Il n'y a pas un propriétaire d'un débit de boissons alcoolisées, qui soit pauvre. Ils sont tous sinon milliardaires du moins millionnaires. Nous sommes dans un pays…où les marocains musulmans n'ont pas le droit de consommer de l'alcool. «Commander, payer, mais ne pas en boire». Histoire d'un gros mensonge et de mafias qui puisent leurs richesses dans un dysfonctionnement, dont l'Etat comptabilise les montants et fait bénéficier les siens de l'imbroglio… La semaine dernière, un samedi soir, au bar «Alsace Lorraine», un jeune homme de 26 ans a perdu la vie sur les trottoirs du boulevard Rahal El Meskini à Casablanca. Une échauffourée a conduit les videurs à l'enfermer dans les toilettes, le démolir à coups de poings, puis le jeter dans la rue. Son frère qui l'accompagnait a été conduit, sur ordre du propriétaire au commissariat et mis en garde à vue pour ivresse publique et manifeste. Il n'a été relâché que le matin, lorsque la nouvelle du décès de son frère est parvenue de la morgue. L'établissement était toujours ouvert jusqu'à mardi dernier. Sur instruction du parquet, le propriétaire devait être mis sous mandat de dépôt suite à une plainte déposée par le frère du défunt. Il a, aux yeux de la loi, servi de l'alcool à un musulman, en plus du fait qu'il ait ordonné sa démolition pour lui infliger, croyait-il, une correction. Le résultat en a été une mort certaine et un abus de pouvoir commun avéré. Quel triste tableau qui résume une hypocrisie profonde peinte par des mains sales où se confondent argent, pouvoir, abus et un imaginaire pathologique dû à l'interdit auquel des charognards mordent ! Dans chaque bar, un encadré est obligatoirement imposé à ses détenteurs. Il fait état de ce que le bulletin officiel avait ordonné à l'époque et dont les stipulations des articles sont toujours en cours. Les articles 3, 6, 26 et 61, par exemple, du Code pénal réprimandent l'ivresse publique. Pourtant, nos bars ressemblent dans leur grande majorité à des abreuvoirs. Il suffit de consulter le chiffre d'affaires annuel des Brasseries du Maroc, rendu public, pour ne citer qu'elles. Il s'agit de 17 milliards de DH par an. Au mois de Ramadan, c'est 1,5 milliard, environ, de pertes à gagner. Nous sommes l'un des plus grands pays au monde, consommateurs d'alcools. Cependant, cette consommation est quasiment interdite tant par les textes de loi que par «l'Ijtihad» de certains oulémas. Il en découle que pour les personnes avisées, dans la pratique, l'état d'ivresse publique et manifeste, selon Miloudi Hamdouchi, criminologue et ancien patron de la police judiciaire, que l'action publique dans ce genre de cas ne peut être déclenchée et constatée que par un officier de la police judiciaire. Mais personne ne délimite ni détermine la nationalité ni la religion de la personne visée. Pourtant, de nos jours, ce sont 95 % des Marocains musulmans qui remplissent les bars et cabarets, toutes catégories confondues. Ils ne font pas que commander et payer, mais boivent…beaucoup plus que les autres, au moment où le petit touriste de nos jours se contente d'une ou de deux bières. Il ne faut pas se leurrer. L'alcoolisme marocain est une réalité marocaine. Sur les grands boulevards, dans presque la plupart des quartiers et coins de rues, à la sortie des nombreux bars de la ville de Casablanca et ailleurs, les affiliés de la bouteille se comptent par milliers. Mauvais vin, alcool à brûler (whisky L'Hanout) et autres distillations douteuses, quand ce n'est pas du frelatée. A Casablanca, 10,2% boivent de l'alcool, dont 4,6% sont dépendants. C'est l'une des rares études menée à termes. C'est à prendre avec des pincettes parce que l'on boit souvent en cachette. Combien d'ex-hadjs ne se montrent pas en public ? Combien de richissimes s'organisent des soirées en famille ou dans des garçonnières ? Combien boivent du whisky dans des théières ? Il est sûr que ces pourcentages ne concernent que ceux qui sont pris au piège. Car l'interdit est difficilement contrôlable, presque insaisissable. La plupart des P.V. dressés par les officiers de la police judiciaire ne mentionnent pas, dans les cas d'espèce, plus de quatre bières ou une bouteille de vin. Qui vide les caisses de whisky alors ? Les vraies statistiques Le ministère des Transports avait tenté d'insérer dans le nouveau code de la route de graves sanctions, à l'instar des pays européens, à l'encontre des chauffards en état d'ébriété. Le problème des alcootests, périmés actuellement par ailleurs, pose la reconnaissance officielle de la consommation par les Marocains musulmans de l'alcool. Pour combien d'étrangers importera-t-on des alcootests ? Les prisons marocaines comptabilisent et classent les délits et crimes relatifs à la consommation d'alcools au troisième rang, après le trafic de drogues et les viols. Le phénomène, bien qu'étant classé ainsi, fait partie de tous les maux de la société. Il y est : dans les