Ali était vendeur ambulant. Durant des années, on l'a vu sillonner la ville de Casablanca en interpellant les passants à venir consommer chez lui. Selon les saisons, il offrait différents types de produits : melons, pastèques, oranges, pommes, bananes, légumes, menthe fraîche, pain de tous genres, des sandwichs avant d'en arriver aux figues de Barbarie devant le tribunal de première instance de Casablanca. Ali était accessoirement tueur. C'est ce que nous apprend son dossier bien garni chez la brigade criminelle. À ses heures, il zigouillait «pour le plaisir» et reprenait sa ronde dans la ville ameutant les amateurs de fruits exotiques. Son couteau faisait office de compagnon de grand chemin. À la fois arme fatale du crime et outil de travail pour la vente en balade. Devant le tribunal de Casablanca, il avait pour clients des magistrats, des avocats, des policiers… Le jour où il tombe devant le juge, «celui-ci l'a reconnu» et n'en revenait pas d'avoir longuement côtoyé le criminel sans jamais se douter que c'était «moul l'karmouss» qui faisait tant de ravages. Un petit bonhomme, le corps chétif, passé aux affres de la privation. Et une dégaine de ceux qui rasent les murs et ne veulent pas frayer avec les biens de ce monde. Ali a ce regard en biais qui en dit long sur une technique d'esquive qui a longuement accompagné l'homme sur les terrains stériles du doute. Pour ceux qui le connaissent depuis l'époque où il était encore un simple vendeur ambulant, Ali ne peut pas avoir commis ces crimes. Non pas que les témoignages de ces personnes versent vers une volonté d'innocenter le bonhomme, mais c'est ce décalage physique criard entre l'image du tueur telle qu'elle mûrit dans l'esprit collectif des uns et des autres et ce type, presque effacé, qui semble prendre froid du seul fait de marcher dans la rue par un jour de grande canicule. Comment peut-on passer d'un état d'esprit à un autre? Comment concilier son âme de tueur et celle de monsieur je-rase-les-murs ? Comment vivre cette double vie sans que l'une ne vienne déborder sur l'autre et éclabousser de ses travers le continuum de «la vie normale» ? Ali reste une énigme, même pour lui-même. Origine inconnue «Ce n'est pas important. Je suis d'ici, pas très loin». Ici, pas très loin. Mais d'où, Si Ali ? Ali ne veut rien savoir. Et d'ailleurs, pourquoi vouloir mettre une région sur un nom et un homme ? C'est à la limite de l'indiscret. Certains, qui l'ont connu à une époque où il a vécu pas loin du boulevard de la Gironde, pensent qu'il est de la région d'Essaouira. Ils avancent même qu'il a des origines berbères. Lui dit que non et ne va pas plus loin. Famille ? Inconnue. Parents ? Pas plus connus que son origine. Alors ? Ali fait l'impasse sur le passé, les amis, les connaissances… L'amnésie devant le seigneur. Le grand ménage de la mémoire pour ne rien garder, tout effacer, éponger le drame, le crime, le remords, le regret, le leurre et la perte de soi sur le long chemin de la méconnaissance. À la question de ce qui s'était passé la première fois, lors de la première pulsion pour achever un semblable, Ali répond : «Je ne sais pas». C'est un choix de ne pas savoir. Cela allège la conscience. Cela règle les différends avec soi et son image. Alors, Si Ali, on peut se souvenir d'un déclic, un indice avant-coureur, un besoin, une colère, une rage, une envie, le simple désir de tenter l'improbable ? «Ce que je sais, c'est que j'ai travaillé toute ma vie comme vendeur. C'est tout ce que je savais faire». Ceci, nous le savons, Si Ali ? Mais quoi de plus ? «J'ai toujours vécu à Casablanca. D'abord à Derb Sultan, ensuite à côté de la Gironde. J'ai aussi vécu quelques mois à l'ancienne médina avec deux autres vendeurs, comme moi». Premiers indices Ali n'aime pas trop les questions. Il te le fait savoir au moment même où tu l'accables d'interrogations : «Pourquoi veux-tu savoir tout ça ?» Inutile de lui dire que cela fait partie de notre métier ; inutile de lui expliquer que c'est pour comprendre tout ce fourbis… Ali est tranchant : on arrête ce jeu ou on arrête tout, tout court. «Mes parents ? Je n'ai rien à dire sur ce sujet… L'enfance ? Comme tout le monde… Pas d'école… J'ai tout essayé avant de devenir vendeur de légumes et de fruits». Leitmotiv sérieux qui met un point d'arrêt à toute tentative d'aller plus loin. Pas de femme ? Pas d'enfants ? Il ne répond pas. Apparemment, il a eu une femme et deux enfants qui vivent dans un bled. Où ? Lui ne