Les chiffres de la psychiatrie au Maroc sont éloquents : 48,9% des Marocains présentent un trouble mental, et les diagnostics ont répertorié pas moins de vingt-cinq types de maladies mentales, dont sont atteints nos concitoyens. 2% de Marocains, soit 600.000 individus, souffrent d'un trouble mental sévère, dont 1% est atteint de schizophrénie et 1% de trouble bipolaire ou maniaco-dépression. 26,6 % souffrent de dépression, pratiquement le 1/4 de la population. Une batterie de statistiques qui révèle à la fois l'urgence de se pencher sur la psychiatrie au Maroc, la nécessité de la prise en charge par l'Etat et donc le ministère de tutelle, celui de la Santé publique, et surtout l'octroi d'un budget conséquent pour les soins, parce qu'un peuple malade (48,9% des Marocains) est tout simplement non-productif. C'est dire les enjeux à la fois sociaux, économiques et humains dont il est question ici. La psychiatrie, le parent pauvre de la santé publique au Maroc et le ministère de la santé, lui-même, pâtit d'un manque de budget qui porte à conséquences. C'est simple, selon l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) le budget alloué à la santé devrait être de 10% ; il n'est que de 5% au Maroc, soit une réduction de moitié qui crée dans son sillage tant de dysfonctionnements et de dérapages. Une foule de problématiques annexes découlent directement de ce manque de moyens dû à un budget maigre : la corruption qui fait ravages dans les hôpitaux est la première conséquence. Car, comme nous l'a confié un médecin traitant au centre universitaire de psychiatrie de Casablanca : « les familles sont aux abois devant les problèmes de santé de leurs proches. Ils sont prêts à payer pour accéder aux soins les plus élémentaires. Je n'incrimine personne ici, mais je mets le doigt sur une réalité.» Et de fait, un père dont le fils souffre est disposé à graisser la patte à un infirmier pour que l'on puisse lui administrer les soins nécessaires. Un cercle vicieux qui ne pourrait être aplani que si le budget de la santé est remis aux normes mondiales. Driss Moussaoui, professeur de psychiatrie à la Faculté de médecine de Casablanca, qui travaille au centre universitaire de psychiatrie depuis 28 ans, est clair : «Vous savez, en 1962-1963, le budget alloué à la santé était de 9% alors qu'aujourd'hui, avec tous les changements que la société marocaine a connus, nous sommes passés à 5%. Le problème est là : la santé devrait être prioritaire car, comment voulez-vous qu'un peuple malade soit productif ! C'est impossible. Aujourd'hui, beaucoup d'efforts sont mis en œuvre et nous en sommes satisfaits, mais il faut plus, et la psychiatrie doit bénéficier de plus d'intérêt. Car les dégâts occasionnés par les troubles mentaux sont graves. Pour nous, c'est une urgence.» Familles, psychiatrie et soins L'urgence est visible à tous les niveaux. Prenons d'abord le volet des chiffres. Nous avons dit plus haut que 600.000 Marocains souffrent de trouble mental sévère, entre schizophrénie et trouble bipolaire ou maniaco-dépression. Nous sommes là devant des cas qui nécessitent une prise en charge au sein d'un établissement spécialisé, des soins adaptés, une surveillance accrue. Mais la réalité du terrain, telle que nous l'avons constatée, durant ce reportage, est tout autre. Pour 600 000 malades, le Maroc dispose uniquement de 350 médecins : «le chiffre parle de lui-même. Je crois que nous n'avons pas besoin de le commenter», souligne le professeur Driss Moussaoui. 600 000 patients souffrant de maladies graves avec 350 médecins et uniquement 1950 lits dans tout le pays. «Je vais vous dire comment les choses se passent, explique un médecin du centre. Il y a des fois, nous sommes obligés de remettre des malades à leurs familles parce que nous sommes confrontés au manque de places, de médicaments et aussi de médecins. Une simple lecture des chiffres dont nous disposons, et vous allez vous rendre compte de l'aberration. Ici au Centre psychiatrique de Casablanca nous n'avons que 104 lits. Comment résoudre une équation comme celle-ci. Un nombre croissant de demandes et un nombre réduit de lits. Nous sommes face au mur et du même coup