L'Algérie vient de reporter à 2020, au lieu de 2017, la levée des barrières douanières avec l'Union européenne pour protéger son industrie naissante. L'Union européenne a privilégié les relations inter-gouvernentales et a négligé la société civile des pays du Maghreb. A l'aune des évènements récents, la société civile maghrébine doit devenir pour l'Union européenne un partenaire incontournable, au même titre que les institutions étatiques. J. Kerdoudi, président de l'IMRI, diagnostique en profondeur l'histoire et les perspectives des relations entre le Maghreb et l'Union européenne dans un contexte très mouvementé. - Finances News Hebdo : Peut-on savoir dans quel cadre s'inscrit l'étude publiée dans les «Cahiers de l'IMRI» sur les relations Maghreb-Union européenne ? - Jawad Kerdoudi : L'IMRI entreprend chaque trimestre une étude qui est publiée dans les «Cahiers de l'IMRI», et qui est disponible sur le site de l'IMRI www.imri.ma. Après le Printemps arabe et les bouleversements politiques qu'il a entraînés, il nous a paru utile de faire un bilan des relations Maghreb-Union européenne et de proposer des recommandations pour l'avenir. - F. N. H. : Pouvez-vous nous faire un historique des relations Maghreb-Union européenne ? - J. K. : Dès la création de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, dans laquelle la France a été membre fondateur, s'est posé le problème des relations que devait avoir la CEE avec les pays du Maghreb. Cette question a trouvé une première réponse par l'Accord commercial conclu entre le Maroc et la Communauté européenne en 1969. A partir de 1990, la Communauté européenne a ressenti le besoin de définir une politique plus large vis-à-vis des pays tiers-méditerranéens. Ce fut d'abord la politique méditerranéenne rénovée (PMR) qui a introduit des innovations, telles que l'appui aux réformes économiques, le développement de la coopération décentralisée, et la nécessité d'une approche plus globale. Ce fut ensuite la proposition de la Commission européenne faite en 1995 à douze partenaires méditerranéens d'établir un partenariat euro-méditerranéen, assorti d'une aide financière dans le cadre du programme Meda. Pour concrétiser les nouvelles orientations, une Conférence euro-méditerranéenne s'est tenue à Barcelone les 27 et 28 novembre 1995 qui a défini les bases du «Processus de Barcelone». En 2004 a été établie la Politique européenne de voisinage (PEV) suite à l'élargissement de l'Union européenne et qui s'adresse aux voisins de l'Europe de l'Est et du Sud. Pour marquer le dixième anniversaire de la Conférence de Barcelone, un Sommet a eu lieu dans la même ville en 2005, qui a fait le bilan de la décennie et a ouvert de nouvelles perspectives à la coopération euro-méditerranéenne. Afin de relancer le Processus de Barcelone, fût fondée le 13 Juillet 2008 à Paris l'Union pour la Méditerranée qui regroupe tous les membres de l'Union européenne et les pays sud-méditerranéens. Enfin en 2011, les pays arabes du sud de la Méditerranée ont connu un véritable séisme appelé «Printemps arabe», qui a entraîné un bouleversement politique considérable et obligé l'Union européenne à revoir ses relations avec la rive sud de la Méditerranée. Les pays du Maghreb font partie intégrante du partenariat euro-méditerranéen, et sont membres à des degrés divers des institutions créées à cet effet. La Mauritanie, quant à elle, est signature des conventions ACP. - F. N. H. : Quelle appréciation peut-on faire aujourd'hui du bilan de ce partenariat ? - J. K. : Le bilan du partenariat entre l'Union européenne et le Maghreb à ce jour est mitigé. On peut signaler comme éléments positifs la signature d'Accords d'association entre l'Europe et les pays du Maghreb qui sont entrés en vigueur pour la Tunisie en 1998, pour le Maroc en 2000, et pour l'Algérie en 2005. Ces Accords ont permis l'octroi d'aides financières à ces pays sous forme de dons ou de prêts de la BEI. Ils ont permis également la promotion des investissements européens au Maghreb, et le transfert de technologies grâce à la coopération technique. Les pays du Maghreb ont bénéficié à des niveaux différents de la coopération avec l'Union européenne. - F. N. H. : Mais il faut dire que le Maroc se démarque des autres pays du Maghreb... - J. K. : C'est le Maroc qui a fait le plus d'efforts vis-à-vis de l'Union européenne, et qui a obtenu en 2008 le Statut avancé, qui lui permet d'avoir tous les avantages d'un Etat membre, sauf la participation aux institutions politiques de l'Union européenne. L'autre bénéficiaire important de la coopération avec l'Union européenne a été la Tunisie. Quant à l'Algérie, la Mauritanie