◆ L'année 2021 marquera-t-elle la fin de la crise économique et sanitaire ? Quels impacts sur les marchés, les entreprises et l'emploi ? ◆ Amine El Bied, économiste, expert en finance et stratégie, a bien voulu répondre à nos questions dans une interview réalisée le 30 janvier 2021.
Propos recueillis par A.. Hlimi
Finances News Hebdo : Notre économie, comme le reste de la planète, a subi de plein fouet les conséquences de la crise sanitaire l'an dernier et cela se prolonge en ce début d'année. Quel commentaire faites-vous sur l'évolution des indicateurs macroéconomiques du Royaume en 2020 ? Quelles sont les évolutions qui vous ont marqué ? Amine El Bied : Contrairement à la dernière grande crise sanitaire mondiale de 2003, celle de l'épidémie de SRAS qui est également due à un coronavirus, la crise de la Covid-19 a eu un impact énorme sur les économies du monde entier. Seule la Chine peut se prévaloir d'une croissance positive en 2020. Etant donné la gravité de la crise que nous vivons, je trouve que l'économie marocaine a fait preuve d'une grande résilience. La dernière estimation, donnée par Bank Al-Maghrib, de la croissance en 2020 serait de -6,6%. C'est presque une bonne nouvelle parce qu'on aurait pu s'attendre à pire. Le système économique marocain a montré une grande capacité de résistance, face à ce qu'on peut considérer comme le plus grand choc économique de ce début de siècle. Comme les marchés boursiers intéressent particulièrement votre journal, on remarquera la similitude du chiffre avancé par la Banque centrale, de -6,6%, avec la baisse annuelle YTD des indices boursiers, qui ont clôturé l'année 2020 à respectivement -7,27% pour le Masi et -7,35% pour le Madex. On peut dire qu'à la fin de 2020, la Bourse a eu une évolution conforme à l'économie; c'est un bon signe je trouve pour les marchés financiers. L'indice des prix à la consommation a connu, de son côté, une hausse de 0,7% en 2020, et l'indicateur d'inflation sous-jacente a augmenté de seulement 0,5%. Ce qui fait que le taux directeur est resté à un niveau bas, de 1,5%. Cette politique monétaire de Bank Al-Maghrib, restée inchangée à fin 2020, favorise les marchés boursiers. Les investisseurs arbitrent en leur faveur face à un marché obligataire valorisé à la hausse. Quant aux gestionnaires du marché des taux, ils ont profité de cette valorisation de leur portefeuille, mais il y a un risque de retournement si l'inflation n'est plus contenue et si la politique monétaire devait évoluer au courant de l'année.
F.N.H. : Quel est votre scénario central concernant la croissance du Maroc en 2021 ? A. E. B. : Avant de présenter le mien, je vais d'abord parler de celui qui est communément admis au Maroc. Dans la Loi de Finances, par exemple, il est estimé une croissance de +4,8% pour 2021, contre, si vous vous souvenez, -6,6% estimée en 2020. Ce qui veut dire que dans ce scénario central, on ne retrouve pas encore à fin 2021 le niveau de PIB de 2019. Dans ce scénario à 4,8%, on prévoit une progression de la valeur ajoutée agricole de 11%, pour une production céréalière de 75 millions de quintaux, et des activités non agricoles de +3,8%. On suppose également un déficit budgétaire de 6,5% du PIB, alors qu'en 2020, il s'établit à environ 7,5%; il y a donc une amélioration. On estime aussi qu'il y aura une reprise de la consommation finale intérieure de +3,6%. Le cours moyen du brent de pétrole est supposé être à 50 dollars US. L'inflation reste maîtrisée autour de 1%. Parlons à présent de mon scénario central, puisque c'est l'objet de votre question. Vous faites bien d'utiliser le terme de scénario «central», parce que j'en ai envisagé plusieurs dans un précédent article qui avait été rédigé au T3 2020 et publié en décembre. Dans le domaine de la prospective, et surtout dans un contexte de forte incertitude, il faut sortir d'une gestion «mono-scénario», et adopter une approche rationnelle multi-scénarii pour envisager toutes les possibilités, tous les différents futurs plausibles. La futurologie est une science qui a ses règles, celle-ci en est une. J'envisage donc pour le Maroc un scénario optimiste, un scénario pessimiste, et un ou des scénarii intermédiaires, tout comme l'ont fait d'ailleurs l'OCDE et le FMI au niveau mondial. Sur la base du