière et tout une région qui le craint ou l'adule selon les affinités des uns et des autres. La peur ? Rien à faire. Il est immunisé contre ce sentiment que les humains ressentent et qui fait de nous des entités très vulnérables et donc touchantes, puisque touchables.
"J'étais de retour à Belqsiri. Je voyais les gendarmes qui me cherchaient. Parfois, on se retrouvait nez à nez mais ils ne pouvaient rien contre moi. Ils savaient que c'était très dangereux. Nous sommes donc en train de passer une bonne soirée à Jerdat Berkia. J'étais ivre. J'avais demandé à un gamin d'aller me chercher un poste-radio pour écouter de la musique. Ce gamin purge aujourd'hui une peine lourde alors qu'il a juste été me chercher une radio-cassette. Il n'a jamais rien fait en dehors de cela. Dieu m'est témoin. Quelqu'un a averti les gendarmes qui sont arrivés vers l'aube. Je savais que les choses allaient très mal tourner. J'étais armé et mes amis étaient là pour faire le guet. Les gendarmes nous ont encerclés. Ils pensaient nous prendre parce que maintes fois ils avaient eu l'occasion de me toucher mais n'osaient sauter le pas. Cette fois, ils étaient certains que j'étais mûr, parce qu'ils voulaient me prendre quand je serai ivre-mort. Les gendarmes ont tiré dans le tas, on a riposté et la lutte devenait de plus en plus acharnée. Un véritable combat". On les voit à l'aube dans une ferme bordée d'arbres avec des lueurs dans la nuit finissante. Des gamins qui s'affolent et qui prennent la fuite, s'en vont le cœur dans la gorge, les tripes noués, les jambes qui deviennent comme du coton. Un tir de fusil qui résonne dans la nuit, une étincelle dans le ciel, un cri, un blessé qui tombe et Ghaffar, ivre-mort qui se débat, tente de s'en sortir, cherche une faille, se jetant à l'assaut d'une armée de gendarmes, tente le tout pour le tout. Un autre coup de feu, d'autres éclats de fusils qui réveillent le voisinage. Le douar qui sait que Ghaffar est de retour et que les gendarmes ont décidé de l'arrêter. On court dans tous les sens, on crie, on donne des appuis, on se couvre, d'autres coups partent, une autre détonation de fusil et un bonhomme s'écroule dans la nuit qui s'en va. Le temps semble ne plus bouger. Il est suspendu comme dans un rêve, un cauchemar. Une demi-heure de lutte sans merci entre la bande à Ghaffar et les gendarmes. Bilan : un mort et un blessé. Des fuyards qui suscitent aujourd'hui le sarcasme de Ghaffar et de la grande satisfaction pour son ego, sa personne, son invincibilité : "ils me voulaient ivre-mort, ils m'avaient à bout de fusil et ils n'ont pas pu m'avoir. Ils avaient les boules. Ils devaient, eux, aller expliquer cela à leurs supérieurs. Moi, j'avais le pays à courir".
Ghaffar sait désormais qu'il a franchi un autre cap. Il n'y a désormais aucun espoir de retour. L'engrenage est en marche, la machinerie infernale a rodé ses mécanismes. Le temps finira par assurer la suite. Ghaffar laisse derrière lui un village sens dessus dessous. La psychose prend corps, et les villageois ne savent plus à quel saint se vouer. Ghaffar est devenu un danger. Pour qui ? Certains disent qu'il ne s'attaquait pas aux gens du douar ni à personne mais voulait se venger des gendarmes. D'autres attestent qu'il était comme un fauve qu'on ne pouvait plus maîtriser. Lui, part à Ketama, encore une fois. Ketama, la bienfaitrice, Ketama, la grande cachette, Ketama, le berceau des bandits. Il a froid la nuit. Et il n'aime pas cela. Deux mois à errer en sachant que les recherches sont plus denses. Deux mois dans les montagnes au milieu d'autres fugitifs qui ne peuvent plus quitter les hauts plateaux enrobés de hasch et d'herbe fumante. Il boit encore. Boit beaucoup. Puis s'en va à Berkane, à Saïdia. Puis retour à Berkane. Nous sommes en décembre 1998. Il est onze heures du soir dans une petite maison, un rez-de-chaussée miteux où il campe avec des compagnons de route. Quelqu'un l'a vendu : "j'ai été donné. Quelqu'un m'avait localisé, avait reconnu mon visage qui était affiché partout et m'avait vendu aux gendarmes qui sont venus en surnombre pour me prendre. C'était un mercredi. Non, non, un jeudi". Il fait une pause, se retourne, jette un coup d'oeil à la cour et le long couloir derrière nous. Il parle encore une fois de ce type qui est tombé en essayant de sauver sa sœur. Fixe la table marron devant lui, nous fixe pendant un long moment et soupire. Va-t-il continuer l'histoire ? Il en a ras-le-bol ? Il va se lever et nous tourner le dos ? C'est un jeu, un jeu vicieux d'arriver vers la fin de l'histoire et nous laisser patauger dans tout cela ? Il est fatigué ? Reviens demain? Non, il va parler, il ne peut pas s'arrêter maintenant ? Est-ce qu'on va publier tout ceci, tout ce qu'il a dit ? Oui. Certainement. Si tout va bien. Est-ce que nous sommes certains ? Oui et non. Il se peut, pour être franc, que cet article ne voit jamais le jour comme il peut sortir dans une semaine. Je ne décide de rien. J'ai des supérieurs, c'est eux qui vont juger si oui ou non on va publier ce que Ghaffar nous raconte. Il se tait encore un bon moment et puis : "peu importe, je vous dis la vérité, faites-en ce que vous voulez". "Ils étaient six policiers à Berkane qui sont entrés dans la maison pour m'arrêter. Ils avaient leurs matraques avec eux. Je les ai repoussés avec un couteau, j'en ai blessé un ou deux. Ils sont ressortis pour revenir plus nombreux. Je savais que cette nuit n'allait pas finir. C'était clair que c'était la fin, peut-être ma mort. Je pressentais le pire. Les trois ans de fuite gênaient ma pensée. Mais je ne me laissais pas faire. Je savais qu'il fallait aller jusqu'au bout".
