En 2003, Me Mohamed Boucetta, président de la Commission royale de la réforme de la Moudawana présentait le projet du Code du Statut personnel. Dix ans plus tard, il revient sur la genèse du Code de la famille et livre son appréciation de la situation de la femme aujourd'hui dans notre société. Mohamed Boucetta : Cette année, la Journée mondiale de la femme coïncide avec le 10ème anniversaire de la promulgation de la Moudawana. Une décennie plus tard, quelle évaluation faites-vous de la progression de la cause féminine au Maroc ? Et de l'impact de ce texte sur la société ? Mohamed Boucetta : Je crois que sur le plan strict de la famille, une évolution énorme a été réalisée. Evolution tant en ce qui concerne le rôle premier de la femme qui est devenue, je ne dirais pas totalement l'égale de l'homme, mais je dirais son égale en ce qui concerne la façon de gérer la famille, d'élever les enfants, de posséder et de jouer pleinement son rôle de pilier de la famille... F. N. H. : Egalement de transmettre sa nationalité à ses enfants ... B. C. : Cette question de la transmission de la nationalité est venue tout de suite après la Moudawana, ce qui est une évolution favorable et positive. Et je crois, je peux le dire d'une façon très nette et très claire, que le Maroc a réalisé ici une donnée fondamentale du fait que la Moudawana a supprimé le «wali» (NDLR : tuteur) en ce qui concerne le mariage, mais aussi la tutelle de l'homme de façon générale, et dans la gestion de la famille. Bien évidemment, ont été soulevées d'autres questions relatives à la pension alimentaire, le divorce ou encore le partage des biens acquis durant le mariage. Et ces problèmes ont été réglés de manière positive pour donner à la femme le rôle adéquat qu'elle doit avoir dans la société. Qu'il y ait encore des réticences, voire des applications du texte non complètes, est un fait. Et je crois que l'effort qui a été fourni, notamment par le ministère de la Justice, s'est traduit par des résultats positifs. Mais il reste un effort considérable à faire dans la société et ceci reviendra notamment aux associations de femmes, à la société civile de façon générale, pour changer cette mentalité qui existe et qui est en décalage avec le texte et le projet de société auquel aspire le Maroc. Nous avons vu notamment, en ce qui concerne le délit, voire le crime de viol, que nous ne pouvons pas régler ce problème en nous basant sur un texte législatif ancien. Il faut se mettre au niveau de la société et, par conséquent, trouver les formules qu'il faut pour que les textes évoluent également. Deuxièmement, et là c'est un sérieux problème auquel il faut remédier, celui du mariage des mineurs. Vous savez qu'à l'époque où le texte de la famille a été promulgué, un peu partout dans le monde, la femme ne pouvait contracter mariage qu'à l'âge de 15 ans et avec l'autorisation de son «wali», autorisation qui était obligatoire à tout âge. Le Maroc avec la Moudawana a fait un saut important en relevant l'âge du mariage à 18 ans, comme pour l'homme, ce qui n'est arrivé en France que deux années après nous. Mais il se trouve que l'application du texte en matière du mariage des mineurs ne correspond pas à cette évolution que veut ancrer le texte. F. N. H. : D'ailleurs les dérogations sont devenues la règle dans certaines villes et campagnes au Maroc ... B. C. : En effet, un effort doit être fait tant au niveau des tribunaux, du ministère de la Justice que sur le plan de l'information. La vulgarisation du texte et son explication sont de ce fait primordiales auprès des concernés. F. N. H. : En dehors du noyau familial, comment la femme a-t-elle été réhabilitée dans son droit de citoyenne à part entière ? Sachant que la Constitution, dans son article 19, instaure la parité homme/ femme ..., comment réduire les écarts entre les textes législatifs et le vécu des femmes marocaines ? B. C. : Ceci pose le problème de la position de la femme en général dans la société marocaine. Je crois qu'au Maroc, et il faut le dire clairement, une évolution importante a été faite. Pour revenir aux cinquante dernières années, nous étions parmi les premiers à reconnaître à la femme le droit de vote dans les institutions locales et nationales. Cela renforçait la position de la femme dans la société comme décideur, en tant qu'électrice puis comme éligible. Puis, sa participation dans la vie de la société a été renforcée. Ainsi, dans le domaine judiciaire, elle a rapidement évolué pour