et la Libye, l'implication de ces pays vis-à-vis de l'Union européenne fut moindre. L'Algérie, pour des raisons politiques et du fait de ses énormes ressources financières provenant de la commercialisation du pétrole et du gaz, n'a pas manifesté un grand intérêt pour l'Union européenne. Elle vient d'ailleurs de reporter à 2020 au lieu de 2017, la levée des barrières douanières avec l'Union européenne pour protéger son industrie naissante. La Libye sous la gouvernance du Colonel Kaddafi, disposant de ressources importantes provenant des hydrocarbures, s'est intéressée surtout à l'Afrique sub-saharienne. Quant à la Mauritanie, elle a pris une part modeste à la fois vis-à-vis des Conventions ACP et de l'Euromed. - F. N. H. : L'élargissement de l'Europe à des pays de l'Est a aussi impacté négativement le partenariat avec le Maghreb ? - J. K. : Les éléments négatifs des relations entre le Maghreb et l'Union européenne sont assez nombreux. Les pays de l'Est de l'Europe ont été intégrés à l'Union européenne en tant que membres à part entière après la chute de l'URSS. Ils ont bénéficié de sommes considérables à titre d'aides financières non remboursables, d'une masse d'investissements en provenance de l'Ouest de l'Europe, et d'une coopération tous azimuts. Les efforts de l'Union européenne vis-à-vis des pays du Maghreb ont été beaucoup plus restreints, et le seul objectif possible est «le Statut avancé» sans aucune possibilité d'adhésion à l'Union. De plus, l'Union européenne a soutenu les régimes autoritaires au Maghreb, et notamment les dictatures de Tunisie et de Libye. Certes, il y a eu quelques protestations du Parlement européen vis-à-vis du manque de démocratie et du non respect des droits de l'homme au Maghreb. Mais aucune sanction concrète n'a été prise par la Commission européenne suite à ces protestations. De plus, l'Union européenne a privilégié les relations inter-gouvernentales, et a négligé la société civile des pays du Maghreb, n'accordant qu'un très timide appui aux ONG maghrébines qui luttent pour la démocratie, le respect des droits de l'homme, et contre l'économie de rente et la corruption. Enfin, l'Union européenne s'est protégée telle une forteresse vis-à-vis du Maghreb, par l'instauration d'un système de visas extrêmement contraignant. Sur le plan institutionnel, alors que le Processus de Barcelone préconisait une action multilatérale, visant à développer ensemble tous les pays du Maghreb, la Politique européenne de voisinage est revenue au système bilatéral et à la conditionnalité. L'aide de l'Union européenne étant soumise à certains critères que doivent remplir les pays du Maghreb qui souhaitent en profiter. Plus inconséquente a été la création en 2008 de l'Union pour la Méditerranée, un ensemble hétéroclite de 43 pays dont certains n'ont rien en commun. Qu'ont en effet en commun la Mauritanie et Monaco qui sont deux pays membres de l'Union pour la Méditerranée ? On peut citer également Israël et les pays arabes qui sont en conflit perpétuel, qui a été aggravé par l'agression israéliene sur Gaza du 27 décembre 2008 au 19 janvier 2009. De plus, l'Union pour la Méditerranée ne bénéfice d'aucun financement propre pour la réalisation de ses projets. Cependant, suite au changement de la co-présidence : l'Union européenne en lieu et place de Nicolas Sarkozy, et la Jordanie remplaçant l'Egypte, et sous l'impulsion du nouveau secrétariat général marocain Fathallah Sijelmassi, nommé en février 2012, une nouvelle orientation a été donnée à l'UPM. Cette dernière privilégie la jeunesse et l'emploi, et vise une approche résolument tournée vers des projets concrets de coopération régionale. On peut citer à titre d'exemple la construction d'une usine de désalement de l'eau de mer à Gaza, l'autoroute trans-Maghreb, et l'Université euro-méditerranéenne de Fès. Pour assurer sa crédibilité, l'UPM doit réaliser au moins l'un de ces projets dans les meilleurs délais. - F. N. H. : A l'aune de ce bilan des relations Maghreb-Union européenne, quelles sont les nouvelles orientations que vous préconisez dans votre étude ? - J. K. : Face à ces nombreux éléments négatifs, et pour construire une nouvelle relation entre le Maghreb et l'Union européenne, il y a lieu de prendre en considération les orientations suivantes. Tout d'abord sur le plan politique, l'Union européenne doit cesser tout soutien aux régimes autoritaires, et reconnaître tout gouvernement issu d'élections libres et transparentes. Elle doit encourager par tous les moyens administratifs et financiers, l'instauration de démocraties solides et durables dans les pays du Maghreb. Ces démocraties sur le plan concret