Va au bout de ton chemin, va au bout de toi, jusqu'à l'absurde et plus loin encore. Je serai là, à ton arrivée, à ton arrêt, pour te souhaiter un nouveau départ dans ta métamorphose éternelle. Bel exemple de sérénité intérieure pour un homme condamné à l'oubli. Quelques lignes qui défient l'inéluctable. Et l'on vérifie qu'il est vrai que la poésie a ce pouvoir salvateur. Surtout quand les mots et les circonstances auxquelles ils s'attachent émanent d'un autre être, sont inspirés par une rencontre, une flamme naissante, un désir. Quand le nœud se fait dans l'ombre accompagnatrice d'un homme ou d'une femme, qui, désormais, remplira le rôle d'épicentre dans notre existence. Quand le présent s'ancre dans cette facilité à se projeter dans cent ans que seul le sentiment de l'amour peut créer. Je récite ces vers à une connaissance de longue date qui me parlait de la vacuité de son cœur. Un homme blessé par la faculté des êtres à changer de peau. Un homme dont le principe suprême dans la vie est d'aimer sans retenue. On aura beau lui expliquer que celui qui donne tout perd son cœur dans le creux de sa main comme celui qui tente de ramasser de l'eau dans ses paumes. Il aimera en se livrant. Un forçat de la passion, un galérien du désir. Mon ami, c'est cela, un bloc entier difficile à compartimenter. Comment alors suggérer à un tel individu qu'il y aura plus de déserts à traverser dans son existence, et plus de croix à porter que tous les élus de la prophétie ? Il répondra que l'éclair le dure, et tant mieux si cela tranche dans son corps comme un scalp. J'aurai beau lui répéter que les êtres, nos semblables, nous-mêmes, lui et moi, nous sommes autant de variations sur le même thème, autant de variantes, qui, parfois, s'ignorent et souvent sont aussi éloignées les unes des autres qu'il est impossible de se reconnaître dans ce foisonnant kaléidoscope de visages. On s'y perd, on s'y méconnaît, on y laisse des plumes, d'abord dans la longue et vaine quête derrière soi. D'ici à toucher une quelconque profondeur chez les autres, quelle folie ! De là à croire que l'on a pénétré l'autre vers sa lumière, il faut croire que l'obscurité de l'âme a besoin de plus d'opacité pour que l'absence de clarté se mue en semblant d'éclair. Il ajoute que dans la vie, il y a des constances comme il y a de l'inconstance dans ces mêmes constances. Alors, je lui rétorque qu'envers ce à qui nous adressons sans retouches certaines chaudes et violentes paroles lorsque se dispose à nous ronger, à nous détruire, un mal foisonnant et entouré de murs, nous nous sentons tout droit et tout devoir. L'amour, la passion, le désir et son corollaire incertain, le plaisir, requièrent cette parité d'engagement. Droit et devoir ne peuvent siéger que côte à côte avec, de temps à autre, quelques excès. Aussi, faut-il garder présent à l'esprit que dans tout attachement, il est impossible de demeurer semblable à soi, il faut bien que nos propres mouvances aient la couleur de nos désirs. Et dans cette longue traversée de soi à soi, quelque nom que l'on donne à la nuit, nous la traversons seuls, sans le moindre conseil ardent. Le pas de chacun ne pourra récolter que l'instant qu'il a rêvé. Tout le reste, tout ce qui jonche le chemin des désirs, n'est que scorie s'il n'est extrait du cœur. “Qu'est-ce qui donc agonise, au plus secret de la vie et des choses, malgré l'espoir matériel grandi et l'aiguillon du verbe humain ? ”. Mon ami pose les questions comme d'autres récoltent des fruits invisibles. Une apparence de Tantale devant l'impossible. Pour répondre, il me faut la nuit, l'absence des étoiles, cette fenêtre dormante et cette porte sur le toit, dis-je. Comme je sais que celui qui saute dans le feu n'a que son cri pour abri, je sais que la détresse est moins originale que l'effroi. Oui, ceci nous le savons. Mais elle libère la lucidité en ôtant à l'imagination sa fièvre. Cela aussi nous l'avons vécu. Elle rend aussi les grands mensonges translucides. Cela, vous pouvez le vérifier. Et sans transition, mon ami enchaîne sur le souvenir. Le malheur du souvenir, dit-il, nulle flamme n'a le pouvoir de le ceinturer, ni même de l'atteindre. Il faut le vivre et en boire le suc jusqu'à satiété. Je ne sais pas pour toi et les multiples chemins que tu traverses en ce moment, mais pour ma part, je voudrais te faire parvenir quelques bribes du chemin que je parcours. Je vis entre deux états, deux présences de moi-même. Une voie qui me rattache encore à hier, et surtout un regard non figuré qui voit dans la pénombre un jour naissant qui n'est pas encore demain, mais qui présage de l'avenir. C'est apparentable à un long éveil, à une étendue à peine quittée, qui vit toujours en moi avec ses brindilles de souvenirs, ses questionnements, ses doutes et ses vérités. En face, comme une image claire, mais qui se définit petit à petit, prenant le temps d'imprimer à ses manifestations des éléments clairs, il y a le monde qui plane encore avant de retomber dans l'ordre inédit. Pour être plus proche de ce que je ressens, je peux sans hésiter affirmer que là où je suis en ce moment je touche du doigt cet instant où la conscience n'a pas encore touché terre. Pourtant, je sens, avec vigueur, cette partie la moins ostensible de moi-même, cette part la plus éloignée de mes rêves et je vois ce désir qui me ravit comme une joie bien mienne, mais séparée de mon être. En cours de route, j'aperçois cette part reçue, sans accès, soudain ouverte, mise en vue et préservée on ne sait comment. Pourrais-tu me dire comment est-elle encore si intacte en moi ? Voilà, pour le moins, ce vers quoi je vais, ce regard non formulé. Inutile de prétendre mettre ses pieds dans les chaussures des autres et surtout ne jamais succomber à la tentation de l'homme selon Beckett s'en prenant à sa chaussure alors que c'est son pied le coupable. Chacun son désert, et même la compassion est lourde, astreignante. Devant un homme ou une femme qui se plaint de son mal, il faut garder un silence religieux. Toute parole est néfaste, et celui qui s'épanche, vous en voudra après coup, quand le chagrin aura fait son tour en lui. La douleur est solitaire. Et quiconque s'en mêle prend sa forme. Pour ma part, quand je plonge plus avant, je suis très proche de l'état qui précède la chose, la voie non pas de l'achèvement, mais celle qui va à son commencement. Aux abords de ce qui n'est pas encore. De plain-pied j'y suis introduit. C'est dans cet asile accessible que nous figurerons tous en dépit des faux-semblants et des compromis avec soi. C'est ce que je me dis au moment où mon ami épiloguait sur l'importance d'avoir un point d'ancrage. Peut-être que la seule véritable religion est celle qui nous éloigne de la solitude… Oui, dit-il en guise de final qui m'est apparu comme le dernier râle secret de Boris Goudonov devant l'impossible. Oui, quand on a tout perdu, on lutte comme un désespéré pour sauver les restes suprêmes. Seuls peut-être des gens absolument étrangers à la passion connaissent, en des moments tout à fait exceptionnels, ces explosions soudaines d'une passion semblable à une avalanche ou à un ouragan. Alors, des années entières de forces non utilisées se précipitent et roulent dans les profondeurs d'une poitrine humaine. Cela est vrai comme il est vérifié que toute personne qui conteste ce que mon ami vient de dire est comme cet être qui n'avait jamais su l'importance que peut revêtir un individu pour un autre, car il n'avait jamais été solitaire.