Un collectif de cinq ONG (Fondation Abderrahim Bouabid, Alternatives, Transparency Maroc, Forum vérité et justice, Collectif démocratie et modernité) viennent de lancer un appel pour une réforme constitutionnelle. Cet appel est destiné, selon ses promoteurs, à « prendre acte de la préoccupation partagée par de larges secteurs de l'opinion ». La vertu d'un tel appel à la réforme de la Loi suprême du Royaume est établie. Mais son opportunité, son ampleur, ses contraintes, ses contours en termes d'instruments institutionnels et, avant tout, son urgence sont-ils pris en compte dans leur « plateforme de convergence minimale ? En vérité, cette affaire de réforme est trop sérieuse pour en confier la seule réflexion des politiques. Réfléchissons donc. Au commencement de toute velléité réformiste trône notre emboîtement institutionnel, éthique, économique, politique, géostratégique avec les feuilles de route occidentales en la matière. Pour le Maroc cela a commencé avec le projet constitutionnel de 1908. Et cela dure. L'Occident l'a exigé ; il faut s'exécuter. Faut-il obéir aveuglement à l'esprit et à la lettre de l'évolutionnisme qui impose le postulat d'une démocratie jumelle à celles qui prévalent en Occident ? A quel prix ? Quelles sont les marges permises ? Quel rapport avec les représentations de notre peuple de lui-même et de son avenir ? La marche vers la démocratie et la modernité est certes irrévocable. Mais, quelle démocratie nous faut-il ? Au-delà des questions, certes pertinentes, relatives aux attributs constitutionnels du Roi, aux pouvoirs et responsabilités du premier ministre et à la séparation des pouvoirs, Quelle modernité voulons-nous à l'heure où les constitutions des grandes nations démocratiques sont littéralement défiées quand elles ne sont pas violentées par le flux post-modernitaire ? Histoire et perspectives. Il est demandé aujourd'hui au Roi, constitutionnellement pourvoyeur de référendums, d'agréer globalement trois innovations : corser les pouvoirs du premier ministre et sa responsabilité directe face à la représentation nationale ; clarifier le statut du Roi ainsi que la distance qu'il doit observer par rapport aux pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ; repenser l'interactivité entre les centres de pouvoir et définir les latitudes de ces derniers. L'urgence est-elle aujourd'hui, alors que le pays s'est engagée dans une refonte de la cadence sur des chantiers aussi stratégiques que la mise à niveau socioéconomique, le développement humain, le parachèvement de l'intégrité territoriale…etc., aux envolées démagogiques sur la «démakhzénisation», la «dégouvernisation» de l'institution monarchique ou la neutralisation de cette institution sur les champs sécuritaires ou ministériels ? La hiérarchie des urgences constitue, il est vrai, notre principal souci à l'ère de la floraison des partis, des tendances et des «collectifs». Chacun y va de sa «démocratie» ou de sa «modernité». Revenons donc à la source. Les étudiants de première année de droit apprennent que celui-ci est avant tout la codification des valeurs plus ou moins consensuelles ; il est aussi la juridification de l'interactivité des intérêts, des mythes et des symboles d'une communauté humaine. La constitution actuelle n'est certes plus adaptée au rythme des avancées spectaculaires accomplies sur le chemin de la construction de l'Etat de droit. Mais, comme toute réforme constitutionnelle, celle de la Loi suprême marocaine doit réunir trois conditions pour prétendre à l'horizontalité spatiotemporelle, l'efficience et l'équilibre non seulement entre les différents pouvoirs, mais également entre ces derniers et les contre-pouvoirs. Les publicistes arrêtent généralement les conditions de toute réforme constitutionnelle au nombre de trois : la nécessité, la sécurité institutionnelle et l'ouverture aux valeurs universelles. Le débat autour de la question exige un retour aux sources mêmes du droit positif tel que décliné par l'Occident aux chapitres du droit des gens, des règles normatives fondamentales et des choix civilisationnels. L'histoire Depuis le VIIIème siècle, l'influence sans cesse grandissante du droit positif a pris tellement d'ampleur que les sociétés extra-occidentales, pourtant non dépourvues de droit local, se virent acculées à s'aligner sur les normes triomphantes. L'anthropologie juridique révèle cette mutation principalement sur le terrain du droit des gens. Ainsi, la Déclaration universelle des droits de l'homme, largement inspirée de la Déclaration française de 1789, s'est-elle imposée à l'ensemble des humains. Or, cette déclaration était initialement destinée à l'environnement socio-ethno-historique