Les slogans de l'Islam politique retentissent encore bruyamment, qu'ils soient programme de gouvernance pacifique ou appel à la guerre. Deux livres qui viennent de paraître nous expliquent pourquoi. Lorsque les empires britannique et français étaient à leur apogée, le service impérial constituait souvent un exutoire aux talents des ethnographes, anthropologues sociaux et spécialistes de la religion doués d'une intelligence précoce. À première vue, Noah Feldman fait partie de ces personnages, rendant des services importants à l'empire américain, aussi bien en tant qu'étoile montante de l'establishment intellectuel et, de façon plus concrète, en ayant participé à la rédaction de la nouvelle constitution irakienne. Jeune professeur à la faculté de droit d'Harvard avec un doctorat en pensée politique islamique, M. Feldman déborde du type même de compétences dont les nouveaux proconsuls américains au Moyen-Orient et en Afghanistan ont désespérément besoin. Par-dessus tout, il est qualifié pour juger comment les Etats-Unis doivent réagir face au dilemme posé dans les zones musulmanes par l'extraordinaire soutien populaire aux formes explicitement islamiques d'administration. Dans un livre succinct, incisif et élégant, Feldman expose au lecteur ignorant les formes que la loi islamique a revêtues au cours des siècles, tout en soulignant les différences entre l'Islam politique d'aujourd'hui et les formes d'administration islamique d'autrefois. Il montre en particulier pourquoi la « justice » est un slogan aussi retentissant pour les mouvements islamistes. De manière subliminale tout au moins, cet ouvrage évoque les souvenirs d'une ère quasiment oubliée où la loi islamique, telle qu'interprétée par les érudits, constituait une entrave réelle au pouvoir des dirigeants. Pour un grand nombre de musulmans, la tradition juridique de leur foi n'est pas considérée comme une alternative à la démocratie occidentale, qui se fonde sur des lois laïques, mais plutôt comme l'unique alternative réelle au totalitarisme. Ce que certains perçoivent comme un dilemme (soit la loi et le savoir islamiques, soit une dictature absolue) n'est pas uniquement un héritage de l'histoire ; il reflète également le fait que beaucoup de régimes laïcs, qui ont remplacé les empires musulmans traditionnels, étaient des dictatures, avec aucune séparation des pouvoirs. Jusque-là, cet argument nous est familier. Mais M. Feldman nous entraîne ensuite dans une analyse plus intéressante en montrant comment l'empire ottoman, qui s'efforçait de se moderniser tout en conservant une certaine légitimité islamique, est presque inévitablement devenu plus dictatorial et moins islamique. Le fait même que la loi islamique soit codifiée impliquait un affaiblissement de l'autorité des érudits musulmans ; leur tâche avait été d'appliquer une série de principes abstraits et tacites à une infinie variété de situations ; la législation écrite risquait donc de les mettre sur la touche. En 1876, lorsque le sultan-calife ottoman tenta quelques expériences constitutionnelles prudentes, il parut aux yeux de ses sujets pieux qu'il sapait la souveraineté de Dieu. Pas tant parce que ses expériences semblaient mauvaises, mais parce qu'un changement constitutionnel laissait entendre qu'un dirigeant sur terre pouvait remanier les systèmes qui avaient été décrétés par la volonté divine. Méthodes dictatoriales Les défis de modernisation auxquels la fin de l'ère ottomane fit face laissaient vaguement prévoir, comme Feldman le démontre, certains des problèmes de l'Islam politique moderne. À quelques différences près : les islamistes de notre époque ne tentent pas de rétablir le pouvoir des érudits, qui était la marque de tous les anciens régimes islamiques. Au lieu de cela, l'islamisme moderne propose une mixture étrange entre souveraineté populaire et souveraineté de Dieu ; comme si le peuple, qui se voit attribuer le pouvoir souverain, décidait librement de rendre directement ce pouvoir à Dieu. Autre paradoxe observé chez Feldman : toute constitution moderne ou code juridique, proclamant consciemment son intention d'être islamique et dévoué à Dieu, ne peut atteindre l'idéal islamique originel, selon lequel la souveraineté de Dieu est si profondément ancrée que nul besoin n'est de l'expliciter clairement. L'ouvrage de M. Feldman est plus descriptif que normatif. Mais de nombreux lecteurs pourraient conclure qu'en terre d'Islam, seules les formes de gouvernement qui intègrent des valeurs musulmanes peuvent espérer être considérées comme légitimes. Si la laïcité a été imposée dans bien des pays par des méthodes dictatoriales, ce n'est pas parce que les dirigeants laïcs faisaient preuve d'une cruauté gratuite, mais parce que les principes de la laïcité avaient peu d'espoir de remporter un consentement populaire spontané. Une grande question reste sans réponse dans ce livre, celle de savoir comment les minorités (pratiquants d'autres religions ou d'aucune) peuvent espérer s'épanouir dans les pays où une forme d'Islam politique est appliquée avec la volonté de la majorité. Même si cette majorité islamique offre à ses compatriotes non musulmans des formes généreuses d'autonomie culturelle, les minorités infidèles ne peuvent espérer mieux que d'être les citoyens de seconde zone d'un royaume islamique. Tandis que l'argument de Feldman porte sur les principes islamiques en tant que fondement des régimes stables et légitimes, Mark Juergensmeyer, professeur de sociologie et de pensée religieuse à l'Université de Californie, Santa Barbara, souligne le fait insolite que les slogans de l'Islam, et des autres religions, sont plus efficaces que n'importe quel cri de guerre séculier pour rallier le peuple à la guerre ou, du moins, pour le tenir prêt au combat. Mêlant l'analyse au reportage, il décrit ses rencontres avec les chefs du Hamas et avec les zélotes juifs qui encouragent le massacre des Palestiniens. Il retrace l'avènement du sectarisme hindou en tant que force dans la politique indienne, ainsi que le rôle du bouddhisme dans le conflit au Sri Lanka. Tout livre qui se lance dans une besogne aussi vaste a de grandes chances de contenir des erreurs de détails. Mais il s'agit bien plus que d'une erreur mineure que de qualifier la première décennie du régime communiste soviétique de « relativement tolérante » vis-à-vis de la religion. Toutefois, l'argument général avancé par Juergensmeyer est juste : au début du 21e siècle, la religion maintient un pouvoir de mobilisation que le nationalisme laïc et les idéologies universalistes, telles que le marxisme, ont perdu. Si l'on veut inciter les gens à risquer leur propre vie et à prendre celle des autres, alors désigner les ennemis d'«infidèles» (ou littéralement, les diaboliser) se révèle bien plus efficace que de les qualifier d'étrangers ou d'ennemis de classe. Dans chacun de ces deux livres, une lacune au moins peut être décelée. En démontrant à juste titre que le savoir et l'Islam politique moderne sont difficilement compatibles, Feldman aurait dû évoquer un tant soit peu Yusuf al-Qaradawi, ce cheikh extrêmement influent et télégénique, basé au Qatar, qui semble pourtant se complaire dans sa position à califourchon entre ces deux mondes. Juergensmeyer fait une distinction entre les effets du nationalisme laïc et la religion transnationale, mais il parle très peu du nationalisme religieux, combinaison opportuniste, mais efficace, de ces deux contraires supposés. Comme le sait tout petit chef militaire des Balkans, les personnes honnêtes tuent souvent au nom d'une cause nationale à moitié oubliée et pour une religion en laquelle ils ne croient presque pas. Mais il s'avère particulièrement efficace d'utiliser les deux astuces en même temps.