aculés à faire avec les moyens mis à notre disposition. » Et en médecine, il n'y a pas de miracles : seuls les moyens arrivent à créer des solutions; l'argent est ici comme ailleurs le nerf de la guerre et la psychiatrie au Maroc, malgré le dévouement de médecins comme Driss Moussaoui et d'autres que nous avons rencontrés, qui ont presque consacré leur vie au service des malades. Mais sans un budget conséquent, sans une prise réelle des responsabilités, sans un travail de fonds en termes de formation des médecins traitants, de disponibilité des places et de médicaments, sans être alarmiste, la guerre contre la schizophrénie et la maniaco-dépression est loin, très loin, d'être gagnée. Le dahir de 1959 L'un des principaux problèmes auxquels doivent faire face les médecins du centre universitaire de psychiatrie de Casablanca est le manque de médicaments. Comme plusieurs médecins nous l'ont confié, des cas, même très graves, sont quotidiennement remis à leurs familles « à cause du manque de médicaments.» Un cas remis à sa famille équivaut à un arrêt subit de traitement, ce qui est médicalement très grave. Mais le centre n'y peut absolument rien. Et ceux qui incriminent facilement doivent aller faire un tour pour juger d'eux-mêmes ou alors demander des comptes au gouvernement qui ne concède que 5% de budget au ministère de la santé. Pourtant comme l'a si bien expliqué le professeur Driss Moussaoui : «le dahir de 1959 stipule de manière limpide que les malades mentaux doivent avoir accès gratuitement aux médicaments». Inutile de dire que ce dahir n'a jamais été appliqué ni dans ce cas ni dans d'autres. En tout cas, des médicaments gratuits, c'est du jamais vu au Maroc. Et les malades relevant de la psychiatrie, qui doivent bénéficier d'une prise en charge médicamenteuse à 100% ne l'ont jamais été, et ce n'est pas près de changer. Un autre praticien du privé nous dira que les lois et les dahirs «sont souvent édictés pour ne pas entrer en vigueur, ils font office de frein pour d'autres lois et dahir comme dans un cercle vicieux ». Cette teinte d'ironie noire est justifiée, surtout que le désarroi des familles est incommensurable. Et là Driss Moussaoui touche du doigt un point d'une clarté absolue : « selon l'OMC, nous devons avoir au moins 600 lits à Casablanca, mais nous n'en avons que 104 ». Pourtant, malgré cette teinte de pessimisme devant la réalité crue du terrain, il faut souligner à la décharge du ministère de tutelle, celui de la Santé que Mohamed Cheikh Biadillah, le ministre de la santé, est très sensible aux problèmes liés aux maladies psychiatriques au Maroc et fait d'énormes efforts dans ce sens, qu'on a procédé à la construction d'un service de psychiatrie de 20 lits à l'hôpital de Bouafi avec quelques lits fonctionnels. Ce n'est pas le miracle attendu, mais c'est un pas énorme compte tenu de la situation dramatique de la demande et de la disponibilité. «C'est très important, même si nous devons avoir au moins 600 lits à Casablanca. 20 de plus, c'est un acquis. En tout cas, et je le redis encore, plus de lits, plus de psychiatres, plus de budget, plus de médicaments, c'est l'urgence. Sans oublier un point important aussi, c'est que sur les 350 psychiatres qui officient dans ce domaine, une centaine travaille dans le privé et beaucoup sont encore en formation. C'est dire que le problème des médecins est capital ». L'impact humain et social L'enjeu est de taille. Nous sommes devant une priorité nationale, mais, selon toute vraisemblance, le gouvernement n'a pas pris pleine mesure du danger et des dégâts occasionnés par les maladies psychiatriques au Maroc. La santé reste à la traîne, et les mutations sociales imposent de nouvelles visions politiques. Et là, il faut encore une fois laisser les chiffres dicter les directives à suivre : nous avons parlé de 48,9% de patients présentant un trouble mental. Un Marocain sur deux. C'est déjà plus que des maladies cardiaques liées à l'hypertension, par exemple, que présente un Marocain sur 3, plus que les diabétiques, 8%, plus que les patients souffrant d'asthme car, il faut le savoir, 40% d'enfants vivant dans des villes souffrent de problème liés à