occidental. D'autant qu'au moins les quatre cinquièmes des nations existant aujourd'hui sur la mappemonde n'étaient guère souveraines. L'idéologie évolutionniste est passée par là. C'est, en vérité, la pensée des Lumières qui sema les premiers grains de la théorie évolutionniste par le biais de la conception linéaire et cumulative du temps. N'est-ce pas le grand Voltaire qui, comme pour justifier le commerce des esclaves auquel il s'était lui-même adonné un moment de sa vie, écrivit : «La race des nègres est une espèce d'hommes différente de la nôtre, comme la race des épagneuls l'est des lévriers. C'est de là que les nègres sont les esclaves des autres hommes» ? C'est cette même pensée qui servira de justification morale au colonialisme de l'Europe du XIXème siècle fraîchement industrialisée. C'est dans cet esprit paternaliste et «civilisateur» que Fergusson ( ) établit l'évolution linéaire en trois cycles : la sauvagerie, puis la barbarie et ensuite la civilisation. La théorie évolutionniste a continué à triompher au XIXème siècle grâce notamment à Morgan et au Xxème siècle avec A.S. Diamond ( ). Ainsi, en 1824, trente-cinq ans après la Déclaration de 1789, à l'époque d'Ampère et de Niepce, un magistrat de la Cour de cassation pouvait dire au cours d'un procès : «L'esclave est une propriété dont on dispose à son gré (…) Cette propriété est mobilière (…) toutes les fois que l'esclave n'est pas attaché à la culture, mais dans ce dernier cas, il devient immeuble par destination ; il ne jouit d'aucun droit civil ; ne possède rien qui n'appartienne à son maître (…) ne peut se marier sans le consentement de celui-ci (…) Sa postérité naît comme lui dans l'esclavage» ( ) Au XVIIIème siècle, La Rochelle était le premier port négrier du monde. A travers Marseille, Lorient, Rouen et Bordeaux, la France – prenant ainsi la suite de la majorité des dynasties arabo-musulmanes du Machrek et du Maghreb – faisait prospérer le commerce esclavagiste, au mépris des dispositions abolitionnistes de 1789. Nous étions loin du fameux «Tous les hommes naissent égaux» ! Le colonialisme, puis le fascisme et le nazisme puiseront copieusement dans la théorie évolutionniste. Pire : jusqu'à la fin des années quatre-vingt du siècle dernier, des esprits distingués pouvaient encore brandir l' «œuvre civilisatrice de la France en Afrique» ( ). La levée de boucliers autour des «bienfaits de la colonisation» témoigne de la forte présence du courant impérialiste au coeur même de la nation des Lumières. Bush et ses acolytes le crient sur le toits de leurs tanks au Cham et ailleurs. En cela, ils s'inscrivent dans une tradition «militante» inaugurée par…les Démocrates. Durant la guerre froide, le combat des Droits de l'homme devint, principalement sous Jimmy Carter, une carte géostratégique occidentale opposée au défunt Bloc de l'Est : L'Acte Final de la Conférence d'Helsinki (1er août 1975) marque l'avènement de l'activisme de l'Occident sur le terrain de l'universalisation de la Déclaration de 1948. Cet activisme s'étendit à l'Afrique par le biais de moult contraintes géostratégiques, politiques et surtout économiques exercées aussi bien par la France que par le monde anglo-saxon. C'est ainsi qu'une «Charte africaine des Droits de l'homme et des peuples» vit le jour le 28 juin 1981. Le Sommet franco-africain de la Baule fut l'aboutissement retentissant de l'activisme français en la matière. Rapports de force Nous sommes, en réalité, en face d'un rapport de forces foncièrement favorable à l'aire occidentale. Le souligner n'équivaut guère à le stigmatiser. L'Histoire ne fait qu'accomplir ses cycles rotatifs entre Orient et Occident, Nord et Sud. Les Ottomans, plus que tous les autres empires d'Orient ne se sont guère gênés pour administrer les pires humiliations ethnoculturelles, économiques, politiques, stratégiques et territoriales aux peuples européens qu'ils se sont acharnés à occuper en force. Mais au-delà de l'aspect purement militaire, c'est la mainmise mentale – pour éviter le vocable «impérialisme» - qui a présidé à l'«acculturation éthique» des peuples nouvellement arrivés sur la scène internationale par leurs anciens dominateurs. L'acculturation la plus efficace a toujours été, en effet, celle qui emprunte la voie du droit. L'Imperium romain en usa partout où ses armées purent mettre les pieds. N'est-ce pas quasiment «de bonne guerre» que l'Occident en use tout aussi superbement, sous le chapiteau d'un droit international issu de sa victoire en 1945, puis, plus tard, après son écrasement spectaculaire du communisme et, enfin, après les nombreux triomphes accomplis sous la baguette américaine dans les guerres d'Afghanistan et d'Irak. Sous les obus