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Hommage : L'Art, orphelin de Melehi
Publié dans Finances news le 30 - 10 - 2020

Le 28 octobre, Boulogne-Billancourt dans les Hauts-de-Seine. Un ange passe, il est pieds nus. Celui qui fut l'emblème de l'art moderne marocain atteignit les cimes éternelles.

Né en 1936 à Assilah. Une cité sur laquelle l'art souffle, aujourd'hui, à pleines voiles. Dans ses rues, en ses artères, parmi ses venelles, il s'exhibe, s'affiche, fascine et aimante le promeneur halluciné par une telle orgie de couleurs, de formes, de signes et de motifs. Mohamed Melehi est parmi les dispensateurs de cet intarissable éblouissement. Cependant, c'est un paradoxe que de brosser, même posthumément, le portrait de ce personnage à l'existence aussi dense que profuse, et tant les aspérités sont foisonnantes.
Mais la plus sûre voie pour en percer les arcanes est d'aller chercher les prémices très loin dans sa vie. Se pencher sur des mondes égarés mais parfaitement présents. On en prend (peut-être ?!) l'exacte mesure lorsqu'on arpente le territoire de son enfance. Celle-ci contient les briques du futur et affiche ouvertement le pressentiment des difficultés.
Il y eut, primo, la légendaire piété de son notable père qui, en guise de marques de tendresse, le confina dans l'isolement et l'obligea à l'obéissance aveugle. Entre-temps, dans les ruelles d'Assilah, tous jouent et se mélangent : la joie bon enfant des bambins espagnols et petits juifs séfarades marocains de l'âge de Melehi transperçait les murs épais de sa prison, mais il ne pouvait faire le mur pour participer à leurs jeux. «J'étais jaloux de leurs fêtes et de leur liberté», se souvient Melehi dans un texte.
Issu d'une illustre famille zaïlachie pieuse et puritaine, le petit Melehi n'a pas échappé d'un séjour à l'école coranique – officiée par un fqih au fouet leste (un temps que beaucoup ne peuvent pas connaître…). Il n'en fut délivré que par l'école, avec laquelle il eut, d'emblée, maille à partir. Il affichait son incompatibilité d'humeur avec le moule qu'elle impose. Une discipline rigide, réplique de celle à laquelle il était soumis à demeure.
Pendant que le père était absent, il fuguait, à travers les venelles capiteuses d'Assilah, vers la mer qui l'assiège pour se laisser transporter par les va-et-vient permanents des vagues. Ou du moins, comment elles s'enroulent et, franchissant les rochers, s'écrasent sur les flancs de la ville. Cette agitation est aussi quelque part apaisante.
Douze ans au compteur, l'interstice entre enfance et adolescence. Un monde solitaire et fragile de poésie, de rêverie… C'est dire que la valse des vagues et leurs ondulations donneront indubitablement lieu à des esquisses qui portaient en germe l'œuvre à venir.
Progressivement, le rêve de briser un jour ses chaines obséda Melehi, a peine atteint les rivages incertains de l'adolescence. De vivre sous des climats plus cléments l'obnubila. Là, les nuages se sont bien vite amoncelés. Sa mère paya son tribut à la nature. Et le voilà sevré cruellement de sa bienfaisante chaleur – dans un contexte d'aridité sentimentale.
Sitôt, son père s'empressa de le mettre dans un internat à Fès. Il bifurqua vers Meknès par la suite. Cancre surdoué, et les notes honorables s'attachaient à ses pas. Les études l'ennuyaient certes. En plein milieu de son cycle secondaire, il n'y voit plus qu'une vaine perte de temps : «elles ne représentent plus rien pour moi».
De guerre lasse, il fit mur et mit les voiles. Mais sous prétexte de se faire inscrire dans un bon collège. Il s'envola vers Tétouan. Il spécule sur le fait qu'il va surtout pouvoir s'y inscrire, en même temps à La Escuela Preparatoria de Bellas Artes (Ecole préparatoire aux Beaux-Arts). A force de jongler entre les cours, Melehi ne fait plus que peindre. Il travaille la peinture, sans relâche, et apprend le traitement de la lumière par le trait.
Melehi s'évertua à cultiver sa vocation naissante à telle enseigne qu'il n'eut aucune peine à décrocher son diplôme. Dans les années qui suivent l'indépendance; pouvant bénéficier de nouvelles circonstances historiques, qui sont autant culturelles, économiques que psychologiques, Melehi obtint une bourse pour poursuivre sa formation artistique à l'Ecole des Beaux-Arts de Séville. «Mon père a enfin tout accepté (il espérait que son fils deviendrait ingénieur agronome selon son vœu). Du coup, il m'a donné tellement d'argent que j'en ramène avec moi».
Artiste picaresque, il se transporta à Madrid. Puis d'un lieu à un autre afin d'affûter son style. Melehi n'abdiqua pas son rêve de sillonner le monde avec une insolente flamboyance, ainsi qu'en témoignent ses investigations qui ont entouré ses escales fécondes à Rome, Paris et New York. Il y affina sa maîtrise des arts graphiques, de la peinture, de la photographie, de la sculpture et de la gravure.

