Parcourir la Tunisie en deux petites semaines n'est probablement pas suffisant pour restituer une photographie correcte du Tunisien et de son environnement. Malgré cela, notre séjour a été édifiant à plus d'un titre. Ballade dans un pays où le civisme n'est pas un vain mot. Arrivé en Tunisie,le Marocain ne se sent point chez lui. Non pas que la «darija» ou la nourriture locale lui soient tellement étrangères, ou qu'il soit agressé par quelque attitude choquante ou un regard hostile. Au bout de plusieurs heures, il s'aperçoit qu'il se trouve dans un pays où l'on ne klaxonne pas à tout-va, où il n'existe pas un seul cireur à l'horizon, où la mendicité est tout simplement inexistante et où les «hommes-boutiques» n'ont pas droit de cité. Pas de vendeurs de cigarettes au détail, non plus. Ici, que vous soyez un homme ou une femme, vous pouvez vous attabler tranquillement à la terrasse d'un café sans que l'on vous harcèle. Le service est impeccable et le serveur ne vous mitraille pas d'un regard vindicatif pour un misérable pourboire. D'où vient donc cette élégance du comportement qui fait tant défaut dans le reste de la sphère arabe, du Caire à Casablanca ? Une conception égalitaire de la société Pour Moncef Lamiri, chercheur en anthropologie politique du Maghreb, la réponse est évidente : «Cette espèce de discipline civique a été imposée et enracinée par le fondateur de la République tunisienne, Habib Bourguiba, qui n'a cessé, depuis l'indépendance du pays, d'insister sur la ‘dignité de chaque tunisien». Il se plaisait à répéter rituellement : «Je veux injecter la dignité (al-karama) au plus profond de chaque Tunisienne et de chaque Tunisien. Il n'y a, à ma connaissance, qu'un seul pays arabe plus ou moins proche de la Tunisie au registre du civisme, c'est la Syrie, où Hafid Al Assad a accompli le même exploit». En réalité, la Tunisie est bel et bien parvenue à faire émerger l'individu, condition sine qua non de toute modernité. L'apprentissage de cet individualisme vertueux intervient dès les premières années de l'existence d'un Tunisien. Recevant des invités, un couple tunisien servira à manger à ses enfants en premier, avant de servir ses hôtes. Au Maroc, souvent, les enfants se contenteront des restes, même en l'absence d'invités. Pour le Marocain, la priorité absolue va au «m'as-tu-vu». Il est important d'épater pour séduire et, a fortiori, pour soumettre autrui. «Fût-il misérable, le Marocain demeure un être «monarchique» au sens anthropologique du terme. La soumission aveugle au Père, c'est-à-dire au géniteur, au patron, au frère aîné, etc. commande les attitudes, les comportements et les réflexes. Le langage traduit cette hiérarchie de facture féodale : les palabres, les marchandages, les relations de voisinage ou de travail sont parsemés de «sidi», «moulay», «nâamass», «chrif» et autre «hadj», explique Mourad Bennani, enseignant-chercheur à l'IHES. Le Tunisien tutoie vite ses interlocuteurs, touristes compris. Loin de tout esprit d'irrévérence, ce tutoiement s'inscrit dans une conception égalitaire au sein de la société. Il ne concède un «Si Untel» que pour exprimer une estime méritée. Nous sommes donc loin des pompeux «afendi», «bacha» et autre «hanem» que vous servent les Egyptiens à longueur de journée. Pourtant, comme l'Egypte, la Tunisie a été longuement «visitée» par le pouvoir hégémonique de la Sublime Porte. Monastir et la leçon de civisme Monastir, début d'après-midi. Le mausolée Bourguiba avale ses visiteurs à la cadence d'un musée. Bel ouvrage que ce lieu dédié à la mémoire du fondateur de l'Etat tunisien moderne. Ouvert gratuitement au public, il accueille autant de nationaux que de touristes. Quelques effets personnels du défunt président, des photos et son célèbre et néanmoins minuscule bureau présidentiel sont exposés. Les tombes des différents membres de la famille sont alignées, surplombées de leurs épitaphes. D'une architecture magistrale tout en restant sobre, le lieu impose le recueillement. A quelques petites centaines de mètres de là, le centre-ville grouille de monde. Nous nous attablons à la terrasse d'un café situé face à la poste de la ville. Un lieu d'observation privilégié qui domine la place-tampon entre le vieux et l'ancien Monastir. Ni cireur, ni mendiant, ni handicapé, ni marchand ambulant, ni vendeur de cigarettes au détail, ni «homme-boutique» pour vous pourrir ce moment de répit. Quelques moments après, un cortège mortuaire traverse la place. Le fourgon est suivi d'une foule dignement alignée. Le haut-parleur débite une psalmodie coranique émouvante. Autour de nous, tout le monde se lève aussitôt, la main sur le cœur. Toutes les voitures s'arrêtent, permettant ainsi au convoi de passer. Un spectacle qu'on ne risque pas de voir de sitôt à Fès où les fourgons mortuaires sont souvent bloqués dans les ruelles de la ville, par la faute de capricieux automobilistes ! L'attitude digne de ces Tunisiens face à la mort me serre la gorge. Face