vols, les viols, l'inceste, l'adultère, la prostitution, le proxénétisme, l'escroquerie, les meurtres…Il est existant partout. Pourquoi cette attitude de l'autruche, alors que certains corps de la magistrature et de la défense passent leurs nuits à s'abreuver pour statuer le lendemain sur des cas de simple consommation de Mahia ou de bières ? Bars, restaurants et cabarets La relation de l'alcool avec les pouvoirs, tous degrés confondus, est très complexe. Une toile d'arraignée en fait. D'abord, les Communes, avec nos idylles, jouent le rôle du spectateur. Pourtant, beaucoup remplissent leurs caisses avec les taxes sur l'alcool. La Commune de Sidi Belyout, l'une des plus riches à Casablanca, compte plus de 60 débits de boissons. Les autorités jouent, quant à elles, le rôle de «régulateur». Dans l'interdit, elles spécifient par écrit les horaires de fermeture, selon le classement, de ces établissements. Quant aux heures d'ouvertures, elles sont autorisées par téléphone ou de vive voix. Exemple ! Le dernier en date est celui de l'Aid Al Mawlid. Les bars étaient obligés d'arrêter de servir l'alcool aux Musulmans (sic...) dimanche au soir. La tradition voulait que cette interdiction, pour les fêtes religieuses dure trois jours : le jour d'avant, le jour de la fête et le jour d'après pour que la reprise se fasse le quatrième jour. Cette fois-ci, permission a été donnée de servir le 3ème jour, mais à partir de 21H 15 ! Une autre fois, l'interdiction de servir prenait effet à partir de 15 H. Cela dépend-il du croissant lunaire aussi ? Entre qualité et imaginaire Autrefois, juste avant la marocanisation, le service dans les débits de boissons répondait à des normes strictes. Le barman ne servait plus une personne qui avait dépassé les limites et lui prenait un taxi à la charge de l'établissement pour le déposer chez lui. Dans beaucoup de bars, on pouvait se permettre de ramener sa famille, ses enfants…Des espèces de clubs. Une fois que les plongeurs et certains cireurs ayant gagné au tiercé sont devenus propriétaires, la marocanisation a battu son plein. On massacre les clients à tous points de vue : gonflement des additions, boissons frelatées et cafards baignant dans la tasse de café, avec la complicité des services de lutte contre la fraude et d'hygiène. Dans la plupart des bars, les inspecteurs des distributeurs le savent, on ne sert plus des boissons alcoolisées de qualité. On fait ses courses dans les grandes surfaces pour acheter des bouteilles à 35 ou 40 DH qu'on verse dans celles qui coûtent plus de 200 DH et l'on sert les « Skayria-s », facture à l'appui. Tout le monde trouve son compte dans la consommation d'alcool, sauf le consommateur. Ecoutons ces témoignages : «Que voulez-vous que je fasse, dit ce barman crasseux d'un bar près du rond-point Mers Sultan. Moi, je sers à boire et j'encaisse. Et quand ça dégénère, les videurs se chargent de les jeter dehors. Ce ne sont pas des hommes. Ce sont des chiens. Certains viennent boire pour 300 ou 500 DH, ils invitent même leurs copains, mais laissent leurs enfants mourir de faim. Le patron encaisse, moi aussi j'ai droit à ma part». Cette part, qu'elle soit pourboire, «pour construire ou pour s'enrichir» est réclamée comme un droit de leur part. Un professeur, dans les années 80, avait l'habitude de fréquenter «Les Arcades» de l'avenue Hassan II. Il cherchait un appartement à louer, dit-il. L'agent immobilier lui en a fait visiter plusieurs au quartier Al Amal. Son choix est tombé sur l'un d'eux et rendez-vous a été fixé avec le propriétaire. Lorsque la rencontre eut lieu, le professeur lança un grand sourire à la vue du propriétaire, son serveur du bar à qui il laissait un minimum de 5 DH de pourboire. «Oh ! Je regrette, il est déjà pris», répliqua-t-il. Parce que pour lui, ce n'était qu'un soûlard. Le Décret royal Le Décret royal n° 724-66 du 11 Chaâbane 1387 (14 novembre 1967) portant loi, relatif à la répression de l'ivresse publique (B.O. n° 2873 du 22 novembre 1967, p. 1346) dicte, entre autres, ceci : «Vu le décret royal n° 136-65 du 7 Safar 1385 (7 juin 1965) proclamant l'état d'exception : Article Premier Quiconque est trouvé en état d'ivresse manifeste dans les rues, chemins, cafés, cabarets ou autres lieux publics ou accessibles au public est puni de l'emprisonnement d'un à six mois et d'une amende de 150 à 500 dirhams ou de l'une de ces deux peines seulement. Ces peines peuvent être portées au double si l'individu trouvé en état d'ivresse a causé du tapage troublant la tranquillité publique.(…) Article 3 Toute personne condamnée pour seconde récidive d'ivresse publique et manifeste, peut être frappée par le même jugement de l'interdiction, pendant 3 ans au plus, de l'exercice d'un des droits mentionnés à l'article 26 du code pénal. Il peut lui être fait, en outre, application de l'une des mesures de sûreté prévues aux paragraphes 3 et 6 de l'article 61 du même code.»