- Si Mohammed VI nest pas un tyran impitoyable et cynique ; ce nest pas une raison pour renoncer à la condition sine qua non davoir une Constitution qui limiterait son pouvoir... - Sur le plan légal, le Code de la famille est une grande avancée, mais il restera ce que lon appelle une fiction-law. - Le principe de léconomie marocaine est «tout côté jardin, rien côté cour». - Sur le plan de lenseignement, le Maroc serait en chute libre. - Nadia Yassine fait son analyse des 10 ans de règne du Roi ... et sans langue de bois ! - Finances news Hebdo : Quelle relation entretient le mouvement dAl Adl Wal Ihsane avec le Roi Mohammed VI, comparativement à son père ? - Nadia Yassine : Pour répondre à votre question, il est impératif dabord de comprendre que le projet «Justice et Spiritualité» porte sur plusieurs dimensions. Si la dimension spirituelle est au centre du projet, celle-ci ne serait que la reproduction du modèle traditionnel de Zaouia si elle nest pas conjuguée avec deux autres dimensions essentielles : la dimension théorique et celle de limplication sociale, forcément politique dans notre contexte national. Dans le cadre dune approche autocritique de notre histoire musulmane, nous stigmatisons la monarchie héréditaire comme étant incompatible avec les sources scripturaires. Les personnes qui se relaient dans le cadre de cette institution ne nous intéressent pas forcément. Nous ne menons pas un combat contre tel roi ou tel autre; nous luttons pour une autre façon dappréhender le pouvoir et pour la liberté dexpression qui, elle, fait partie de notre histoire occultée. Notre implication politique prouve très bien notre réalisme et notre pondération puisque nous sommes pour la non-violence et ne rejetons pas la participation au jeu politique. Mais nos conditions sont sans appel. Si Mohammed VI nest pas un tyran impitoyable et cynique, ce nest pas une raison pour renoncer à la condition sine qua non davoir une Constitution qui limiterait son pouvoir et en donnerait réellement au législatif et au juridique car «le pouvoir doit arrêter le pouvoir», selon lassertion de Montesquieu dans lesprit des lois. Si ce nest pas le cas, «le pouvoir tend à corrompre. Et le pouvoir absolu corrompt absolument» suivant la célèbre citation de lord Acton. - F. N. H. : Dans votre «lettre ouverte à qui de Droit », datant du 2 juillet 2007, vous dites ne pas savoir à quel saint vous vouer tellement vous ne saviez plus qui gouvernait le pays. Pensez-vous que le pouvoir ne soit pas uniquement aux mains du Roi ? - N. Y. : La lettre est un pamphlet contre les pratiques policières et non pas un traité de science politique. Selon la définition de Philippe Tesson, «le pamphlet est un genre ingrat, cest le chardon de la littérature qui ne pousse que sur les terres déshéritées». Je dirais plutôt que le Pouvoir est bien le monopole du Roi selon la Constitution. Cest dans la délégation de ce pouvoir quil subit une dispersion confinant à la contradiction, voire à léparpillement. Il est de notoriété publique que Mohammed VI nest pas une bête politique. - F. N. H. : Est-il possible détablir un lien entre le Roi et le Makhzen? - N. Y. : Le Makhzen est un long mûrissement typiquement marocain de lhistoire du Pouvoir en terre dIslam. Cest la conjugaison dune attitude de dévotion envers les descendants du Prophète, la monopolisation de la richesse par les tribus ou les classes les plus proches du pouvoir et bien sûr la force militaire. La colonisation assoira encore plus ce schéma en donnant une légitimité symbolique de plus au monarque et, surtout, en «pacifiant les bled Siba» et en homogénéisant ladministration et la bureaucratie. Le Roi est donc le pilier du Makhzen formé par trois cercles : - les amis du Roi; - une élite politique traditionnelle fortunée influente; - larmée. - F. N. H. : Sur le plan social, le Roi a tranché sur le dossier du code de la famille auquel votre formation politique a été particulièrement hostile. Au jour daujourdhui, pensez-vous que le code ait été appliqué conformément à ce que le Roi voulait en faire : un garant de léquité homme-femme ? - N. Y. : Je crois que la marche de lan 2000 a induit en erreur pas mal dobservateurs. Cétait peut-être une grosse maladresse de notre part parce que nous navons pas tenu compte de deux choses : 1) la superficialité qui caractérise la couverture médiatique des faits. Ce nest pas une insulte que je fais aux médias de masse, mais un fait tout à fait compréhensible quand on sait que nos revendications tenaient dun registre complexe qui intéresserait plus le champ de lanalyse sociopolitique que les manchettes journalistiques. Le sensationnel qui tient à ce genre a fait de nous les épouvantails de lheure; 2) le fait que certaines mouvances présentes sur le terrain avaient plus le souci de léchéance électorale que le rejet tiers-mondiste de lagression culturelle au nom de nos valeurs islamiques. Ils firent de la Moudawana leur cheval de bataille. Ce qui nétait pas du tout notre cas. Notre marche ne sest jamais faite contre le changement de la Moudawana. Des observateurs avertis ont même avancé que si le pouvoir navait pas eu la certitude de cet état de fait, il ne se serait pas aventuré à la changer. Le pouvoir nous connaissant plus que tout autre observateur, savait pertinemment que nous sommes au contraire pour un changement très osé dans ce domaine. Ce que nous contestions dans cette marche était le principe de limmixtion néocoloniale des politiques internationales dans des domaines aussi