Philosophe de la liberté et du contrat social, Jean-Jacques Rousseau est le précurseur des démocraties modernes. Chose moins connue, il se méfiait comme de la peste des progrès techniques et scientifiques… JJ Rousseau est considéré à juste titre, comme l'un des plus grands penseurs de la liberté, mais pas n'importe laquelle, puisqu'il s'agit d'une liberté encadrée par la loi. Il peut sembler étonnant de rapprocher deux choses qui semblent si éloignées, et pourtant tel est le véritable apport de Rousseau, que d'avoir défini la liberté comme étant d'abord une liberté citoyenne : le peuple se soumet aux représentants qu'il s'est lui-même choisi ; tel est le principe fondamental de toute démocratie : un contrat passé entre le peuple et ses chefs, avec comme objectif l'intérêt général. L'on connaît donc Rousseau défenseur des libertés et pourfendeur des inégalités sociales, mais connaissez-vous Rousseau ennemi de la civilisation ? Plus précisément, d'une certaine idée de la civilisation. Oui, tel est bien le paradoxe fécond de ce penseur que d'avoir à la fois prôné la démocratie et combattu ses méfaits sociaux. Quels sont ses méfaits ? Lisons : «Aujourd'hui, il règne dans nos mœurs une trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule : sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n'ose plus paraître ce qu'on est». Les avancées politiques ne s'accompagnent pas toujours d'un progrès moral ; ce que dénonce Rousseau ce sont les dérives qui naissent d'un excès de civisme : tromperie, hypocrisie sociale, culte de l'apparence, manque de personnalité, absence d'indépendance d'esprit… Comment un régime de liberté comme la démocratie peut-il engendrer de telles dérives ? Tout simplement parce que les qualités intellectuelles et les qualités morales sont deux choses distinctes ; Un professeur de philosophie à la Sorbonne avait coutume de dire : «Un homme très poli peut parfaitement être un vrai salaud en même temps». Le danger, c'est que les raffinements de la civilisation peuvent prêter à confusion : on ne sait plus distinguer l'essentiel de l'accessoire, et bien souvent c'est ce dernier qui devient primordial ; Rousseau pointe du doigt l'éducation des enfants : «Je vois de toutes parts des établissements immenses, où l'on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs. Vos enfants ignoreront leur propre langue, mais ils en parleront d'autres ; ils sauront composer des vers qu'à peine ils pourront comprendre». Le texte est glaçant d'actualité ; force est de constater qu'une partie des jeunes marocains passe leur temps à apprendre des choses qui ne leur serviront jamais, et surtout des choses qu'ils oublieront. Ce dont il s'agit, c'est de distinguer entre deux domaines, celui de la culture et celui de la technologie ; et aujourd'hui l'on constate que le second prend progressivement le pas sur le premier. Fatigue intellectuelle En tant qu'homme de lettres et aussi en tant que penseur politique, Rousseau était un fervent partisan de la liberté et de l'égalité entre les hommes, il prônait un régime qui soit régi par un contrat social juste et équitable. Seulement, il a très tôt pris conscience des méfaits inhérents à toute civilisation démocratique : la liberté, oui, mais la responsabilité doit nécessairement l'accompagner, surtout à une époque comme aujourd'hui où la technologie progresse à pas de géant, et où bien des adultes sont dépassés. Prenons l'exemple d'internet, formidable outil pour la connaissance et la communication. Les services que propose cet instrument technologique sont considérables, et nos vies ont été transformées par cette invention. Seulement se pose la question de l'usage de cet outil. Internet a pénétré toutes les sociétés du monde, et la société marocaine ne fait pas exception. Cela est une bonne chose, mais souvenons-nous de ce que disait Rousseau sur l'éducation des enfants, nous pourrions facilement appliquer ses réflexions à l'usage que font les jeunes d'internet aujourd'hui. Promenez-vous dans n'importe quelle ville du royaume, très vite vous tomberez sur un cybercafé, et il y a de fortes chances qu'il soit fréquenté majoritairement par des très jeunes. Poussez l'expérience plus loin : observez la localisation de ces espaces internet, beaucoup d'entre eux se trouvent à proximité des collèges et lycées. Continuons : rentrez dans un de ces cybercafés entre midi et deux, vous y trouverez beaucoup de jeunes collégiens et lycéens les yeux rivés sur l'écran de l'ordinateur, soit pour jouer, soit pour tchatter avec on ne sait trop qui… Résultat : les heures de repos de ces jeunes se transforment en heures d'excitation et de fatigue intellectuelle (tout le monde sait que la vue continue d'un écran lumineux fatigue les yeux, et donc le cerveau, et par conséquent diminue la faculté de concentration). Il s'agit là d'un exemple typique d'une dérive de la technologie, et ici nous pouvons comprendre, comment un même auteur peut à la fois prôner la liberté civique et la démocratie et se méfier des progrès de la civilisation. Il est vrai que la position de Rousseau est radicale ; l'auteur du Discours sur les sciences et les arts fustige littéralement tout ce qui relève de ces deux domaines. Nous ne le suivrons pas sur ce chemin, néanmoins les questions qu'il soulève sont d'actualité et intéressent notre société dans son cœur même : sa jeunesse. Si notre philosophe se méfiait des sciences et de la technologie, c'est en raison de leurs conséquences néfastes sur les qualités morales des gens, et particulièrement des jeunes. «Si nos sciences sont vaines dans l'objet qu'elles se proposent, elles sont encore plus dangereuses par les effets qu'elles produisent». Revenons à internet et essayons de voir ces effets négatifs. Le premier est d'ordre intellectuel : les jeunes qui usent d'internet pour se divertir utilisent un vocabulaire relativement pauvre, et surtout ils ne respectent pas la syntaxe de la langue : ils écrivent de façon phonétique (c'est-à-dire comme le mot s'entend et non comme il s'écrit véritablement) ; à la longue, cela finit par produire des lacunes irrémédiables… Le second effet négatif de l'usage d'internet par les jeunes est autrement plus grave : il concerne la moralité de notre jeunesse. Des rapports sur internet et les jeunes fleurissent régulièrement, tous insistent sur cette nouvelle criminalité inhérente à internet : demandes en mariages faites à des mineures, propositions de pédophilies, libre accès à la pornographie…. Avec la civilisation, être et paraître sont devenus deux choses différentes disait notre auteur; cela s'applique à merveille à internet. Dans l'univers anonyme de la toile, chacun est libre de se présenter et de paraître comme il l'entend ; telle collégienne est censée parler à un jeune de son âge, qui en réalité a l'âge de son père… Ce sont donc de nouveaux comportements qui apparaissent et qui étaient inconnus auparavant ; un usage non-contrôlé de l'outil internet provoque des dérèglements moraux graves, d'autant plus qu'il s'agit de jeunes, de très jeunes même… Cette dérive de la technologie, c'est cela qu'avait vue Rousseau. Il ne s'agissait bien entendu pas d'internet à son époque, mais l'influence des techniques sur les modes de vie, et parfois l'influence négative, cela notre penseur l'avait parfaitement compris avant tout le monde. Abdou Benyacine