au café, l'aire de stationnement nous édifie davantage sur ce civisme qui fait place à l'autre sans heurts ni bassesses. Ici, le gardien de voiture n'a pas droit de cité. Il existe des zones bleues et des zones rouges, c'est tout. Une jeune femme descend de son véhicule sans le fermer, laissant son sac en vue, sur le siège avant droit. Elle s'engouffre dans l'une des ruelles de la médina. Lorsqu'elle revient, une demi-heure plus tard, nous sommes toujours attablés. Ni son véhicule ni le sac qui y était laissé n'ont été volés. Faire coexister harmonieusement l'automobile et l'homme dans toutes les cités du monde n'est pas chose aisée. Le rapport du Tunisien à la voiture est pacifié. Aucune angoisse particulière en traversant une large avenue. Les piétons se font un plaisir à marcher non pas au beau milieu de la rue, mais sur des trottoirs qu'aucune activité informelle n'est venue squatter. Monastir fait partie de ce qu'on appelle ici le triangle d'or, qu'elle forme avec Sousse et Mahdia. La ville du «Combattant Suprême» accueille 120.000 étudiants partagés sur 13 facultés dont la célébrissime faculté de médecine. Nombre de nos médecins y ont fait leurs études avant d'accomplir leur internat dans le CHU Fattouma Bourguiba. Petit bourg insignifiant du temps de Bourguiba, Monastir compte aujourd'hui pas moins de 65 hôtels ! Une rue au nom d'un négociant marocain Tunis se réveille. Il est 7 heures du matin. Le métro -qui ne compte pas un seul mètre de parcours souterrain- serpente en voies ferrées qui coexistent paisiblement avec les artères de la ville. Chacun s'active pour rejoindre son lieu de travail. A l'intersection de l'avenue Bourguiba et de la rue Abderrazak Chraïbi, trône l'imposant ministère de l'Intérieur. Aucun barrage, aucune barrière ne bloque la fluidité du trafic automobile ou piétonnier. On se croirait devant le ministère de la Culture de chez nous ! Qui peut donc bien être ce «Abderrazak Chraïbi» dont le nom a été donné à une rue aussi stratégique ? «Un négociant marocain qui a choisi de faire racine dans une Tunisie qui compte non seulement des Chraïbi, mais aussi des Skalli, des Amrani et même des Alaoui», me dit-on. Nous nous attablons au «Grand Café du Théâtre». Dans ce pays où la culture n'est pas un vain mot, l'édifice du Théâtre municipal de Tunis est régulièrement entretenu. Il n'a pas connu le même sort que son alter ego casablancais qui fut purement et simplement rasé par la force d'une décision municipale votée à l'unanimité sous l'impulsion zélée de l'ex-gouverneur Fizazi ! La gentillesse du serveur du café m'encourage à l'interroger sur la programmation du Théâtre voisin. Il disparaît quelques instants à l'intérieur du café et revient avec la belle plaquette du programme annuel qu'il m'offre avec un joyeux «marhba !». En fait, dans ce pays minuscule, qui se sait extrêmement fragile en ces temps de déperdition à la fois mondialiste et totalitaire, on a instauré une tradition budgétaire qui élève le socio-éducatif et le culturel bien au-dessus de la Défense et de l'Intérieur. Jamais en-dessous de 30% ! Au temps de Bourguiba, et jusqu'à l'aube des années 80 du siècle dernier, on a souvent dépassé la barre des 60%. Aujourd'hui, le taux de scolarisation atteint plus de 97% et celui de l'alphabétisation frôle les 80%. C'est peut-être cette réalité tangible, bien plus que tous les dispositifs sécuritaires musclés mis en place par le régime, qui immunise la Tunisie contre la pandémie obscurantiste régionale et transnationale. D'autant que le pays ne compte quasiment pas un seul bidonville sur son territoire. Pourtant, le foncier est très encadré. L'accès des étrangers à la propriété est très restrictif. Même pour les Maghrébins, l'acquisition est subordonnée à une enquête policière systématiquement requise par le notaire. Par ailleurs, aucun étranger n'a pu à ce jour s'installer au cœur d'une médina tunisienne. «Les médinas gardent les séquelles indélébiles des violences commises en leur sein par les Européens, notamment espagnols et français», nous dit Mohamed Raja Farhat, dont nous publions par ailleurs une interview instructive. Pourtant, ces restrictions n'empêchent point la Tunisie d'accomplir les exploits touristiques que l'on sait. Un autre exemple à méditer par nous autres Marocains. L'imaginalis populi maghrébin dit de l'Algérien qu'il est trop fier, du Marocain qu'il est un seigneur et du Tunisien qu'il est opportuniste. En fait de fierté, l'Algérien n'est qu'écorché vif pour avoir totalisé plus de quatre siècles de domination ottomane et 130 ans de colonisation française. En fait de magnanimité seigneuriale, le Marocain porte en lui cette espèce de mégalomanie qui lui a été transmise par une très longue pratique féodale que se partageaient le Makhzen et les Caïds des terres «Siba». Quant au Tunisien, il a acquis, grâce à l'application bourguibienne, ce sens inouï de l'opportunité que confère le statut de «petit pays». Bien grand, en vérité.