veut pas le dire. Un silence lourd qui pèse sur cet échange haché entre un homme qui refuse toute ouverture et une autre variante du même homme qui ne cherche qu'à tout déballer. Mais comment mettre la main sur le sésame ? Premier indice qui semble irréfutable, un aveu de sa part devant la police. Ali aimait les femmes. Il fréquentait un lupanar poisseux de la place. On détaille quelques aspects de la passion humaine pour le plaisir. Ali est gêné. Pourtant, le sujet lui plaît. Il se laisse un peu libérer de ses chaînes, le temps d'esquisser un sourire malin et de cligner de l'oeil comme pour lui-même. Je devine quelques souvenirs de moments vaporeux sur un lit humidifié par la chaleur de deux corps qui, devaient chacun voir dans sa direction propre. Mais cette divergence des intérêts des ébats ne dérangeait pas Ali outre mesure. Tant que le plaisir préside aux rapports humains, il ne faut pas aller chercher plus loin, ni plus bas. L'important est dans la finalité des liens. Ali se réjouit de ses convictions, en silence. Les femmes, donc, comme subterfuge, réceptacle du mal-être ou du bien-être, comment savoir. Ce qui demeure certain, c'est qu'Ali aimait ces instants d'oubli de soi. Des cadavres et des fruits Sa première victime est un homme. Un terrain vague, à la tombée de la nuit. Un individu qui marche, la tête baissée. Le vendeur ambulant avait laissé sa charrette bricolée près de chez lui, à quelques encablures de la voie ferrée qui longe la Gironde. Il accoste le type, lui pose quelques questions et font un brin de chemin ensemble. Curieux, ce besoin qu'ont les hommes de devenir sur le coup amis, juste parce qu'ils n'ont rien d'autre à faire. Oui, l'inconnu accompagne Ali, sans savoir qui il est. Après tout, dans la communauté des hommes, il est parfois malvenu de jouer à l'inquisiteur quand un homme vous invite à partager un moment de n'importe quoi en sa compagnie. Ils marchent et bifurquent dans une ruelle. Ils sont chez Ali. Pas de femme, pas d'enfants. Mobilier rudimentaire, presque rien. Deux homme vont boire du thé et parler. De tout, de rien, de la vie, des affaires, des femmes, de leurs familles… Ali est gentil, l'autre s'en rend compte. Puis, ils sortent. Ali propose de marcher avec son nouvel ami, histoire de faire encore un peu la causette. Jusque-là, tout va bien. Mais au bout d'une heure, Ali décide d'achever son nouveau copain. Ils viennent de partager du thé et du pain, la bonne définition de copain, mais Ali met un terme à sa nouvelle relation. Terrain vague, coup de couteau dans le dos, deuxième coup de couteau dans le ventre. L'homme tombe. Il est mort. Ali le sait. Il se tire. Il s'en va. Il ne regarde pas en arrière. «Il était mort». Pourquoi l'avoir tué ? «Je ne sais pas. C'est comme ça». On découvre le cadavre, le lendemain. C'était prévisible. Qui en est l'assassin ? Impasse. Un mort, un tueur, et rien d'autre. Le dossier finit par être classé. Les figues arrivent «J'ai vendu de tout, mais l'été, c'est le “karmouss” qui marche le mieux. “l'kbal” aussi, mais je n'aimais pas le feu, ni passer du temps à faire cuire le maïs». Cela fait des mois que Ali fait recette avec son commerce ambulant. L'argent rentre, et le soir, on rend visite à quelques femmes. On passe du bon temps avant d'aller roupiller un bon coup. Ali ne boit pas. Détail très important, puisque c'est lui qui le souligne. Il ne fume pas, non plus. Détail capital, c'est toujours Ali qui assène ses vérités. Il ajoute : «Je suis un type droit. Jamais fumé. Jamais bu.» Chacun voit la droiture selon son prisme. Ali avait mis le doigt sur le moyen le plus efficace de rendre compte, face à lui-même, de ses propres valeurs. Sur le chapitre de leurs transvaluations, il reste de marbre. Je le comprends. C'est une cliente qui lui fait du gringue, cette fois. Il ne couchera pas avec elle. Pas plus qu'il ne tentera une sortie pour la séduire. Pourtant, un soir, il ira la voir pour lui donner quelques sous. Apparemment, la bonne femme était dans le besoin et Ali courait à la rescousse. La femme empoche les quelques dirhams et décide, pour rendre la gentillesse, de marcher avec Ali. Il l'invite chez lui et lui sert du thé. Femme cinquantenaire, assez belle, mais sans trop de sex appeal. Ali, selon toute vraisemblance, a d'autres desseins. Le thé fini, il se propose de marcher avec elle. Elle accepte. Le bonhomme est courtois, la bonne femme apprécie sa sollicitude, surtout qu'il n'a pas tenté de lui sauter