et la mitraille, les cartes d'états-majors remplacent les équilibres ethniques et culturels qui ont cimenté durant des siècles les aires occupées aujourd'hui par les troupes américaines et celles de leurs alliés. En Afrique, les indépendances acculèrent les élites à copier allègrement les droits des anciennes puissances coloniales. «Loin de s'inspirer des coutumes traditionnelles, les nouveaux Etats imiteront les constitutions occidentales et recourront aux codifications, symbole de développement (…) Les codifications devinrent très souvent des instruments de sous-développement juridique, dans la mesure où ils creusèrent un fossé entre le droit officiel occidentalisé» (appliqué par une élite urbaine) et les droits officieux, d'inspiration traditionnelle, que continua à pratiquer la majorité de la population. Un tel résultat apparaît plus comme une progression qu'un progrès» ( ) Les tenants du «Trend of Law» ( ) avaient ressenti alors ce décalage entre le droit moderne et les droits traditionnels. Aussi, préconisèrent-ils «le droit de chaque société d'évoluer à son propre rythme». Mais «évoluer» vers où ? Cette question que l'on dit tranchée depuis l'effritement des chimères tiers-mondistes (Bandung, Tricontinentale…etc.) et la fin du monde bipolaire n'est pas si élucidée qu'on veut bien l'affirmer. L'émergence de l' «écologisme», le combat contre les OGM, l'éveil des sociétés civiles sur le «consommer juste», le «développement durable» et la détresse du Sud animent de multiples foyers de réflexion sur la validité éthique, voire la viabilité du concept occidental du «progrès». «Si d'autres indicateurs étaient choisis (consommation d'anxiolytiques, taux de suicide, degré de stress…etc), d'autres relations de sens sélectionnées (sentiment du sacré, relation avec la nature et le cosmos, représentation de la mort et de l'au-delà…etc.) ou d'autres secteurs de la pensée envisagées (l'Einstein des systèmes de parenté fut probablement un Aborigène), les derniers deviendraient sans doute les premiers sur l'échelle du développement» ( ) Modernité Dans les sociétés arabo-musulmanes, le droit et le développement étaient «siamoisés» comme l'étaient la culture et l'économie. Or, le découplage – propre à la pensée occidentale moderne – entre l'économie et la culture intellectuelle aboutissant à autonomiser la première, n'est qu'un choix culturel. Du coup, deux «universalismes» s'affrontent au sein même du monde arabo-musulman : celui que l'Occident peut imposer à travers l'ONU, le FMI et autre Banque Mondiale, et celui que les théocrates, les mouvements islamistes, suivis en cela par les couches déshéritées de la société soutiennent avec une rage toute intemporelle. D'un côté, une infinité de droits sectoriels (rural, des affaires, de sécurité sociale, urbanistique, du travail, syndical, notarial, immobilier, des assurances, de l'environnement…etc), nés d'une évolution socio-historique spécifique et qui, de ce fait, reflètent un choix civilisationnel. De l'autre côté, un droit positif qui demeure noyauté, comme cloué à la doxa islamique, par une chari'a que les conservateurs opposent à la modernité comme on oppose une fin de non recevoir. Une chari'a élargie à tous les aspects de la vie collective et individuelle et dont l'interprétation littérale va de la négation radicale du juridisme occidental (wahhabisme, salafisme, jihadisme…) à une ouverture bien frileuse sur l'ijtihad (jurisprudence) refoulé depuis le XIIIème siècle du Dar al Islam. Méritons-nous une réforme constitutionnelle significative ? Sans aucun doute. L'opportunité réelle d'une telle réforme porte, en vérité, sur ce qu'il y a lieu d'y inclure. S'il faut «dépouiller» l'institution monarchique de l'essentiel de ses attributs simplement pour satisfaire à l' «anthropomorphisme juridique» occidental, la démarche pourrait être catastrophique à plus d'un titre. Prendre en compte la cartographie sociologique, cultuelle et ethnoculturelle du Royaume avant d'engager la nation dans un large débat sur la question, cela éviterait les retours de bâton, les rechutes et l'aventure. Il est des mutations historiques qu'il faut mettre à l'abri de la contre-productivité et, d'abord, de l'absurde. Voilà pourquoi l'audace doit, en la matière, s'armer de bon sens. Oser, c'est bien. Doser est encore mieux. Gare à l'overdose ! 1) History of civil society, 1767 2) Primitiv law, 1935 3) Jurisprudence Générale, première édition, page 674, 1er décembre 1824 4) Actes du colloque de Dakar : «1789 et l'Afrique», 29 avril 1989 5) Norbert Rouland, «L'anthropologie juridique», PUF, 1990 6) E.A. Hoebel, «The law of primitive man», 1954 7) Norbert Rouland, «Aux confins du droit», Odile Jacob, 1991