Au sein et autour des salles de prières et des mosquées, mais également aux différentes strates des administrations publiques, centrale, nationale et territoriale, dans le commerce et les services, la pénétration de l'islamisme extrémiste se fait de plus en plus profondément. Vertigineusement. Le processus de la mainmise de l'islamisme exclusiviste sur tous les secteurs de la vie quotidienne des Marocains est enclenché. Les ennemis de la démocratie ont investi le champ social depuis plusieurs années. Aujourd'hui, ils visent le « pouvoir de dire non » au projet démocratique et modernitaire prôné par le Roi et les forces vives du pays. Pour cela, des stratégies convergentes et des stratagèmes laborieux sont mis en branle. Inquiétant ? Terrifiant. Enquête. On connaissait les pratiques de soutien social prodigué par les islamo-dogmatistes et dirigé vers les foyers défavorisés à la veille des grands rendez-vous incontournables de l'année que sont les fêtes religieuses, le ramadan et la rentrée scolaire. On connaissait les techniques de séduction démagogique dans les enceintes des mosquées. On connaissait les prêts hyperbonnifiés sans intérêts, hormis celui d'embrigader. Tout cela continue à être de mise. Mais on ne savait pas que les profils des «conducteurs idéologiques» avaient changé, que les méthodes d'approche et de manipulation ont évolué et que les moyens mis à la disposition du projet émiral, imamal, islamorépublicain ou califal sont énormes. La configuration de l'islamisme radical a subi des changements stratégiques. Les têtes pensantes se sont débarrassées de la pilosité faciale et du look fait de gandoura ou de hijab. Des têtes et parfois grosses, en effet. Ils sont cadres, membres influents de professions libérales, moyens et hauts fonctionnaires des administrations centrales ou locales, travailleurs indépendants, adhérents, voire dirigeants appréciés, d'associations culturelles ou caritatives…etc. Armés d'une formation conséquente et aguerris par les séances rhétoriques ponctuelles, ils mettent en œuvre des stratégies diaboliques de pénétration des institutions, du secteur public et de la sphère privée. Ils sont capables de recouper le licite et l'illicite pour atteindre les objectifs d'étape comme ceux de finalité. Ces ensorceleurs en chef ont abandonné la barbe et l'aspect vestimentaire « sounni » aux troupes agissantes (hommes-boutiques, marchands ambulants, vendeurs à la sauvette, chauffeurs de taxis…etc.). Faut-il distinguer entre le courant franchement takfiriste et, par conséquent, jihadiste, d'une part, et les porteurs identifiés du projet politique islamiste : Al Adl wal Ihsane en premier lieu et, dans une version plus soft, Al Adala wa Tanmia, d'autre part ? « Ceux qui posent une telle question semblent mettre en berne l'acuité de l'observation du mouvement islamiste radical dans son ensemble », dit Abdelhamid Boufarès, chercheur travaillant dans le sillage de Bruno Etienne. « En effet, ajoute-t-il, si les ruisseaux ne se ressemblent ni en volume ni en débit, ils partagent la même confluence vers le déluge antimoderniste. C'est tout simplement un partage de rôles assorti de larges libertés tactiques. On a même vu certains activistes verser dans les soirées bien arrosées pour mieux pénétrer les cercles socioprofessionnels. Lorsqu'un théoricien percutant ou médiocre du radical-islamisme harangue la troupe, prenant soin de s'abriter derrière l'énoncé coranique ou le prononcé hadithique, il sait qu'il s'adresse à un imaginaire pétri de réflexes primaires et de réactions impulsives, parce qu'émotives. Un tel imaginaire n'a pas encore intégré un sens critique suffisamment développé. Que voulez-vous que la troupe fasse après un lavage de cerveau approprié ? Il en sort toujours des psychotiques, des névrosés, des schizophrènes pour appeler à la transformation de « Dar al islam » en «Dar al harb». Voyez-vous, la marge entre la théorisation de consonance radicale et le takfirisme activiste est aussi mince que le fil du rasoir », conclut l'islamologue. Foudroyante menace Le plus grave dans cette foudroyante menace est le fait que le radical-islamisme a capitalisé une accumulation historique assez impressionnante. Ce courant est né au lendemain de la première guerre mondiale. Il a enflé et s'est propagé jusqu'à devenir quasiment planétaire. Nous sommes en Inde en 1927. «Ouléma», Muhammad Ilyass constate les révoltantes injustices subies par la minorité musulmane dans le sous-continent, majoritairement hindouiste. Il fonda alors ce qui allait devenir plus tard le plus