Pr. Jaafar Heikel, épidémiologiste et spécialiste des maladies infectieuses, compte parmi les signataires d'une pétition lancée avant-hier contre le pass vaccinal adopté « sans délai raisonnable » et effectif dès aujourd'hui, jeudi 21 octobre. Dans cet entretien, il nous explique son incompréhension quant à une décision « injustifiée sur le plan épidémiologique » et invite le gouvernement à prendre davantage de temps pour convaincre les citoyens avec des arguments concrets. H24Info: En tant que médecin, pourquoi contestez-vous la mise en place de ce pass vaccinal? Pr. Jaafar Heikel: Je suis pour la vaccination et pour le pass vaccinal. Il s'agit de dire oui au pass vaccinal mais selon un contexte épidémiologique. On ne peut pas dire, d'un côté, que tous les indicateurs sont au vert, et de l'autre, instaurer un pass vaccinal en 48h sans que les restaurateurs, commerçants, etc ne soient préparés. Aujourd'hui, la situation épidémiologique est excellente; on peut toujours réadapter si cela change. Il faut bien sûr rester vigilant et prudent, traiter, dépister… Et il faut prendre le temps pour mener un travail pédagogique et d'éducation pour la santé afin de convaincre les gens. De plus, d'un point de vue juridique, il faudrait exiger la carte nationale pour vérifier la conformité de l'identité de la personne à son pass vaccinal. Or, le garçon de café ou le restaurateur n'a pas le droit de me demander ma carte nationale, c'est illégal. Donc comment vont-ils faire pour contrôler? H24Info: Sur le plan sanitaire, aucun argument ne justifie donc une telle décision? J.H. : Exactement, sauf s'il y a des éléments qui ne sont pas en notre possession. Si on me disait qu'il y a des milliers de cas positifs, de morts tous les jours, que la situation est grave, je comprendrais. Je dis oui au pass vaccinal si on a peur que la situation change, mais préparons-le, en donnant six à dix semaines aux Marocains pas encore vaccinés et en faisant un travail pédagogique d'explication et d'éducation pour la santé afin de montrer l'intérêt de la vaccination. Est-ce pour diminuer la circulation du virus, les formes graves, les hospitalisations ou les décès? Et pour quelles catégories de population? Et quid des gens qui ont des risques d'allergies, de chocs anaphylactiques ou d'œdèmes de Quinck et qui n'ont pas pu se faire vacciner, que l'Etat a refusé de vacciner dans les centres de santé? C'est la double peine pour eux. Non seulement ils n'ont pas pu être vaccinés, mais aujourd'hui, ils ne pourront pas accéder aux centres commerciaux, cafés, restaurants, etc. H24Info: Est-ce une manière détournée de contraindre les vaccino-sceptiques à se faire vacciner? J. H.: Vous voulez obliger les gens à se vacciner pour éviter qu'ils puissent infecter d'autres personnes, d'accord, alors expliquez-leur quel est le risque pour eux et pour les autres. Je suis pour un moratoire, par exemple donner jusqu'au 20 décembre. A partir de cette date, celui qui ne se fait pas vacciner ne pourra plus accéder aux divers lieux parce qu'il va mettre en danger la vie d'autres personnes à cause du risque de circulation de nouveaux variants, ça me semble logique. La covid-19 au Maroc, c'est 98% de guérison. On est à un taux de létalité des plus faibles au monde (1,5%) et un taux d'occupation des lits de réanimation de 7,8%, alors je ne comprends pas. Si on est bon, donnons le temps d'informer la population et je serais parmi les premiers à pousser les gens à se faire vacciner. Aujourd'hui, il n'y a pas d'urgence épidémiologique qui justifie qu'on dise demain, jeudi 21 octobre, si vous n'avez pas de pass vaccinal, restez chez vous. H24Info: Comment alors expliquer la décision du gouvernement? Pensez-vous que l'avis porté par vos confrères du comité scientifique de la vaccination anticovid-19 n'est pas fondé? J. H.: Je ne la comprends pas cette décision. Je suis un démocrate, je respecte les décisions du gouvernement et s'il faut les appliquer je les applique. Je veux simplement qu'on m'explique: y a-t-il urgence pour faire un pass vaccinal en 48h? Encore une fois, je ne conteste pas le pass vaccinal mais le fait de l'imposer dans les 48h. Aussi, je respecte les avis de mes confrères. Si les membres du comité de vaccination ont des arguments scientifiques et épidémiologiques, je veux les écouter avec plaisir. Normalement, partout dans le monde, ce sont les épidémiologistes et les spécialistes de santé publique qui s'expriment. J'aimerais bien qu'il y ait des épidémiologistes qui me parlent. Si le gouvernement m'apporte des arguments, je serais le premier à défendre ses idées. H24Info: Par rapport à cette éducation de la population au vaccin que vous mentionnez, que conseillez-vous concrètement? J.H.: J'estime qu'il faut faire un travail de proximité et du « corps à corps », c'est-à-dire aller dans les villages, etc. Où sont les élus communaux, les députés? C'est leur travail aussi d'aller sur le terrain et expliquer aux citoyens l'importance de la vaccination avec des arguments concrets. Il faut convaincre la population avec des arguments crédibles. Elle n'est pas bête, si elle ne croit pas en la vaccination, la troisième dose, ou le pass, c'est que probablement, nous n'avons pas suffisamment fait de travail pédagogique pour l'expliquer. Il faut expliquer à la population que les gens qui sont vaccinés ont un risque réduit d'attraper le virus et de le transmettre. Alors que les indicateurs sont au vert dans le pays, les gens ne comprennent pas une telle urgence. On ne peut pas justifier une décision en 48h, ça n'existe dans aucun pays. H24Info: Que dites-vous aux vaccino-sceptiques qui estiment ne pas en avoir besoin car ne faisant pas partie des populations à risque par exemple? J. H.: Je leur dis: vous avez parfaitement raison de dire que vous n'êtes pas dans des catégories à risques ou vulnérables, de plus de 65 ans, ni diabétiques, obèses ou hypertendus, mais vous pouvez être porteurs et transmetteurs, donc le transmettre à des personnes âgées qui sont vos parents, grands-parents ou d'autres personnes fréquentées dans des lieux de brassage. Il vaut donc mieux vous faire vacciner. Pourquoi? Car si vous êtes vaccinés, vous réduisez de 70% le risque de vous faire infecter. C'est ça le travail pédagogique que devrait faire le ministère de la Santé. Est-ce que ça ne vaut pas la peine de prendre un mois ou un mois et demi de plus pour expliquer cela aux 10 millions de non-vaccinés? D'autant qu'il n'y a pas d'urgence sur le plan sanitaire. Les Marocains adhèrent aux autres vaccins obligatoires car on a pris beaucoup de temps pour leur expliquer. J'invite simplement le gouvernement, que je soutiens, à présenter des arguments objectifs, car quand vous en avez, vous arrivez à faire adhérer la population à des décisions. Si elle n'adhère pas, je crains des effets pervers comme des échanges de certificats ou des personnes qui vont se cacher ou mentir, ce qui provoquera l'effet inverse à celui escompté.