réservés que la culture (comme la reproduction des femmes par exemple). Je crois que lon a oublié que la Moudawana nétait pas le sujet du plan mais juste un détail. Si ce détail sur lequel le plan dintégration est resté très prudent (dailleurs il comportait des propositions très recevables), il nen restait pas moins quil faisait partie dun tout des plus agressifs pour notre identité et surtout pour notre intelligence. Je rappelle par exemple, en passant, le chapitre intitulé «la santé reproductrice de la femme». Jestime ce chapitre comme étant lexpression dun eugénisme de domination inadmissible. Nos utérus nous appartiennent; pas à la Banque mondiale. Donc, pour répondre à votre question de façon plus directe, jestime que la Moudawana était un triste amalgame entre un fiqh désuet et le code Napoléon. Sur le plan légal, le code de la famille est une grande avancée, mais il restera ce que lon appelle une fiction-law dans la mesure où il nécessite la création de tout un service social complexe, un enseignement approprié, mais aussi une manne financière sérieuse. Le seul grand bon point que je donnerais à ce code, cest quil a prouvé que le patrimoine juridique islamique est beaucoup plus riche que ce que lon faisait croire, puisque les changements, bien que minimes ont été faits au sein de notre culture. Il a prouvé que loppression des femmes nest pas le fruit de lIslam mais bien le fruit des pouvoirs. Cest exactement ce que nous défendons. - F. N. H. : Après dix ans, pensez-vous que le pays avance vers une équité sociale et économique ? - N. Y. : Je fréquente trop les milieux populaires puisque jen fais partie pour ne pas me laisser subjuguer par les poussées de fièvre urbanistique qui donnent limpression que le Maroc avance. Cest ce que jappelle dans mon jargon personnel le «syndrome de Settat». Tout côté jardin, rien côté cour. Cest le principe de léconomie marocaine. Une toute petite élite est de plus en plus riche. La majorité ne sait pas de quoi sera fait le lendemain surtout en ces temps de crise, de privatisation et de mondialisation. Et enfin la masse, elle, vogue de la précarité à lindigence cultivant un terreau très fertile pour toutes les déviations possibles et imaginables. De la drogue à lengagement kamikaze, en passant par des délits de toutes sortes et lémigration clandestine ; voilà de quoi est fait le rêve de la jeunesse marocaine quand on ne labrutit pas de nayda pas nayda du tout. Je naime pas citer de chiffres, car les chiffres mentent toujours comme dirait Viviane Forester. La souffrance dun peuple ne se mesure pas avec des chiffres, mais le taux danalphabétisme suffit à lui seul pour que lévaluation soit des plus tristes. La qualité de lenseignement est une catastrophe nationale. Je nai pas besoin de chiffres. Mon père était pédagogue, mon mari est enseignant, mes enfants étaient à lécole publique, mes petits enfants sont scolarisés et moi aussi jai enseigné. Je me rappellerai toujours du procès de mon père en 1980. Ce père qui, en tant que haut fonctionnaire du ministère de lEnseignement, a proposé la méthode Montessori dans un mémoire datant de 1963. Lorsque le juge lui demanda son dernier mot lors du procès, il dit : «Je pleure sur lEnseignement marocain». Je pleure aussi sur cet enseignement et sur le génocide culturel que vit la jeunesse marocaine. Je focalise sur le domaine de léducation parce que là est le véritable paramètre de développement. La chute est libre et plus évidente encore depuis dix ans dans ce domaine vital. Peu mimporte lurbanisation et léconomie de prestige et les soi-disant 5% de la croissance du PIB qui «rendrait jaloux plus dune puissance occidentale», selon une très promakhzenienne agence de presse. Jai dautres rêves pour mes petits enfants que loffshoring, le tourisme douteux ou le traitement des déchets de tout genre. - F. N. H. : Globalement, quel bilan faites-vous des 10 années de règne du Roi Mohammed VI ? - N. Y. : Je crois que cest une lapalissade après ce que je viens de vous avancer si je vous dis quil est négatif. Je suis vraiment très mal placée pour vous certifier le contraire. La jeune et courageuse Zahra de Marrakech est certainement du même avais et beaucoup dautres qui nont même plus le droit daimer une équipe de foot ou de samuser sur le net, puisquil ny a rien à faire lorsque les concerts dété sont terminés. Les douze militants du mouvement qui sortent cette année après vingt ans de réclusion pour de fausses accusations ne le trouvent pas non plus très positif. Ceux qui ne chantent pas le refrain «Goulou l3am zine» en privé sont certainement très nombreux, mais il faut faire la langue de bois parce que les années de plomb ne sont peut-être que masquées, et surtout parce que cela pourrait être pire. On ne peut pas avancer avec de tels handicaps et une mentalité du moindre mal. Non, lavancée nest peut-être quun pas de tango, surtout dans un contexte international du tout sécuritaire. Les lois antiterroristes sont un bon tremplin pour cette fâcheuse tendance. La corruption est encore là; les abus de pouvoir sont encore là; les élections sont le baromètre de notre démocratie de cinéma, la feuille de vigne en moins Désolée, je ne vois pas davancée. Jaurais bien aimé en voir, croyez- moi ! Cest très éprouvant dêtre pessimiste, vous savez ! * F. N. H. : Finalement, peut-on dire quavec Mohammed VI, cest une nouvelle ère qui commence ou bien est-ce juste un slogan ? * N. Y. : Cest une nouvelle ère qui recommence lancienne de façon très pernicieuse.