doivent procéder à des élections libres et régulières, respecter la liberté d'association, d'expression et de réunion, ainsi que la liberté de la presse et des médias. Elles doivent instaurer l'Etat de droit avec un pouvoir judiciaire indépendant. Elles doivent lutter contre la corruption, l'économie de rente, la réforme du secteur de la sécurité, et l'établissement d'un contrôle démocratique des forces armées et de sécurité. Le Partenariat euro-maghrébin doit passer par un double processus : vertical entre l'Union européenne et les pays du Maghreb, et horizontal entre les pays maghrébins eux-mêmes. D'autre part, l'Union européenne doit faciliter la mobilité et la circulation des personnes entre le Maghreb et l'Union européenne. Cette mobilité est indispensable pour le développement des relations économiques et culturelles entre les deux rives de la Méditerranée. Certes, il serait souhaitable que les cinq pays du Maghreb évoluent ensemble dans leurs relations avec l'Union européenne, reprenant ainsi l'esprit de la Déclaration de Barcelone. Cependant, la mise en œuvre par l'Union européenne d'une conditionnalité positive et démocratique, peut aider certains pays du Maghreb à rattraper leur retard. La société civile maghrébine doit devenir pour l'Union européenne un partenaire incontournable au même titre que les institutions étatiques. Ceci permettra des progrès dans le processus démocratique des pays du Maghreb, ainsi qu'un rapprochement entre les sociétés des deux rives de la Méditerranée. D'autre part, l'Union européenne doit lutter contre la propagation de l'islamophobie en Europe, et promouvoir d'idée que l'Islam est compatible avec la gouvernance démocratique. Plus important encore est l'appui que doit apporter l'Union européenne aux pays du Maghreb pour leur développement économique et social. Le Printemps arabe a eu des conséquences désastreuses sur l'économie de la Tunisie et de la Libye, moindres pour ce qui concerne l'Algérie, le Maroc et la Mauritanie. Il est apparu que la création de zones de libre-échange est une condition nécessaire, mais non suffisante pour le développement économique et social des pays du Maghreb. Le développement économique ne peut s'accomplir dans les pays du Maghreb sans une aide financière accrue de l'Union européenne, une assistance technique tous azimuts, et le développement des investissements productifs. Pour ce qui est du développement social, une aide accrue de l'Union européenne est indispensable dans les domaines de l'éducation, de la santé, du logement social. Sur le plan institutionnel, il y a lieu de privilégier le Groupe 5+5. Il regroupe des pays voisins et riverains de la Méditerranée ayant des préoccupations communes. Les relations économique et humaines y sont déjà très développées du fait des échanges commerciaux et du tourisme. Ce Groupe n'est pas directement concerné par le conflit israélo-palestinien, et peut tenir des réunions sans problèmes. Pour le rendre plus efficace, il y a lieu de l'institutionnaliser davantage, avec un Secrétariat permanent et un Sommet annuel des chefs d'Etat. Il faut également élargir ses activités car il ne peut pas se contenter des questions sécuritaires et de défense. Il doit s'impliquer dans tous les domaines politique, économique, et social. Il faut enfin lui trouver des sources de financement pour la réalisation de projets communs. - F. N. H. : Dans les «Cahiers de l'IMRI», vous insistez sur l'intégration maghrébine comme condition nécessaire au développement du partenariat euro-méditerranéen. Jusqu'à quel degré ce type de partenariat resterait limité à cause du non-Maghreb ? - J. K. : A ce sujet, il est grand temps de construire une véritable Union maghrébine que l'Union européenne doit encourager par tous les moyens, notamment en instituant des financements spécifiques pour les projets régionaux impliquant deux ou plusieurs pays maghrébins. Toutes les études ont montré que le non-Maghreb coûte 2 à 3 points du PIB à chaque pays maghrébin, alors que le commerce inter-régional correspond seulement à 4% des échanges. Il faut commencer par l'ouverture de la frontière terrestre entre l'Algérie et le Maroc. Il est en effet inconcevable en plein XXIème siècle qu'une telle frontière reste fermée entre deux pays voisins. La fermeture de cette frontière bloque non seulement les échanges entre la Mauritanie, le Maroc, et l'Algérie, mais également avec la Tunisie et la Libye. Un espoir est né avec le nouveau Président tunisien Moncef Marzouki, fervent défenseur de l'Union maghrébine, et qui s'efforce de réunir un Sommet de l'UMA dans les meilleurs délais. Propos recueillis par S. Es-siari