M. Melehi travaillant sur un projet de fresque dans la cafeteria du Minneapolis Institute of the Arts, 1962. Photo Toni Maraini. Archives Faten Saffiedine.
Poésie d'une forme ondulée
La période inaugurale de Melehi fut marquée du sceau de l'austérité, qui se traduisait dans son choix résolu d'une austère monochromie (peinture en noir sur noir). Entre 1954 et 1964, sa peinture prit un tournant : les formes géométriques étaient traitées par association de couleurs (un peu comme on dirait «par association d'idée»). Ce changement de cap était le fruit de ses pérégrinations. Spatialisme, art conceptuel, Gesalt théories, Zen, sont autant d'éléments divers venant stimuler une expérience de jeune peintre.

Mohamed Melehi, Solar Nostalgia, 1962, huile sur toile, 122 x 122 cm. Collection particulière.
De retour au Maroc, il entreprit une recherche sur l'art marocain rural et populaire citadin, ses lois plastiques, ses «patterns» stylistiques et ses significations psychologiques. Il découvrit ainsi, une tradition oubliée et négligée, certes, un filon dont la peinture pourrait extraire de merveilleuses pépites. Cette révélation bouleversa sa démarche, comme l'écrivit la critique d'art Toni Maraini : «Comme d'autres artistes de sa génération pareillement impliqués dans une recherche qui échappait alors, grâce à leur lucide enthousiasme, à toute complaisance démagogique, folklorique et, même, plastique (il s'agissait surtout de se mette en syntonie avec ‘ce que l'on porte en soi ‘ (J. Gharbaoui), plutôt que de rechercher à l'extérieur de soi une quelconque formule stylistique qui permette de se dire «marocains»), Melehi devait reconnaître dans le symbole, le signe, la couleur et le traitement de l'espace d'une grande culture visuelle marginalisée, un champ de référence le ramenant tout droit vers la matière picturale et vers des questions très actuelles».
Peu à peu, il se forgea son propre langage plastique, constitué d'alternances de couleurs chaudes et froides illuminant un motif récurrent : l'onde. Répétée. Sans cesse recommencée. Le label de Melehi sans aucun doute.
Durant la décennie soixante-dix, Melehi ancra son art dans la dramaturgie des éléments naturels, des forces ouraniennes et sidérales : eau, terre, feu, air, s'associant et se décomposant en rayons, tourbillons, astres, arc-en-ciel...
Chaque fois qu'un problème plastique ou qu'une idée l'intéresse, Melehi les assument totalement; il les médite, les analyse, les transforme, les propose.
Par la suite, sans crier gare, il bifurqua vers la peinture cellulosique sur panneaux de bois. Une technique quasi industrielle. Il dessinait lui-même les formes que son assistant remplissait à coups de pistolet à pression.

Composition, 1976, découpage cellulosique sur panneau, 110 x 95 cm.
En 1992, il revient à ses premières amours : la toile et la peinture à l'huile, avec une géométrie très inspirée de Mondrian. Encore une mutation d'une œuvre polymorphe dont la seule unité réside dans son obsession par ces vagues qui jaillissent tumultueusement.
A partir des années quatre-vingt, on vit flotter sur les crêtes de vagues (répertoire qui demeure fidèle à sa propre syntaxe) des signes identitaires, tels que le croissant lunaire et des formes calligraphiques. En effet, non seulement les éléments calligraphiques avaient été le sujet d'une composition picturale («Allah») dont Melehi a tiré en 1972 une série de sérigraphies, mais ils avaient aussi – et surtout – été entre 1965 et 1970 au cœur même de sa recherche. Il s'en servait afin de soulever des problèmes de graphie, d'image, de forme, de sens et de contre-sens relevant de la matière picturale.
Depuis, Melehi exploite un seul motif privilégié : l'onde. Elan, flamme, lune, vague, rayons, pulsation, vie, elle est un module féminin-masculin, prétexte à des structures dynamiques traitées en «métaphores optiques».
«Depuis ses premières recherches, une démarche cardinale semble caractériser l'œuvre de M. Melehi : définir un espace où les formes donnent corps à une construction par antithèse (position-contraposition), et dont la topologie propre résulte d'un agencement dialectique des champs de perception et de leur relation d'ensemble. Cette structure sémantique laisse circuler tout un jeu d'opposition, de contamination et de renversement de sens. Ceci l'amènera par la suite à rendre l'espace bleu cobalt aussi calme que le feu, la flamme aussi liquide que l'eau, l'eau aussi légère que la terre, la terre aussi irisée que le faisceau d'un prisme, le prisme aussi pétrifié que des rayons, la lumière aussi ondulée que l'eau et ainsi de suite jusqu'aux plus récents signes calligraphiques immobilisés en images iconiques, aux croissants nacrés devenus graphie du ciel», lit-on dans Ecrits sur l'Art, de Toni Maraini.
Melehi, un homme d'action
Invité, en 1964, à se joindre à l'équipe professorale de l'Ecole des Beaux-Arts de Casablanca, Melehi incorpore dans sa pédagogie des pratiques nouvelles qui s'avèrent finalement mieux à même d'éveiller l'attention des étudiants : collages, action gestuelles, interventions automatiques ou physiques sur des supports préexistants, apprentissage de la photographe comme substitut à l'expression orale… Un enseignement artistique et fécond. «J'accrochais des tapis berbères aux murs. Je leur faisais tracer et faire des agrandissements, en noir et blanc, des lignes qui structuraient certains objets comme ces fibules dont ils connaissaient l'existence… Parallèlement, j'essayais de dégager pour eux des correspondances en les sensibilisant sur la transversalité des disciplines. Je leur parlais du Bauhaus, du dadaïsme, du futurisme…», dit-il à Nadine Gayet-Descendre.
A l'époque la rupture abstraite, prônée par Jilali Gharbaoui, et la présentification des racines, vantée par Ahmed Cherkaoui, s'étaient mises en sourdine. Un establishment intouchable occupait le terrain. L'art naïf, le folklorisme et l'académisme étaient hissées au rang de référence par les services des Beaux-Arts. Mièvrerie et fadeur. Poussiéreux legs du colonialisme.
Ceci dit, unis par la même aversion que Farid Belkahia et Mohamed Chebâa, Melehi secoue le cocotier des valeurs esthétiques désuètes et arrima la peinture marocaine à une contemporanéité, certaine. Ce fut en grande partie grâce à son ardeur au combat que le service honni finit par s'affaisser lamentablement.
Selon Aziz Daki, un critique d'art, Melehi «est si présent dans les petits et grands aces qui ponctuent l'histoire de la peinture moderne au Maroc qu'il en constitue – très probablement – la conscience la plus aiguë».

