Le musée d'art contemporain africain Al Maaden (MACAAL) de Marrakech nous gratifie d'une heureuse exposition réunissant les œuvres de quelques peintres souiris. Par R. K. Houdaïfa
Après avoir accompli des heures de route depuis Casablanca, parcouru de mornes paysages hantés uniquement par les arganiers et les chèvres, l'on aperçoit – enfin – les abords d'Essaouira. Du haut d'un promontoire, auquel s'arrêtent rituellement les visiteurs, la ville bleue et blanche, cernée de toutes parts par une mer furieuse et fouettée impitoyablement par un vent rageur, fait l'effet d'un bateau ivre, prêt à sombrer dans les flots, puis s'en sauvant miraculeusement… Ledit vent mêle son rugissement au grondement des vagues, aux stridences des mouettes et aux hurlements des albatros. «Cette ville dégage une magie telle qu'on a beaucoup de mal à s'y arracher», nous confie une mienne connaissance. «Magie», dit-elle. Quel en est le secret ? Mieux vaut tenter de le percer en flânant à travers la ville. Et l'on se persuade vite qu'il ne réside ni dans l'obscur désir qu'attise le drapé des haïks dont s'enveloppent encore des femmes, ni dans la majesté des remparts que procurent les mille senteurs généreusement exhalées, ou la vétusté des murs et des façades. Mais dans le rapport têtu qu'entretient Essaouira avec le temps qui passe. Elle est une cité intemporelle, qui fait de nonchalance vertu. C'est ce trait qui la particularise, accentue sa magie, en fait un lieu «dangereusement» poétique, auquel ont succombé les plus illustres créateurs. Les rues, vibrant aux sons langoureux des guembris, sont toujours hantées par le fantôme de Jimi Hendrix y déambulant à la recherche d'une fulgurante inspiration… Il faudrait des pages et des pages pour rendre compte du charme ineffable de la ville. Essaouira est une cité sur laquelle l'art souffle à pleines voiles. Dans ses rues, en ses artères, parmi ses venelles, il s'exhibe, s'affiche, fascine et aimante le promeneur… Un îlot radieux où se sont embrassées des cultures, souvent lointaines, et où les artistes cultivent «une expression plastique citadine, sage et disciplinée, conventionnelle et bourgeoise», en affichant sans complexe, ni retenue, une différence et une certaine singularité. A mesure que vous pénétrez dans une galerie, qu'une telle orgie de couleurs, de formes, de signes et de motifs vous hallucine. Vous êtes immédiatement entraîné dans un tourbillon étourdissant qui fait perdre la connaissance à cause de la violence des couleurs et l'ivresse d'une spontanéité du trait - que rien ne semble pouvoir ou vouloir arrêter. Les dispensateurs de cet intarissable éblouissement sont des hommes et des femmes qui se sont mis à peindre d'une façon très instinctive, loin de toutes influences occidentales, ou de tout académisme, résolument contemporain. Il y a peu, ils exerçaient des petits métiers, aujourd'hui, ils ont troqué le bleu de chauffe contre le chevalet, l'avenir précautionneux contre les lendemains incertains. Avec ferveur. Afin de recomposer les parfums imprégnés, les humeurs humées et surtout les souvenirs fixés à jamais… ou du moins, préserver le feu sacré d'une tradition instaurée par de lumineux illuminés. Peinture naïve, art de la transe, du surnaturel mystique et rituel Il y a un peu plus d'un demi-siècle, Benhila Regraguia, déboulant de sa cambrousse inculte sans armes et sans bagages, a décidé de se faire voir en peinture en enracinant son désir dans un genre qu'on baptise, faute de nom plus approprié, «naïf». «Pourtant, je rêvais sans cesse de prendre le pinceau, mais j'avais peur de rentrer dans une galerie de peinture. Seules les femmes riches habillées à l'européenne en franchissaient le seuil». Elle fit la guerre à Al-Ihbat (la frustration, le défaitisme), et y entre avec une fraîcheur colorée. C'est dire qu'elle y est aussi venue par une voie insolite : primo, parce qu'elle est d'une famille de pêcheurs – comme c'est le cas de nombre des artistes de l'exposition Outsiders/Insiders. Secundo, parce qu'elle est possédée par les djinns et qu'elle doit les exorciser. Ses œuvres labyrinthiques nous invitent dans un monde tourmenté aux couleurs chatoyantes dont on ne ressort pas indifférent. Dans cette ville profondément immergée dans le sacré, Boujemâa Lakhdar est l'objet d'une intense vénération : sa mort prématurée, il avait à peine quarante-sept ans, affermit sa légende. Celle essentiellement d'un fondateur : «Tout a commencé dans les années cinquante