dessus sur la «hassira» de chez lui. Donc, il a donné la preuve que c'était un homme qui ne voulait pas que lui retrousser la djellaba. La femme est en confiance : qu'y a-t-il de plus dangereux qu'un homme qui te viole chez lui ? Ali ne l'a pas fait. Elle est tranquille. Mais, une fois, on traverse une ruelle sombre et non-éclairée, Ali passe à l'acte. Un couteau, un coup, puis un deuxième, puis un troisième. La femme est morte. Ali rentre chez lui. Une enquête sera ouverte. Le tueur ne sera pas identifié. On classe le dossier. La dernière figue «J'ai travaillé toute la journée. J'avais ramené plusieurs cageots de «karmouss», et la journée était bonne. Il faisait chaud et j'avais beaucoup de clients. Tout allait bien». Ali ne veut dire que ce qu'il veut dire. Pour le reste, à nous de nous débrouiller. Ce qu'il ne dit pas, c'est que ce jour-là, il avait testé une variation sur le thème du meurtre. La veille, il remet le même rite avec un homme. Un inconnu, abordé dans la rue, dans la lignée du premier crime. Ali ne saura toujours pas pourquoi il a tué. Mais ce qu'il sait, c'est que cette nuit-là, il a achevé un autre homme, «comme ça». Terrain vague, coups de couteau et tout le rituel habituel. C'est là qu'intervient la variante en question : Ali prend le temps de couper la tête à sa victime. Pourquoi un tel besoin ? Est-ce un luxe pour un homme aussi expéditif dans ses actes les plus extrêmes ? Ali ne dit rien. Il met la tête dans un sac en plastique et ferme bien. Puis il met le paquet dans un deuxième sac en plastique noir, puis un troisième et un quatrième. Minutie folle d'un homme qui réagit à plus fort que lui. Et selon toute vraisemblance, il y a des choses qui échappent à son contrôle. Il rentre chez lui avec le sac enveloppé dans un autre sac, empaqueté dans un troisième, scellé dans un quatrième. Il garde la tête coupée. Il s'endort du sommeil du juste ou presque. Il ne dira pas s'il a rêvé, cette nuit-là. Le lendemain, de bonne heure, il reprend son travail. La charrette, les figues de Barbarie et le quadruple sac en plastique noir. Direction ? Le tribunal de la ville, là où il avait l'habitude de régaler les juges, les avocats, les futurs accusés, les policiers en leur offrant des figues bien mûres. La journée défile dans le calme, sous la chaleur du bon Dieu. Dans l'après-midi, Ali est importuné par des voyous. Devant la charrette, les clients mangent leur dessert, les jeunes tentent de dérober quelque chose. Ali le sait. Il perd son calme. Mauvaise nuit ? Manque de sommeil ? Peur annoncée ? La tête dans le sac ? Ali craque. Il hurle, il hurle, il invective. Il veut faire la peau aux jeunes qui voulaient s'emparer du sac. Que se passe-t-il, enfin ? Les clients voient d'un mauvais œil ce plaisantin qui menace des jeunes de leur faire la peau juste parce qu'ils le charriaient. Une légère rixe éclate avec deux des jeunes loubards. Ali frappe l'un d'eux. Celui-ci, dans sa course, entraîne la charrette dans une cavalcade de folie. Le «karmouss» touche le sol. Ali fulmine. Dans le tas, il y avait un policier qui a suivi l'épisode de loin. Il s'approche, tente de calmer le jeu, mais Ali avait déjà pété tous les fusibles. Le sac se baladant par terre l'a littéralement rendu fou. Il court, le ramasse et fait de grandes enjambées sans direction précise. La grande panique. Le policier se doute de quelque chose, les témoins aussi. On le course, les jeunes s'en mêlent. Ali est cerné. Il jette le sac et tente de prendre la fuite. Un des clients prend le sac et très vite réalise l'horreur. On ouvre le sac, on trouve la tête… et la suite est terrible. Ali est pris par d'autres passants. Les jeunes se payent sa tête et le policier fait son boulot. On menotte l'homme aux figues de Barbarie, et on s'en va vers le commissariat de police. Ali déballe tout. Mais sans détails. Il a tué quatre personnes. Pour la police, ce chiffre est à revoir à la hausse. Il y a d'autres cadavres… et toujours pas de tueur. Ali refuse d'aller plus loin. Quatre meurtres. Pas un de plus. Quand il passe devant le juge, il reconnaît un client. Le juge aussi reconnaît le vendeur de «karmouss». Il avait quelques bribes sur ces cadavres non élucidés et le tueur était celui qui lui offrait, après avoir coupé avec le couteau qui a déjà servi pour le crime, une figue bien mûre. Le juge n'en revient pas. Le policier, non plus. Et les clients, eux, avaient mangé de bonnes figues, tranchées par une arme lourde de conséquences.