grand mouvement islamiste du globe. Après avoir conquis l'Asie musulmane (Pakistan, Afghanistan…), le Mouvement pénétra massivement l'Egypte dès les années trente du siècle dernier. Le mouvement salafiste maghrébin en fut la cible dès l'aube des années cinquante. Parallèlement aux poussées national-arabistes promues par le nassérisme et le baâthisme, les Saoudiens mirent une partie non négligeable de leur manne pétrolière au service des mouvements islamistes. De Casablanca à Kaboul. Des tendances ont vu le jour ; le wahhabisme s'est glissé dans les interstices de la revendication identitaire, par ailleurs légitime. Le communautarisme, l'islamocentrisme, le prosélytisme et l'antisémitisme se sont introduits subrepticement dans le discours moral et religieux. Les sermons se mirent à éloigner toute quête de transcendance au profit d'une lecture politique du docte. Pour diplomatie, il n'est plus que l'exclusion pour accueillir la diversité du monde. L'antioccidentalisme primaire et l'antisémitisme viscéral figurent au premier rang des outils de cet exclusionnisme doublé d'exclusivisme. La sublimation de la haine passe par le discours victimologique. « Si nous sommes dans cet état de régression économique et sociale, c'est parce que nous nous sommes égarés du « blanc chemin » (al mahajja al baïda ) jusqu'à valider le projet civilisationnel des mécréants (Kafiroune, Kouffar) ». C'est ainsi que les frères Qotb, notamment feu Sayyed, promptement exécuté par Nasser, firent sensation. A lire la position de ce dernier sur des questions aussi centrales que le rapport à l'Occident, l'économie, le pouvoir politique, le statut de la femme ou les droits des minorités, on s'aperçoit de l'extrême concordance des positions qotbistes avec le delirium salafo-takfiriste. Un florilège d'envolées qotbistes ne serait peut-être pas superflu à cet égard. « Le front occidental (…) nous asservit et nous avilit. Notre place ne peut y être que celle d'appendices et d'esclaves (…) Il n'atténue son immoral orgueil que lorsqu'il subit la défaite et la brisure L'Occident capitaliste et même socialiste nous oppose la haine, toute sa haine en bloc. La Palestine en est le témoignage cinglant » (1). Sans appel. Sur le sens du pouvoir, Sayyed Qotb est net : « Si l'on veut qu'il agisse, l'islam doit accéder au pouvoir. Car cette religion n'est pas née pour s'isoler dans les minarets ou se cantonner dans les cœurs et les consciences (individuelles). Elle est arrivée pour gérer la vie et édifier une société selon sa propre conception. Non seulement à l'aide du prosélytisme et la prédication, mais également avec le souci de légiférer et ordonnancer. La foi ne peut se réaliser dans la vie que si elle prend la forme d'un ordre social accompli. Que si elle se transforme en mesures législatives capables de façonner des rapports sociaux réels et dynamiques » (1). Sans commentaire. Au rayon de la théorie économique, le totalitarisme triomphe de tout bon sens : « l'Etat a le droit d'exproprier les fortunes et les propriétés, fussent-elles acquises honnêtement, afin de les redistribuer sur de nouvelles bases. Car la prévention des fléaux sociaux précède la sauvegarde des droits individuels (…) Les services publics doivent être nationalisés et leurs revenus doivent aller aux caisses de l'Umma » (1) Cent coups de fouet Sur les femmes, « la chose » est tout aussi entendue : « L'islam a interdit à la femme de s'exhiber dans des tenues provocantes, de distribuer des regards pervers et des rires impudiques. Une femme qui ne connaît des libertés que celles-là doit effectivement craindre l'islam et son jugement (…) Le prix de l'adultère et de l'immoralité est expressément désigné dans le Coran : cent coups de fouet. ». Et toc ! Quant aux Juifs, ils en ont pour leur grade : « Aucun peuple n'a eu une histoire faite d'autant de cruauté, de négation et de reniement des Guides que les Juifs. Ils ont tué, égorgé, mutilé nombre de leurs prophètes. Des créatures capables d'assassiner, d'égorger, de mutiler des prophètes ne peuvent agir que pour répandre davantage le sang des hommes et inventer les moyens de soulager leur rancune et leur débauche (…) Derrière le matérialisme athée, il y eut…un juif ; derrière la théorie assimilant l'homme à un animal, on trouve…un juif ; derrière la désintégration de la famille et des liens sacrés au sein de la société, il y eut…un juif » (2) Les takfiro-terroristes ne disent pas autre chose. On voit bien que le simplisme islamo-populiste trouve ses racines bien plus loin que dans les délires de Zawahiri et a