devenir magistrat ! Cela aurait pu poser problème au vu de la charia, mais le Maroc a dépassé ce stade là pour donner à la femme d'autres prérogatives dans la société, tant sur le plan économique que sur le plan politique ou social. Pour vous dire, actuellement au Maroc le patron des hommes d'affaires est une femme ! Aussi, les femmes siègent-elles au Parlement comme députées ou conseillères. Il est vrai que ce n'est pas totalement une parfaite et équitable représentativité, mais le Maroc a bien évolué sur ce point-là aussi. Dans tous les domaines, un effort considérable a été fait et est à saluer. Cela est-il suffisant ? Cela se fait-il de manière complète et totale ? La femme accède-t-elle à toutes les responsabilités ? Je dirais qu'il y a encore beaucoup à faire ! F. N. H. : Un facteur clé a joué en faveur de la femme marocaine: d'abord des hommes et des femmes ayant porté cette cause féminine. Mais, arrivée à un certain stade, cette cause a pu être débloquée par le choix du Souverain, SM Mohammed VI, à porter cette cause. Jusqu'à quelle mesure ce soutien a-t-il été décisif ? B. C. : En ce qui concerne la Moudawana ( Code du Statut personnel qui est devenu Code de la famille), un effort a été fait depuis 1957-58, avec la Commission mise en place par feu Mohammed V et dont Allal El Fassi a été le rapporteur. Ce dernier a essayé à l'époque d'apporter des idées nouvelles, notamment concernant l'interdiction de la polygamie... Mais cet effort n'avait pas abouti face à la réticence très forte de la société. Une évolution très importante est également à souligner à l'époque de feu Hassan II, notamment en 1993 avec les réformes faites. Mais la grande avancée a été réalisée par SM le Roi Mohammed VI, par l'orientation et les recommandations qu'il a suggérées pour la rédaction des textes de la Moudawana et, notamment, pour le rôle que doit jouer la femme au sein de la famille et dans la société d'une façon générale. En témoigne notamment, la constitution de la Commission de la réforme de la Moudawana que j'ai eu l'honneur de présider dans la deuxième phase de ses travaux (Il ne faut pas oublier l'effort considérable et le travail accompli sous la direction de Si Driss Dahak, président de la Cour suprême). La participation de la femme dans cette commission a été d'un grand intérêt et très positive. L'occasion pour moi de rendre hommage à mesdames : Rahima Bourkia, présidente de l'Université de Mohammedia, Zhor L'Hor, conseillère à la Cour suprême et présidente actuellement du plus grand tribunal de la famille au Maroc et Dr. Nezha Guessous, spécialiste en gynécologie obstétrique et actuellement chef d'un grand hôpital. Ces dames cultivées et très compétentes (chacune dans son domaine) ont joué un rôle important dans les travaux de la Commission. Elles sont pour moi l'exemple de la femme marocaine active et qui participe d'une manière positive à l'évolution de la société. Tout cela a été fait sur les recommandations que SM Mohammed VI m'a faites dès le premier jour où il m'a chargé de présider cette commission. Recommandations qui portent sur trois éléments essentiels : rétablir la femme dans le rôle qu'elle doit avoir dans la société, et ceci fut la priorité et deuxièmement se pencher sur les cas délicats, notamment les femmes divorcées surtout avec enfants. Et troisièmement, et là je reprend la formule de SM : « Je n'interdirai pas ce que Dieu a autorisé et je n'autoriserai pas ce que Dieu a interdit ». Donc nous avons travaillé et proposé des textes en conformité avec l'esprit et les valeurs de l'Islam tout en prenant en considération l'évolution de la société dans le monde où nous vivons. Et ceci a été une orientation déterminante pour le travail de toute la commission et pour moi-même pour aboutir à ce texte qui doit être toujours mis à jour parce que c'est une matière vivante. Toujours est-il qu'il constitue une réelle percée pour le Maroc et un exemple pour nombre de pays musulmans. F. N. H. : Quel message pour les femmes en ce 8 Mars ? B. C. : Je leur dirai de continuer à bien faire et surtout, puisque nous parlons de la Moudawana, de vulgariser et d'expliquer ses dispositions pour procéder au changement des mentalités figées. Les mentalités au Maroc sont très difficiles à faire bouger, mais avec l'évolution du monde et les nouvelles générations de jeunes Marocaines et Marocains, il faut maintenir le cap. Je leur dis bravo pour tout ce qui a été fait et qu'elles continuent à aller de l'avant.