No Country For Old Men, comme un titre de Faulkner, cette amérique sudiste où les frontières entre la vie et le fantasme, le mythe moderne et sa négation, la pure réalité sont aussi confus que le sixième jour de la création. Les Frères Coen, Ethan and Joel, réécrivent une certaine histoire américaine, celle commencée avec Blood Simple, Miller's Crossing, Fargo, Barton Fink, le Grand Saut ou encore Big Lebowski et Lady Killers. Un cinéma rare, épuré, foisonnant, dithyrambique, épique. Un film aux allures de grande expédition dans le futur du cinéma entre littérature et images. C'est un polar, sans prétention. Mais un film noir qui ne ressemble à aucun autre. Enraciné dans une vision cinématographique où les influences de Reed et Sturges sont toujours là, mais le travail des frères Coen échappe au catalogue des genres. Le film est une adaptation d'un grand roman américain de Cormac McCarthy intitulé aussi No Country For Old Men, traduit par «Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme». Livre à part, avec ceux de Jim Harrison, dans la littérature américaine moderne. Les notions propres à ce type d'écriture ont inventé une nouvelle approche des mots et des situations auxquelles ils donnent corps. Bref, nous avons lu ce livre de McCarthy et une des phrases de ce roman est au cœur du film des Coen : «On dit que les yeux c'est les fenêtres de l'âme. Je me demande de quoi ces yeux-là étaient les fenêtres et je crois que j'aime mieux ne pas le savoir. Mais il y a un peu partout une autre vision du monde et d'autres yeux pour le voir et on y va tout droit. Ça m'a amené à un moment de ma vie auquel j'aurais jamais pensé que j'arriverais un jour. Y a quelque part un prophète de la destruction bien réel et vivant et je ne veux pas avoir à l'affronter. Je sais qu'il existe. J'ai vu son oeuvre. Je me suis trouvé une fois en face de ces yeux-là. Et je ne recommencerai pas. Et je ne vais pas pousser tous mes jetons sur le tapis et me lever pour le défier. Ce n'est pas seulement à cause de mon âge. Je voudrais bien que ce soit ça la raison. Je ne peux même pas dire qu'il s'agit de savoir à quoi on est prêt. Parce que j'ai toujours su qu'il faut être prêt à mourir rien que pour faire ce métier. Ça a toujours été vrai. Ce n'est pas pour me vanter ni rien mais c'est comme ça. Si t'es pas prêt ils le sauront. Ils le verront. En un clin d'œil. je crois plutôt qu'il s'agit de savoir ce qu'on accepte de devenir. Et je crois qu'il faudrait jouer son âme. Et ça je ne le ferai pas. Je pense à présent que je ne le ferai sans doute jamais». Dans un sens, c'est l'histoire des humains en mots simples qui décrivent l'impossibilité du savoir. L'art de jouer son âme Scénario solide, dialogues affûtés, caractères coupés au hachoir, c'est le cinéma des frères Coen. Mais le roman dont ils se sont servis pour faire leur voyage dans le Sud est aussi un morceau de choix. Une chasse à l'homme, un polar basique qui a des allures de voyage sacré aux fonds de l'âme humaine, c'est cela le film des natifs du Minnesota et vivant à New York. Du Sud au Nord, comme un ancrage du cœur, ce cinéma s'appuie sur des archétypes comme la mythologie. La terreur incarnée par Javier Bardem, l'autorité campée par Tomy Lee Jones et la folie que joue Josh Brolin. Une trinité, comme dans les livres sacrés, ce qui donne à ce film déjanté des allures de grande messe de doute. Ne cherchons pas à définir les notions du bien et du mal, pas plus que nous ne sommes à même de déceler le vrai du faux, tenons-nous en aux choses primaires, ces détails de la vie??: une poignée de main, un sourire, une démarche, une arme, une pensée, bien que cette dernière soit aussi volatile que la croyance. Ce cinéma est fait de choses qui s'étiolent, s'évanouissent aussitôt qu'elles sont données à voir. On capte pourtant que le mal n'est pas mal, pas plus que le bien n'est beau et bon. Mais que les hommes sont multiples et variés en une seule personne. Qui a dit qu'on ne plonge pas dans le même fleuve deux fois ? L'homme sans âge a cette faculté de se régénérer du seul fait qu'il se pense sur une trajectoire. Et ce film est un voyage, une route, un chemin de traverse. Peu importe cette cavale et la course poursuite engagée derrière, l'histoire qui se tient dans ce cliché polarisé peut se suffire à elle-même, mais nous sommes chez les Coen. Les apparences restent telles, mais leurs fluctuations ont pour but de nous emmener plus loin. D'abord le crime. Une notion ambiguë, mais réelle. Il faut bien lui trouver une source, ou alors le plonger dans l'absurde. Les deux versions sont valables dans ce film. Et pas de rédemption possible, malgré quelques relents pseudo-bibliques (ancien testament). La faute, le sens du péché sont bannis de cette réflexion. Ce qui prime, ce sont les actes et leurs signifiances dans le moment. Les interprétations sont à faire après, si le cœur nous en dit, mais avec les Coen, mieux vaut se tenir à ce qui est donné à voir. Plus loin que Fargo, plus dense que Le Grand saut et O' Brother, ces périgrinations sont empruntes de folie et de démesure. Ce qui confère à ce cinéma une tonalité à part où plus on tente les digressions, on se plante, puisque le scénario dit strictement ce qu'il dit en dehors de toute velléité de le transmuer en message pseudo-moral ou moralisateur. Appuyé sur une mise en scène laconique, économe et sobre, le film livre une façon de faire qui ne rejoint aucun genre, en n'en créant aucun. Nous sommes à mi-chemin entre la littérature et le septième art. Entre deux frontières qui disent bien leurs noms. Le cinéma prend ici une dimension première???: l'art de mettre les images au service des pensées, les idées au service de ce qui fuit, comme un homme en cavale. Réalisé par Joel Coen et Ethan Coen Avec Tommy Lee Jones, Javier Bardem, Josh Brolin, Woody Harrelson, Kelly Macdonald, Garret Dillahunt, Tess Harper, Barry Corbin, Stephen Root, Rodger Boyce… Prochainement en salles au Maroc.