l'asthme. Pour les autres types de maladies que l'on vient de citer, la donne est différente, : plus de médecins, le privé est très actif, les médicaments sont disponibles, les cliniques et les hôpitaux peuvent accueillir un bon nombre de patients. Mais les malades psychiatriques qui présentent un taux effarant, doivent se contenter des 1950 lits pour tout le Maroc. Et c'est là une équation au premier degré qui met tout le monde au défi pour la résoudre. Et avec les 104 lits de Casablanca, plus les 20 de l'hôpital Bouafi, il faut ajouter ceux de Tit Mellil, un total de 100 lits. Mais là, les pensionnaires sont pour la majorité des patients médicaux légaux ou de longue durée, ce qui veut dire que les places sont occupées pour très longtemps, et le manque de roulement aggrave la situation. Il faut aussi ajouter à cela une autre note positive. Un bienfaiteur vient de construire un hôpital de 20 lits qui n'officie que de jour, mais c'est encore une fois un autre pas en avant pour pallier le manque de places. «Des initiatives comme celle-ci sont très importantes, et il faut que nous capitalisions sur ce sens humain des bienfaiteurs. Mais le gouvernement doit impérativement augmenter le budget de la santé, avec une bonne part réservée à la santé mentale, véritable priorité de la santé au Maroc. Il n'y a pas d'autres solutions, c'est clair ». Dans ce sens, il faut souligner que l'attitude courageuse du ministère de la santé qui a tenu une réunion publique en février 2007, verse dans ce sens que la santé est une priorité nationale qui devrait être le souci de tous les Marocains. Le droit aux soins est un droit élémentaire, il ne faut même pas le rappeler. Avec les élections qui se profilent, on le voit déjà : la santé fait toujours figure d'outsider et de cinquième roue du carrosse, c'est dire que nous avançons de façon bipolaire : un gouvernement qui ne veut pas voir les problèmes de la santé au Maroc, et la société, qui elle pâtit de cet aveuglement. Centre universitaire psychiatrique Ibn Rochd Etat des lieux Nous avons fait un tour dans le centre universitaire psychiatrique Ibn Rochd pour voir de très près, quelle est la situation actuelle du centre et l'état des patients. Contrairement aux idées reçues, nous ne sommes pas dans une prison, encore moins dans un dépotoir comme d'autres peuvent le penser. Ce n'est pas le luxe, loin s'en faut, mais ce n'est pas, non plus des lieux délabrés que nous avons visités. L'état de salubrité est correct, sans plus. Des couloirs propres, un jardin au gazon fraîchement taillé, des arbres qui semblent arrosés quand il le faut, et des aires pour le sport. Bref, un espace qui prête au repos, bien qu'il soit situé presque dans une zone de trafic entre Moulay Driss 1er et la rue Tarik Ibnou Ziad. Mais une fois dans l'enceinte du centre, on sent le calme et le retrait. Ce sont là déjà deux ingrédients de base pour ce type d'établissement. Le centre est composé de plusieurs services : • Un service dit fermé-homme qui dispose de 40 lits pour les patients • Un autre service similaire de 20 lits dit fermé-femme • Un autre service appelé ouvert-homme de 40 lits • Un services des urgences qui dispose de 4 lits qui sont des isoloirs pour les cas les plus graves et les situations urgentes. • Un service de consultation • Un service d'ergothérapie qui dispense des soins par le jeu et différentes activités sportives de caractère collectif comme le football, le basket et le volley Ball. Ce dernier service d'ergothérapie est très important, comme nous l'a bien expliqué le professeur Driss Moussaoui. Il permet d'abord de tisser des liens entre les patients qui ne se sentent plus seuls ou livrés à eux-mêmes. Ce type d'activités sportives fait en sorte que les patients restent en mouvement, ce qui réduit de beaucoup les effets dûs aux médicaments qui entraînent souvent des états de somnolence. Plus d'exercices, c'est donc plus de réaction positive aux soins médicamenteux. Et c'est une thérapie capitale qui maintient le corps en mouvement et en activité et qui permet au patient, à la fois de bénéficier de calme et d'un temps pour le défoulement en groupe. Témoignages Le quotidien des familles