modèle économétrique mondial de l'Institut national de recherche économique et sociale du Royaume-Uni (NiGEM), l'OCDE a présenté un scénario de base avec une croissance de +5% en 2021, un scénario optimiste à 7% et un scénario pessimiste à 3 à 2%. Le FMI a proposé lui aussi des scénarii, mais sans différence notable entre le scénario de référence et le scénario optimiste en 2021; la différence apparaît les années d'après. Il prévoit pour le scénario pessimiste une croissance à 2%. Ce qu'on pourrait considérer comme mon scénario «central» serait de la même façon un scénario intermédiaire compris entre un scénario optimiste et un scénario pessimiste. Sachant que ce scénario «central», comme vous dites, n'a pas plus de chance de se réaliser que les autres. Au jour d'aujourd'hui, ils sont tous possibles et équiprobables. Il faut préciser que le scénario de référence généralement admis au Maroc prévoit une croissance autour de 5%, et se base sur une fin de pandémie assez tôt en 2021, et une absence à l'échelle nationale de futures mesures draconiennes contre la pandémie. C'est en fait le scénario au Maroc qui se rapproche le plus du scénario favorable ou optimiste de l'OCDE/NiGEM, qui veut qu'il y ait un déploiement massif et rapide d'un traitement, sachant que ce qui est prévu dans le scénario de référence de l'OCDE, c'est une disponibilité totale du vaccin au niveau mondial seulement à fin 2021, et des mesures d'endiguement de la pandémie tout au long de l'année. De la même façon, je considère que le scénario généralement admis au Maroc est un scénario plutôt optimiste. Mon scénario central se situe donc un cran en-dessous. Je propose en fait deux scénarii intermédiaires, qui prévoient des niveaux de croissance inférieurs.
F.N.H. : Pouvez-vous nous en dire plus sur ces différents scénarii au Maroc, et en particulier les hypothèses sur lesquelles elles sont basées, et les estimations de croissance que vous donnez pour chacun d'entre eux ? A. E. B. : J'ai proposé des scénarii pour le Maroc en 2021 en me basant, d'un côté, sur les estimations faites par Bank Al-Maghrib, le HCP et le ministère de l'Economie et des Finances, et les hypothèses retenues pour faire leurs projections, et d'un autre côté sur les scénarii envisagés par l'OCDE et le FMI sur l'évolution mondiale en 2021. J'aboutis aux scénarii suivants, sachant, comme je l'ai dit, que le scénario de référence généralement admis au Maroc correspond plutôt à «mon» scénario optimiste, et au scénario optimiste de l'OCDE au niveau mondial. Dans le scénario 1 (optimiste), on considère qu'il n'y a pas d'aggravation supplémentaire de la pandémie au Maroc et qu'il y aura un retour à la normale au niveau international vers la fin du premier semestre 2021 (T2 à T3 2021). La croissance du PIB est estimée autour de 4-5%. Dans un scénario 2 (intermédiaire), on considère qu'il n'y a pas d'aggravation supplémentaire de la pandémie au Maroc, mais que le retour à la normale au niveau mondial se fera vers fin 2021. C'est le scénario de référence de l'OCDE/NiGEM, qui prévoit un vaccin entièrement disponible fin 2021. On suppose aussi une campagne agricole moyenne. La croissance estimée pour le Maroc serait alors autour de 2%. Dans un scénario 2bis (intermédiaire), il y a aggravation de la pandémie au Maroc, mais on compte sur un retour à la normale au niveau mondial vers la fin du premier semestre 2021 (T2 à T3 2021). C'est aussi un scénario favorable du point de vue de l'OCDE /NiGEM, avec un retour à la normale au niveau mondial plus tôt que fin 2021, mais c'est un scénario plus défavorable pour le Maroc comme on s'attend à une aggravation de la pandémie et des mesures très strictes de confinement. La croissance dans ce cas serait proche de zéro. La campagne agricole, selon le cas, pourrait faire pencher la balance du côté positif ou négatif. Le dernier scénario, le scénario 3 (pessimiste), prévoit, lui, une aggravation de la pandémie au Maroc et un prolongement de la pandémie au niveau mondial jusqu'à fin 2021 ou même au-delà. Cela correspond plus ou moins au scénario défavorable de l'OCDE/NiGEM. La pandémie s'aggrave et oblige à des mesures d'endiguement plus drastiques tout au long de l'année 2021. La croissance dans ce cas serait négative ou, au mieux, proche de zéro.