La fin de la partie
La peur ? Là non plus, il dit qu'elle était absente, qu'elle était peut-être l'invitée de la nuit du cauchemar, mais qu'elle restait à distance de lui. C'est elle qui avait peur de lui. Elle ne pouvait pas s'en approcher. Ghaffar l'avait tenue en respect pendant des années, elle savait désormais que ce n'est pas à un moment comme celui-ci qu'elle doit se manifester et lui faire des signes. "Ils sont revenus dans la nuit, ont encerclé la maison et avaient ramené du renfort. Ils sont venus par en haut après avoir aspergé la maison de bombes lacrymogènes. On ne respirait plus, on n'y voyait plus rien du tout, du brouillard, du flou et des corps qui courent partout. Ils sont donc arrivés vers nous et ont tiré dans le tas. J'ai reçu trois balles. l'une m'a brisé la jambe droite, l'autre m'a blessé à la jambe gauche. Et là encore, ils ne pouvaient pas venir vers moi. Ils me voulaient mort. J'étais blessé, mais encore vivant". Et là, la peur a-t-elle frappé un bon coup ? "Non, j'essayais de savoir comment m'en sortir. Mais j'étais touché". Il ne ressentait pas de douleur. Il était mal en point, une jambe fracturée et une autre trouée, mais il n'y a pas de souffrance. Tout est dans la tête. Il faut trouver un moyen pour ne pas plier. Comment ? Avec quel moyen, pourquoi, et où aller encore ? Il n'a pas le temps de réagir, la maison est un brouillard dense à découper au couteau, Ghaffar traîne par terre, ses amis sont tétanisés, soumis, rendus à l'évidence. La police envahit les lieux et pose une main sur l'intouchable Ghaffar qui réalise que c'est là la fin d'une partie. Le début d'une autre course contre la montre entre accusations, tribunaux, prisons et témoins à charge. Les vieux démons refont surface et Ghaffar mesure l'ampleur de ce qu'il est. Il est très vite transféré après son arrestation à Kénitra pour se faire soigner. Il a 21 ans à peine. La fleur de l'âge qui se fane, la fêlure du temps qui cicatrise mal, le noeud est à son comble. Une autre fuite ? Pourquoi pas, mais il faut être bien portant. Il passe en jugement au tribunal militaire où il écope d'une réclusion à perpétuité. A Kénitra, il est condamné à mort pour un dossier plein à exploser de chefs d'inculpation. En 2002, il écope encore d'une peine de deux ans de prison pour une autre affaire dont il n'a aucun souvenir : "je ne sais pas pourquoi, d'ailleurs maintenant je refuse d'aller devant un tribunal". 51 personnes impliquées dans cette affaire du bandit du Gharb. Ghaffar cite des noms, dit que tel est innocent et que tel autre ne l'est pas. Il dit avoir impliqué des gens qui l'avaient donné aux gendarmes par vengeance Et là aussi il cite des noms. Il parle de son dossier de psychiatrie qui un jour est sorti de nulle part alors qu'il n'a jamais été voir un toubib depuis son incarcération. Il parle de l'ancienne direction de la Prison centrale de Kénitra qui l'a malmené. Il accuse, cite des gens, mais comment savoir la vérité alors que personne ne veut reparler d'une affaire vieille de quelques années. "Aujourd'hui, les choses sont différentes, les gens se comportent mieux avec moi. Alors je me suis calmé."
Qu'espère-t-il aujourd'hui ? Une remise de peine ? Une grâce ? Il ne se fait pas beaucoup d'illusions. Il voudrait mais il n'y croit pas trop. Il dit qu'il vit, qu'il voit le temps passer, qu'il ne se fait plus de soucis pour rien en dehors de la famille et des siens. Il assume ce qu'il a fait et ne regrette que cet homme qui a défendu sa soeur et qui est mort. On imagine que ce visage viendra le hanter la nuit, lui demander des comptes, le harceler. Et l'avenir ? Il ne sait pas ce que cela veut dire. Il attend que les jours passent. Tout simplement. Désormais c'est entre lui et le temps. Et c'est peut-être là que la peur fera son choix et décidera du reste.


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