fortiori de Youssef Fikri, Fizazi ou Khattab. La littérature wahhabiste, déclinée en brochures, livres, CD, DVD et autres MP3, qui se vend devant nos mosquées s'inspire du même socle doctrinal. Pour lui assurer la plus grande diffusion possible, ses promoteurs n'ont pas choisi exclusivement le champ académique ou cultuel. Ils ont bénéficié de la méthodologie inventée par les Tablighis. Cette dernière est assise sur le travail au corps et la maîtrise de la proximité sur le terrain. Le texte majeur de la « jamaât attabligh » (société de propagation) est le livre « Riad assalihine» ( « le jardin des pieux »), véritable manuel du comportement «idéal» du Musulman. Classés thématiquement, les versets coraniques (ayates) et de hadiths y sont extrapolés de leurs contextes. Le livre scinde les humains en deux catégories : les moflihoune (les gagnants) et les khassiroune (les perdants). Le mouvement tablighi préconise la rupture totale avec le monde moderne, qualifié de jahili (antéislamique, barbare). Aucun compromis avec notre monde n'est toléré, hormis celui qui permet de mieux le combattre. La stratégie d'isolement par rapport au « pouvoir impie » est de rigueur. La première phase d'une telle stratégie porte bien son nom : al 'ouzla ou al moufassala (l'isolement). Survient ensuite l'étape du combat contre l'ordre établi, puis la prise de pouvoir pour appliquer la chari'a à la lettre. Il n'est peut-être pas inutile de comparer un tel processus avec celui que prôna naguère le marxisme : lutte des classes - conquête des moyens de production - dictature du prolétariat - instauration de la société socialiste puis communiste. « Le totalitarisme peut recourir à la chirurgie esthétique pour tromper ; mais il est partout le même : des fous s'emparent d'une idée a priori humaniste pour en faire une idéologie vassalisante», écrivit Jean-François Revel. L'ère de l'infiltration Au Maroc, le flux intégriste a commencé à connaître ses beaux jours à l'aube de la décennie quatre-vingt du XXème siècle. Le tiers-mondisme, le national-arabisme et le marxisme-léninisme ayant idéologiquement décliné auprès de la population, la parole des chantres de la « solution fatale » islamiste a commencé à prendre le dessus. Les premiers combats ont été menés sur le front des mosquées. Abdeslam Yassine à Salé, Zemzmi à Casablanca et d'autres ténors du sermon à travers le Royaume saisirent l'opportunité historique de la désillusion générale pour ancrer socioculturellement l'illusion de la « solution fatale ». Cheik Yassine ira jusqu'à consigner son projet éminemment salafiste dans une lettre ouverte à feu Hassan II. Le système sécuritaire bâti par Driss Basri était tellement braqué sur la problématique de l'intégration de la gauche dans la configuration makhzéno-constitutionnelle qu'il a laissé se répandre et se consolider la nébuleuse radical-islamiste. Le « fléau » a transpercé les strates comme l'étendue horizontale du sociogramme marocain. Aucune ligne de tolérance n'aura été tracée avant les actes criminels du 16 mai 2003. Une réalité sociale, culturelle, cultuelle et urbanistique effrayante s'est offerte à la vue des Marocains comme un cauchemar insoutenable. Plus tard, l'opinion apprendra que l'infiltration jihado-takfiriste a ciblé l'ensemble des échelles de l'administration et les institutions les plus hermétiques du pays. Si l'on peut se féliciter de l'échec momentané du jihadisme activiste à noyauter l'armée et la police, on ne peut que s'inquiéter de l'expansion tentaculaire de l'intégrisme salafiste à la façade soft qui colonise les esprits et les comportements au sein de l'administration. Des dossiers sont gérés «à la tête du Musulman », des connivences douteuses se nouent au sein des procédures, des « sélections » drastiques se font quant à l'occupation des postes de responsabilité…etc. La stratégie intégriste dans sa globalité consiste à laisser le champ activiste aux «bas niveaux de qualification» et le lobbying superstructurel, intellectuel et politique aux élites conquises à la lutte antidémocratique. Aux « basiques » de tuer en masse, quitte à se faire exploser ; aux têtes pensantes d'infiltrer la pyramide institutionnelle du Royaume. Si l'on ajoute à tout cela la connexion avérée de l'intégrisme sous ses visages soft et hard avec la galaxie mafieuse, l'on ne peut que prier pour le salut de notre chère patrie. Puisse Dieu, dans son incommensurable miséricorde, préserver notre destin démocratique des menaces antimodernitaires. Amen. (1)« Notre combat contre le capitalisme » (2) « Nous et les Juifs »