Nous avons parlé à plusieurs parents de patients admis au centre universitaire psychiatrique Ibn Rochd à Casablanca. Le sentiment général est celui de l'amertume. Mais un désespoir qui ne vise pas le centre en lui-même, mais toutes les conditions humaines et les difficultés qu'ils rencontrent. Ils savent qu'il n'y a pas assez de lits au centre, et des fois, ils sont obligés de reprendre leurs proches : «nous avons fait admettre notre fils de 23 ans au centre parce qu'il se droguait et il est devenu très violent. Nous avons passé des semaines entières à encaisser ses colères et ses coups. Il a même frappé ses sœurs et a porté la main sur son père. Mais une fois au centre, nous avons vu beaucoup de changements. Nous avons pu le visiter, lui apporter à manger, mais un jour, on nous a dit qu'il devait sortir parce qu'il y a des cas plus urgents. Une fois à la maison, il a repris la drogue, les pilules qu'il prenait dans la rue et la violence a repris aussi». Ce que raconte ici cette mère est symptomatique d'une situation vécue par plusieurs familles. Devant le nombre très réduit des lits, à un moment ou un autre, certains patients doivent céder la place à d'autres. «Oui, c'est très grave, explique le professeur Driss Moussaoui, c'est une rupture de traitement tout simplement. Les conséquences sont prévisibles. Des rechutes sévères et le cercle reprend de plus belle. Nous en sommes conscients, mais nous n'avons aucun choix. » Pour les familles, l'impossibilité de gérer les malades proches est un véritable calvaire : «Au centre, il y a une discipline à suivre, confie la sœur d'un jeune homme hospitalisé. Mon frère doit respecter les horaires de la prise des médicaments et surtout il est face à des médecins et des professionnels. Mais une fois, qu'il est revenu à la maison, il ne voulait plus prendre ses médicaments. Là les problèmes ont commencé et un soir, il a tenté de se suicider avec un couteau ». D'autres cas sont plus graves encore : l'exemple d'une fille admise au centre qui a dû, après quelque temps, céder sa place à une autre, s'est retrouvée chez elle et a complètement perdu le contrôle de tout. Elle a tenté de se suicider en buvant de l'acide. C'est sa mère qui lui a retiré la bouteille de la bouche. Plus de peur que de mal, mais cette jeune patiente devait être reprise immédiatement au centre : « Nous y sommes allés, mais il n'y avait pas de place. C'était invivable pour nous tous. Elle, la pauvre, se tapait la tête contre le mur, et ma mère était effondrée. Mais on nous a dit qu'il n'y avait pas de lit ». Et les cas sont légion qui témoignent tous de l'urgence de la situation. Le centre en lui-même ne peut accueillir qu'un nombre déterminé ; le malaise des familles est immense et des jeunes patients sont perdus dans cette machinerie infernale, mais personne ne peut trouver une solution immédiate à ce problème. C'est comme le problème de la nourriture des patients. Le centre ne peut offrir suffisamment de nourriture à tous ces résidents, c'est un fait. Encore une fois, faute de moyens, budget inexistant et tout ce qui s'ensuit. Alors les familles doivent apporter de la nourriture à leurs proches. Les médecins sont contents de cet état de fait, parce que pour eux un patient qui a faim est un patient perturbé qui peut devenir dangereux. «Heureusement que les familles sont là pour apporter ce qu'il faut, sinon, on ne peut pas s'en sortir avec ce que nous avons, c'est clair. La nourriture pour un malade en psychiatrie est capitale. Les médicaments qu'ils prennent les pousse à manger plus, ce qui est normal. Et comment faire quand nous n'avons pas ce qu'il faut ? Les laisser la faim au ventre ? Cela crée des situations ingérables. Non, le soutien des familles fait partie de la thérapie pour nous et nous y comptons beaucoup ». Voilà donc, d'un côté les médecins, de l'autre les familles. Et au milieu des centaines de patients qui veulent s'en sortir, qui peuvent s'en sortir, si tous les moyens sont mis en œuvre pour atteindre cet objectif. Mais la réalité est tout autre. En attendant il y a les 104 lits du centre et d'autres patients doivent retourner chez eux et le cercle vicieux impose sa loi.