Jamâa El Fna, 1969 (de gauche à droite) - Ataallah, Farid Belkahia, Mustapha Hafid, Mohamed Hamidi, Mohamed Chebâa et Mohamed Melehi.
Avec Belkahia et Chebâa, Mohamed Melehi est un de ceux qui ont fomenté, en 1969, l'exposition-manifeste de Jamâa El Fna, à Marrakech, pour s'élever contre le poussiéreux Salon de Printemps à Marrakech, véritable tout-à-l'égout, et où sont explicitées les relations entre l'artisanat marocain et l'art moderne. Cette manifestation constitue la première exposition en dehors des galeries dans l'histoire de la peinture moderne au Maroc. Les mœurs picturales établies se métrèrent à décliner, pendant que la nouvelle peinture commence à sortir de l'ombre.
Melehi se fit le devoir de mettre en pratique les idées autrefois soutenues au sujet de l'intégration de l'œuvre et de l'artiste dans la société. Alors qu'il était conseiller municipal de la ville d'Assilah, Melehi fit preuve de bravoure pour intégrer la peinture à l'espace urbain. En mars 1978, onze peintres exécutèrent des fresques murales. L'effet en est heureux : l'expérience est renouvelée à chaque édition du Mussem culturel d'Assilah, est tentée dans d'autres cités.

Fresque de Mohamed Chabâa, Festival des arts d'Asilah, fin des années 1970. Photo M. Melehi. Archives Faten Saffiedine.
Outre le fait de peindre des façades, réaliser des muraux, dessiner des affiches, éditer des sérigraphies (les premières, en 1972), Melehi s'intéressait à l'art graphique, à l'édition des films documentaires et des livres (ce fût grâce à lui que la première revue d'art, Intégral, et le livre sur la peinture d'Ahmed Cherkaoui virent le jour) et était, enfin, concrètement actif là où il s'agit de participer à l'organisation de manifestations artistiques et culturelles, ou de mener un combat, tel celui du mieux-être des artistes. Ce fut ainsi grâce à lui que la photographie fut introduite dans l'enseignement plastique, que l'Association marocaine des Arts plastiques fut fondée et que le moussem d'Assilah fut créé… Disons que Mohamed Melehi a donné ainsi de son temps à une certaine situation artistique nationale, comme il en avait donné à ses toiles.
Quand on scrutait la sveltesse de Melehi, on se disait le temps n'a pas eu de prise sur le dinosaure de l'art marocain. Il est passé sans laisser de trace. A 84 ans passés, les cheveux clairsemés, et la barbe, épanouie, étaient d'un blanc de neige, mais l'allure a demeuré juvénile, le sourire enjôleur, l'œil pétillant de malice et le cœur nomade. Son visage exhalait une douceur infinie. Vous tentez de vous y tremper, mais le regard se dérobe. Majestueux. Du charisme. De l'épaisseur humaine. Sage. Trop sage, avec l'éclat en plus. C'est son naturel qui a fait de Melehi un artiste accompli. Il s'y est tenu toute sa vie, malgré les trompettes criardes de la renommée.
Adieu Melehi.


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