Selon le point de vue géopolitique que je défends dans mon ouvrage Le Sahara. Liens sociaux et enjeux géostratégiques et que j'ai eu du reste le privilège de vous présenter en avril 2009, il existe une ellipse des crises qui s'étend de l'Atlantique à l'Indus, englobe tout le Proche-Orient, embrasse même une partie des républiques de l'Asie centrale. L'existence de cette figure géopolitique n'est pas une simple vue de l'esprit ou le phantasme de quelque néoconservateur. Pour la voir émerger, pour déceler ses contours se dessiner sur une mappemonde, il suffit de superposer les données réelles et prospectives dont nous disposons, qu'elles soient environnementales, démographiques, politiques, économiques, de morphologie sociale etc. L'archipel des Canaries, le Maroc, la Mauritanie, et certains pays du Sahel, comme le Mali et le Niger, se situent à l'ouest du grand axe de cette ellipse, plaque tectonique instable qui renferme en elle de nombreux conflits en puissance ou en acte. Sans doute des causes de belligérance, d'états de guerre aussi, existent-ils presque partout dans le monde ; aucune région du globe n'enferme toutefois en son sein ceux qui, réels ou potentiels, caractérisent cette zone oviforme dont les forces internes et la structure en font un sujet de méditation exceptionnel et mérite une attention particulière.
Définir la région est assurément une opération complexe. Nous disposons néanmoins des données sociologiques, historiques, politiques et économiques qui nous permettent d'en tracer les contours en minimisant les erreurs possibles. Personne aujourd'hui ne peut prétendre ignorer les nombreuses tensions récurrentes, les éruptions ponctuelles, les signes précurseurs d'une persistante déstabilisation partielle ou totale de cette région. Il est aisé de les dénombrer. Peut-on les prévenir, désamorcer les plus dangereux à tout le moins ? Il existe au moins deux solutions extrêmes aux conflits endémiques qui secouent cette partie de la planète et qui risquent au demeurant de se multiplier, de s'aggraver même. La première est celle d'une pax imperialis, une paix impériale dictée. Elle se veut globale. Elle est exogène. Pour des raisons évidentes dont je rappelle ici les trois plus importantes, ses chances de succès sont, à mes yeux, presque nulles. Elle exigerait en premier lieu de telles forces économiques, militaires et idéologiques que je ne vois aucune puissance ou alliance de puissances qui serait en mesure de venir à bout de ces problèmes. En deuxième lieu, en raison de leurs intérêts multiformes, économiques et stratégiques notamment, dans la région, ces puissances font elles-mêmes partie du problème au lieu d'en être la solution. Enfin, la superposition des inégalités et des déséquilibres entre les groupes sociaux y est telle qu'il me semble difficile d'imaginer des solutions identiques et valables pour toute cette vaste aire. Parce qu'elle était fondée sur des analyses sous-tendues par une idéologie planétaire aux prémisses erronées, la doctrine de l'administration Bush selon laquelle il fallait remodeler une partie de cette région fut un échec qu'il serait utile de méditer. Plus modestement encore, les successifs plans stratégiques américains qui visaient à préserver notre région de la menace d'Al-Qaïda n'ont guère été couronnés d'un franc succès. Contrairement à la première solution qui est autoritaire et procède selon un modèle descendant, de haut en bas (Top-Down) ; la deuxième est ascendante (Bottom-Up). Elle est locale, endogène et se fonde sur les principes d'une forme de démocratie participative dont on voit ici et là quelques expériences timides mais sur laquelle, à mes yeux en tout cas, on n'a pas encore assez réfléchi et théorisé. Peut-être est-il en effet trop tôt pour le faire. Elle a pour point de départ une région homogène. Ces principes qu'elle mettra à l'œuvre seront progressivement traduits dans le réel, acclimatés et s'étendront graduellement selon le modèle de diffusion horizontale par propagation d'un élément à un autre. Elle exige que l'on change de l'intérieur les liens sociaux et politiques selon la demande sociale et les valeurs universellement admises, que – paraphrasant Rousseau – l'on «force les citoyens» à accepter plus de liberté, qu'ils soient maîtres de leurs choix, de leurs décisions, de leur destin, qu'ils ne soient plus de simples consommateurs de biens politiques, que l'on aide la région à se développer, à réduire les inégalités entre les hommes qui la composent, à accéder à la modernité, à atteindre un point de non retour vers des pratiques non démocratiques surannées. On comprendra que de telles transformations systémiques supposent que les conditions d'une nouvelle répartition des pouvoirs soient satisfaites ; on conviendra qu'elles s'inscrivent bien entendu dans la longue durée. Définir la région est assurément une opération complexe. Nous disposons néanmoins des données sociologiques, historiques, politiques et économiques qui nous permettent d'en tracer les contours en minimisant les erreurs possibles, en évitant les sujets de contestation des sociétaires, en les associant à la construction de cette entité politique. En tant qu'organisation territoriale qui a une unité économique, une cohérence sociologique et surtout un projet d'avenir, la région pourrait jouer le rôle d'incubateur et de matrice de ces corps intermédiaires qu'Alexis de Tocqueville voyait comme l'une des conditions de l'exercice de la démocratie et que Montesquieu estimait être un des garants de la liberté. Ce point archimédien du changement qu'est la région serait en mesure d'aider à transcender l'antinomie qui oppose une société atomisée, amorphe, et l'Etat-démiurge dont les compétences ne sont à vrai dire ni universelles ni en mesure de résoudre certains problèmes locaux, démocratiques, identitaires. Sans prétendre être un exégète autorisé du dernier discours royal, c'est bien là, me semble-t-il, la solution préconisée par Sa Majesté le roi du Maroc et l'un des objectifs que vise à mon sens la régionalisation avancée qu'il propose. Le discours royal n'impose aucune limite à la réflexion ; il n'interdit aucune audace intellectuelle. Seuls sont considérés comme intangibles l'unité du pays, le régime monarchique garant de cette unité, la religion. Rien n'interdirait donc que la population de la région puisse se doter d'une assemblée démocratiquement élue dont le mode d'élection est à définir. A la condition qu'elle n'entre pas en conflit avec certains postulats de ce que l'on pourrait qualifier d'axiomatique politique nationale, rien ne s'opposerait à ce qu'elle soit à même de disposer des pouvoirs les plus étendus, législatif, exécutif et peut être même de bénéficier d'une décentralisation et d'une déconcentration judiciaires qui rendront de grands services aux justiciables comme aux plus hautes instances juridictionnelles.
Par Mohamed Cherkaoui Directeur de recherche Centre National de la Recherche Scientifique et Université de Paris Sorbonne