J'aime Colette. J'aime à la lire parler de son lit (les vrilles de la vigne). Ce lit creusé d'un vallon moelleux où chaque nuit deux corps enlacés s'enfoncent pour mourir sous un linceul voluptueux. La mort et le bonheur, œuvres d'un silence enfoui dans les profondeurs de la nuit, y exhalent des senteurs exquises. L'odeur des parfums, des fleurs cueillies, de la terre foulée se confondent en une splendeur de création. Et sans qu'aucun mystère s'en mêle, une beauté pure comme le cristal surgit des gestes ordinaires de gens qui s'aiment. «Tu ne dors pas ...Tes genoux sont frais comme deux oranges.. Tourne-toi de mon côté, pour que les miens leur volent cette lisse fraîcheur..». Très belle union scellée par une proximité sans l'ombre d'un retranchement, qui illumine le seuil fragile d'entre la nuit et la naissance du jour où chaque partenaire épie tendrement l'autre, épie sa fièvre et feint «par une étrange pudeur sentimentale, un paisible sommeil». Sur le lit de Colette j'ai oublié jusqu'à la fusion des corps à laquelle ce lieu invite. J'ai plongé dans les profondeurs de la nuit, guetté avec les amants les premières lueurs de l'aube et tremblé de crainte que la magie ne prenne fin. J'ai été majestueusement dépouillé de l'idée charnelle comme le premier jour Adam sans doute et Eve. Le texte court, où le bonheur amoureux explose tendrement, ravit en moi tout semblant de sexe. Je ne savais plus quel partenaire Colette entretient et embaume ni de quel sexe il eût pu se prévaloir. Je n'avais plus idée du mien. Seule m'importait la beauté pure des lieux à l'image du lit «chaste, tout blanc, tout nu». Il n'y avait rien d'autre que des mots. Des pierres précieuses serties par des mains d'orfèvre dans cet ordre céleste qui est le propre de l'écrivain et que Breton vante quelque part. Et dans cet accès de fièvre qui m'envahit, me dépouille et m'emballe je demeure lucide quant à l'essence de mon émerveillement, quant à sa raison qui est la raison du texte, la raison de l'écriture. La Littérature. Dès lors chaque fois que l'envie me prend de raconter mon lit, de faire part de ma nuit, de violer mon silence et ma complicité, je relis mes classiques pour ne pas sombrer dans l'oubli, pour ne pas ergoter inconsidérément. Car désormais je sais que mes joies, mes douleurs et tout ce que j'ai pu endurer comme privations importent peu. Ils ne sont pas d'emblée littérature, dussé-je les crier sur les toits. Le lit de Colette est mon divan de psy. Ce qui importe dans un livre, je parle ici du roman, c'est l'écriture d'abord, l'écriture encore, l'écriture toujours. La plume de l'écrivain a le privilège précieux et rarissime de l'alchimiste qui mue le vulgaire métal en or pur. Il y a des textes qui ne parlent presque de rien, mais que nous relisons religieusement parce qu'ils sont beaux. C'est pourquoi je fréquente assidûment le lit de Colette et qu'à chaque fois l'éblouissement me gagne. Et je me fais une raison de mon impuissance à aligner les mots comme elle le fait. Tous les amoureux fous n'écrivent pas les souffrances du jeune Werther ! Ce qui importe n'est pas le contenu. Je sais combien nos femmes, et beaucoup de nos hommes, souffrent d'injustices. Je sais la colère qui les habite et les prend à la gorge. Mais de là à me pâmer devant un texte parce qu'il vient d'une femme ou d'un homme qui souffrent, il y a un monde. Ce qui retient précisément mon attention dans un texte littéraire sur la souffrance, c'est la façon dont il est ouvragé, ce sont ses tournures, ses mots. Sinon rédigeons des suppliques, des réquisitoires, des pétitions contre la souffrance et l'inégalité et j'y adhérerai sans le moindre scrupule littéraire. Mais on ne peut, sous prétexte de marginalité et d'inégalité, investir l'espace littéraire le revendiquer comme légitime, et classer sans discernement comme misogyne tout critique qui ose dire la vérité. Car peu de gens disent la vérité. Tout le monde encense notre culture. Certains mentent effrontément, d'autres se mêlent de choses dont ils ne savent malheureusement rien. Notre culture est au plus mal. Et d'abord en avons-nous une ? Le genre romanesque exprime la vigueur d'une culture. Il a beaucoup de mal à percer chez nous. Plus qu'un autre genre il a ses exigences. Il est œuvre de création qui n'admet pas de demi-mesures, pas de replâtrages. On ne se décrète pas romancier parce qu'on en a envie ou parce qu'on souffre. On le devient par vocation et parce que l'on travaille sans cesse. Je ne citerai pas Flaubert mais en la matière il est tout indiqué. Je reprendrai Colette encore, traitant de son rapport à la poésie, «Laissez-moi faire, je me connais. Si je n'exerçais sur ma prose un contrôle sans merci, je sais bien qu'au lieu d'un prosateur anxieux et appliqué, je ne serais pas autre chose qu'un mauvais poète déchaîné..» (Paysages et portraits). On aura noté chemin faisant qu'elle parle d'un prosateur asexué qui obéit aux seules règles de l'écriture. Sur littérature et vérité Diderot n'y va pas de main morte dans Jacques le Fataliste, «la vérité (...) est souvent froide et plate (..) la vérité a ses côtés piquants quand on a du génie. - Oui, quand on a du génie ; mais quand on en manque ? - Quand on en manque il ne faut pas écrire». Le père de l'Encyclopédie, ce travailleur infatigable, brossant un dialogue avec un mauvais poète décidé à faire de la poésie, enchaîne : «Voilà une terrible malédiction ! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber ? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes, n'ont pardonné la médiocrité aux poètes : c'est Horace qui l'a dit». Peut-on alors traiter de littérature hors sexe, sans risque de misogynie ? On le doit. J'ai pris le risque de parler d'un lit, c'est-à-dire du lieu de tant d'équivoques et de conflits. Du lit d'une grande dame admirable qui s'est tout permis, le pur et l'impur. Mais quand Colette écrit, elle est écrivain et des meilleurs. C'est pourquoi, sur le lieu même de l'intimité, l'espace de fusion et de confusion, devant l'arbre de la vérité, le nu pour l'écrivain devient œuvre d'art et le reste n'est que vétilles. Le verbe magnifique grandit l'homme qui est au meilleur de lui-même. Alors s'agissant de prétentions romanesques il convient de se plier aux normes de l'écrit littéraire et de maintenir le débat dans cet espace. ■