Avec la disparition d'Aimé Césaire le 17 avril, à l'aube de sa 95e année, la langue française perd l'un de ses plus dignes représentants ; la poésie, l'une de ses plus belles voix : la négritude, l'un de ses plus ardents défenseurs. Et le soleil en a le «cou coupé». Il fut l'un de ces rares écrivains pour qui l'engagement n'était pas une posture mondaine mais un art de vivre, pour qui politique et poésie partageaient le même objectif : l'éveil des peuples. our Aimé Césaire, écrire est une autre façon d'affirmer sa négritude, son origine africaine (même lointaine). Quand ce jeune étudiant brillant, né dans une famille modeste de Basse-Pointe en 1913 débarque à Paris à l'âge de 18 ans grâce à une bourse pour intégrer le prestigieux lycée Louis le Grand, il est engoncé dans ses racines. «Je ne me plaisais pas dans cette société étroite, mesquine; et, aller en France, c'était pour moi un acte de libération». (Magazine littéraire, 1969). Mais le premier ami qu'il se fait est «un petit homme noir à grosses lunettes épaisses, en blouse grise» (Le Monde des Livres, 2006), un certain Léopold Senghor. Tous deux découvrent leur négritude et la négritude, en arrivant de ce côté de l'Atlantique et en se plongeant d'un même geste dans la littérature. En 1934, ils fondent «L'étudiant noir», dans lequel apparaît pour la première fois le mot «négritude». Loin d'inciter à un racisme à l'envers, le concept répond aux provocations que subissent les jeunes Noirs. Il claque comme un mouvement d'humeur : «Je suis nègre et après», et résonne comme l'antique et platonicien précepte «Connais-toi toi-même !». Normalien et plus tard agrégé, Césaire commence à écrire en 1935. Sa poésie se comprend comme une recherche de soi-même comme un retour à soi-même : «Il s'agissait de retrouver notre être profond et de l'exprimer par le verbe : c'était forcément une poésie abyssale». (Magazine littéraire, 1969) Sa première œuvre poétique s'intitule donc naturellement «Cahier d'un retour au pays natal», poème en prose mi-autobiographique, mi-manifeste où le poète plonge dans ses racines pour parvenir à l'universalité. Si la France a connu des écrivains engagés ou révoltés, peu sont ceux qui ont vraiment mis la main à la pâte pour se consacrer à la chose politique en passant par l'épreuve du suffrage de leurs concitoyens. Avec Montaigne ou Victor Hugo auparavant, Aimé Césaire fait partie de ce club très fermé. Mais à l'inverse de ses illustres prédécesseurs, le rayonnement politique du poète martiniquais a dépassé les strictes frontières de l'Hexagone pour rayonner bien au-delà d'intérêts franco-français. Chantre de l'anti-colonialisme, il n'aura pas de mots assez durs pour le condamner. D'ailleurs, pour lui, la colonisation «décivilise» presque davantage le colonisateur que le colonisé. «On s'étonne, on s'indigne. On dit : comme c'est curieux ! Mais, Bah! C'est comme le nazisme, ça passera! Et on attend, et on espère; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le complice; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'oeil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens; que ce nazisme-là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il est sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne». (extrait du «Discours sur le colonialisme», pamphlet anticolonialiste, paru aux éditions Réclame en 1950). Adieu Monsieur Césaire Entretien avec Nordine NABILI* «Césaire n'était jamais très loin de nous» La Gazette du Maroc : Quand et comment avez-vous «rencontré» Aimé Césaire ? Nordine Nabili : J'ai rencontré Aimé Césaire en 1982, par hasard au détour d'un rayon de la bibliothèque de mon lycée. Un miracle en réalité. On nous avait dit d'aller passer l'heure au CDI parce que l'un de nos profs avait du retard, à cause d'une grève de chauffeurs routiers. Chacun chercha son bonheur dans cette île aux trésors. J'ai vite trouvé le mien.. Et donc ce livre, c'était ? C'était «Cahier d'un retour au pays natal». Ce titre a fait tilt dans ma tête. C'était un vieux recueil jauni par le temps, mais pas trop froissé par les manipulations. Cette phrase m'avait particulièrement intrigué : «...je suis même réveillé la nuit par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d'une Singer que ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit». Une image qui parlait à votre mémoire ? Je connaissais cette scène, je l'ai vue dans les souks de Casablanca lorsque nous vivions au Maroc. C'était l'activité des femmes des bidonvilles. Je l'ai revue, ici en France, partout chez mes proches ou chez les voisins dans ma cité. La machine à coudre, les fins de mois difficiles, les fripes à raccommoder pour le petit dernier, les ourlets à faire pour rendre service à la voisine qui fait le ménage chez les français. Ma mère avait une Singer aussi. Au Maroc, elle était mécanique. En France, elle était électrique. Comment cela se passait-il pour vous dans ces années-là ? A cette époque au lycée, je faisais partie d'un petit groupe composé de quelques élèves exotiques. Nous prenions conscience de ce que nous étions au fur et à mesure de l'installation d'un Front National conquérant. Nous débattions sans cesse sur l'apartheid en Afrique du Sud, sur les black panthers aux USA, des paroles de Bob Marley et de Johnny Clegg. Un des surveillants du lycée lisait un roman d'Alice Walker, «The color purple», devenu en 1985 un film culte adapté par Spielberg, «La couleur pourpre». Quelques mois plus tard, à l'automne 1983, nous avions vaguement entendu parler d'un groupe de jeunes des quartiers de Lyon qui marchaient contre le racisme à travers toute la France, comme Gandhi, depuis Marseille pour aller à Paris. Et la place de Césaire dans tout ça ? Césaire n'était jamais très loin de nous. D'autres sont venus lui prêter main forte pour nous aider à comprendre notre temps : Luther King, Mandela, Mohamed Ali, Simone Veil, Brassens, Renaud et quelques militants anonymes qui soulevaient des montagnes pour faire changer le cours des choses dans notre cité. Cette ambiance a formaté nos consciences. On sortait peu à peu de l'adolescence pour mettre les pieds dans le monde des adultes. Depuis, la flotte est passée sous les ponts. Que reste-il des écrits et de la pensée de Césaire aujourd'hui ? Aujourd'hui encore, les stéréotypes colonisent les consciences et les débats sont toujours enflammés. Les poudres chocolatées «ya bon Banania» n'ont pas disparu des rayons de nos supermarchés. D'autres livres sur l'esclavage, les ravages du colonialisme, le racisme ou encore les crispations identitaires françaises jaunissent toujours dans les bibliothèques. Césaire nous a quittés, mais son empreinte sur ces questions sera toujours visible, comme le phare à l'approche des côtes. Merci, Monsieur Césaire, d'avoir mis votre boussole à notre disposition. * successivement, dirigé la radio locale de Marne-la-Vallée ; la rédaction de Beur FM. Il a été collaborateur de Radio France Internationale et de l'agence Reuters. Il est, aujourd'hui, directeur de l'agence Proxiprod et rédacteur en chef du Bondy Blog.