avec Boujemâa Lakhdar, pionnier de la peinture souirie. Par son œuvre et son intérêt pour la culture, il reste la personnalité artistique la plus marquante», lit-on dans la brochure de présentation des «Artistes singuliers d'Essaouira». Il s'est précipité dans le paysagisme et l'expressionnisme à l'heure où l'ogre dévorait tout, à commencer par Van Gogh et Cézanne. L'abstrait le tenta un fugitif moment. Il s'est mis, par la suite, à puiser dans le fond local pour déployer des œuvres saisissantes parcourues de signes cabalistiques, hantées par des animaux mythologiques et distillant une réelle mystique. Des œuvres destinées à mettre à nu nos fantasmes et nos obsessions. En 1989, il sera le seul maghrébin à participer à l'exposition «Les magiciens de la terre» à Paris. Mohamed Tabal est incontestablement le plus connu d'entre eux. Gnaoui, initié aux rites de possession. Il est surtout un errant, qui a parcouru les chemins, quêtant de village en village tambour à la main… Un jour, il eut la «révélation» de la peinture. Celle-ci sera hantée par les musiciens, les danseurs figés dans l'élan de leur saut et les mlouks (êtres surnaturels). Une sorte d'exode, de procession où se croisent également gazelles, ânes, chevaux, lézards, oiseaux, girafes, autruches, crocodiles, voitures, vélos et autocars, occupant le moindre espace du tableau. Lorsqu'on l'interroge sur les circonstances de sa production, il fait allusion à l'état de transe (le hal, emprunté au vocabulaire mystique) : «je tiens le pinceau d'une main ferme tandis que ma tête s'envole», c'est ainsi qu'il définit l'état particulier dans lequel il peint. Or, son travail ne se limite pas uniquement à la transe. Il est aussi plus narratif, moins spontané, à la manière d'un conteur. Ses peintures se construisent autour d'un thème central d'où s'échappent des motifs à lecture circulaire. Cultivateur par tradition et maçon de métier, Said Ouarzaz se détache du lot avec des œuvres très personnelles et complètement différentes de celles de ses pairs. Lui, il ne montre que le mouvement et la danse de ses figures qui couvrent la toile. Son geste nerveux de peindre se confond avec ce qu'il peint. Et les touches de couleur appliquées avec rapidité nous font rentrer dans un monde hachuré et tumultueux. Qu'il faut contempler longuement pour voir surgir quelques animaux et personnages multiples et variés. Son œuvre ne peut donc pas être qualifiée d'abstraction, mais une sorte de peinture mi-abstractive et mi-figurative qui aboutit à un style singulier et très souiri… Faute d'espace, il serait malaisé d'évoquer tous les peintres donnés à voir dans cette expo. Contentons-nous de faire des épisodes, d'autant que nous tenons à nous attarder sur ces Artistes d'Essaouira. D'abord, en raison de leur improbable destin, ensuite parce qu'ils sont les porteurs au grand cœur d'un art singulier… (A suivre)
* Outsiders/Insiders? Artistes d'Essaouira des collections Fondation Alliances et Fundación Yannick y Ben Jakober/Museo Sa Bassa Blanca, jusqu'au 25/07/2021 au MACAAL, à Marrakech.
Outsiders/ Insiders ? A travers une variété de médiums, d'œuvres inédites et d'archives, l'expo révèle comment Essaouira, cette ville muse et cité poreuse qui se laisse griser par les vents, est devenue le terreau d'une scène créative atypique. Que ce soit par les œuvres de Abdelmalek Bentajar avec les remparts blancs de la ville, les nuages où le vent dessine des créatures et l'omniprésence de ce bleu si particulier, ou alors dans l'architecture des œuvres de Rachid Amarhouch. Les artistes souiris sont inclassables et hétéroclites. Sans formation académique, natifs d'un territoire n'ayant jamais été influencé par les écoles des Beaux-Arts, ils puisent leur inspiration dans les références multiples que concentre la ville. Ces créateurs autodidactes ont ainsi réussi à générer une iconographie et une plasticité singulière. Leur peinture est tout à la fois instinctive et réfléchie, simple et riche, mystérieuse et éloquente. Leurs œuvres ont en commun la fluidité de la courbe, la profusion des formes et la richesse des couleurs. Les mouvements ondulatoires répétés inspirés conjointement de l'eau, du souffle, de la musique et de la transe font apparaître pêle-mêle formes anthropomorphes, créatures oniriques et symboles protecteurs. Art du mouvement perpétuel et de la régénération constante des formes, ces œuvres ouvrent la porte à un monde mystérieux, mystique, d'une grande complexité.