F.N.H. : D'où peuvent provenir les surprises, aussi bien positives que négatives, susceptibles d'avoir un impact sur votre scénario central ? A. E. B. : Comme je l'ai précisé, il est possible que se réalise un scénario plus optimiste ou plus pessimiste que le scénario standard selon l'évolution et l'intensité de la pandémie au cours de l'année 2021, et donc selon l'importance des mesures d'endiguement qui devront être prises. A cela, il faut rajouter la durée de la pandémie, qui s'achèvera selon les cas vers la fin du premier semestre ou à la fin de l'année, voire au-delà. Sachant que ces critères peuvent être différents entre le Maroc et le reste du monde, et qu'il faut prendre en compte aussi bien l'évolution de la situation sanitaire au Maroc qu'à l'international. Car, comme vous l'imaginez bien, l'économie marocaine dépend des deux. Il y a un certain nombre de facteurs d'incertitudes qui peuvent influer positivement ou négativement sur la pandémie, tels que l'efficacité réelle des vaccins, la durabilité de leur immunité, leur disponibilité au Maroc et dans le monde, le délai nécessaire pour une vaccination de masse, la résolution des problèmes éventuels de conservation par le froid, l'adhésion des populations à la vaccination, qui est liée à la confiance dans ces vaccins, qui sont basés pour certains d'entre eux sur la thérapie génique ou qui peuvent être critiqués pour leur manque de transparence, ou tout simplement qui suscitent des inquiétudes par rapport à leurs effets secondaires. Il y a aussi les risques d'apparition de nouvelles souches de virus plus contagieuses et/ou plus dangereuses. Il faut rajouter à tout cela les mesures de relance budgétaire et monétaire qui seront prises au Maroc, le comportement des ménages et des entreprises, les répercussions sur la consommation et l'investissement, ainsi que l'évolution de l'économie mondiale, le niveau de la demande extérieure, etc. Un autre facteur interne très important pour le Maroc est la production agricole, qui dépend de la pluviométrie, et qui a une influence notable sur la croissance. Il ne faut pas oublier que l'agriculture est le premier secteur contribuant au PIB. Pour rebondir sur le terme de «surprise» que vous avez employé, on peut dire qu'une bonne pluviométrie cette année serait une bonne surprise, et la sécheresse en serait une mauvaise. Mais pour tout vous dire, je ne suis pas très porté sur ce terme de «surprise» parce que dire qu'on a été «surpris» par un évènement, c'est faire l'aveu de son incapacité à le prévoir, d'envisager la possibilité qu'il se réalise dans le futur. Le propre de la futurologie est d'essayer de prévoir au mieux l'ensemble des évènements plausibles qui peuvent se produire, pour ne pas être surpris justement. D'où la nécessité d'envisager des scénarii...
F.N.H. : Une dernière question. Comment devrait se répercuter cette croissance sur le marché du travail en 2021 ? Allons-nous récupérer une partie des emplois perdus en 2020 à votre avis ? A. E. B. : En fait, cela dépend encore une fois de l'évolution de la pandémie et de sa durée, et donc du scénario qui va finalement se réaliser. Il est certain que si c'est le scénario 3, le plus pessimiste, qui se concrétise, avec de sérieuses restrictions tout au long de 2021, les problèmes de liquidité actuels que rencontrent les ménages, les entreprises ou les Etats risquent forts de se transformer en problèmes de solvabilité. Il est à craindre en particulier des faillites massives d'entreprises dans tous les secteurs les plus touchés par la crise, avec une répercussion directe sur l'emploi. La montée du chômage va aggraver la pauvreté, sans compter le dénuement de millions de travailleurs informels. On a les chiffres au troisième trimestre 2020 par rapport à celui de 2019. Selon le HCP, l'économie a perdu sur l'année glissante 581.000 postes d'emploi, et le taux de chômage est passé de 9,4% à 12,7%. Si le scénario pessimiste se concrétise, avec des mesures de confinement aussi strictes et prolongées qu'en 2020, on peut s'attendre à de nouvelles destructions d'emplois et à une hausse supplémentaire du chômage. Mais pour rester sur une note optimiste, il est raisonnable de penser qu'avec la fin de la pandémie, qu'on espère au courant de cette année, peutêtre dans les prochains mois, il y aura une reprise en V de la croissance et de l'emploi. Les entreprises pourront recréer les emplois détruits, avec le soutien de l'Etat qui a été sans faille depuis le début de la crise, et avec le concours aussi des banques. Le Maroc a la chance de disposer d'un système bancaire dynamique et résilient, qui jouera certainement un rôle moteur dans la reprise de l'activité économique du pays.