Les campagnes de communication et de sensibilisation ont permis de changer la perception du cancer par les Marocains, les encourageant ainsi à se faire dépister. Grâce aux efforts de l'ONG qui soutient la politique de santé, la prise en charge des cancers est passée de 11.500 personnes à plus de 20.000 en seulement cinq ans. Mais il ne suffit pas de construire des centres, il faut encore assurer les médicaments, la formation et la motivation des RH, en plus des maisons d'accueil des familles. Le Dr Rachid Bekkali, Directeur exécutif de l'Association Lalla Salma de Lutte contre le Cancer, fait le point sur les six dernières années de lutte contre le cancer. - Finances News Hebdo : La première question qui s'impose est : est-ce que la perception du cancer par les Marocains a évolué ? - Rachid Bekkali : Il y a presque six ans, à la création de l'Association, et juste après la déclaration de SAR la princesse Lalla Salma, la première étude que nous avions lancée concernait la perception par la population de cette pathologie qui est très grave pour la santé publique. Cette première enquête a été réalisée auprès d'un échantillon représentatif de la population marocaine puisqu'il englobe les professionnels de santé, les patients et leurs familles également. Cette enquête a révélé de façon importante qu'il y avait un problème de mystification du cancer, c'était un tabou et les Marocains en avaient peur à telle enseigne qu'ils ne le nommaient pas. Cette maladie chronique était désignée par plusieurs appellations comme «la maladie innommable», «la mauvaise maladie» ou «l'ennemi». Et c'est à partir de ce constat que nous avons fondé la première campagne de communication de l'ALSC avec pour objectif de démystifier le cancer ou les cancers. Cette campagne expliquait aux patients, leurs familles, au corps soignant et au reste de la société que cette pathologie est certes grave, lourde mais quand on la dépiste à un stade précoce et quand elle est bien prise en charge, on peut en guérir dans un pourcentage très élevé. Sauf certains cas comme le cancer des poumons, qui touche un fumeur sur deux, qui n'a pas de traitement, mais qu'on peut prévenir en luttant contre le tabagisme. Quatre ans plus tard, et suite aux efforts fournis sur le terrain en communication et sensibilisation, nous avons refait la même enquête qui a dévoilé un changement de perception extraordinaire de cette maladie. Et l'un des progrès est qu'on la nomme : cancer ! Ce qui se traduit également par un changement de comportement, les citoyens vont spontanément faire le dépistage, preuve en est les résultats enregistrés en ce laps de temps. En effet, la prise en charge des cancers a évolué considérablement, passant de 11.500 personnes à plus de 20.000 en seulement cinq ans. - F. N. H. : En évoquant la question de la prise en charge des patients, est-ce qu'on peut avoir une idée sur l'état d'avancement du programme d'ouvertures de centres de soins ? - R. B. : Tout d'abord, je voudrais rappeler que nous sommes une ONG à but non lucratif et que notre mission est de soutenir l'Etat dans la lutte contre le cancer. Cette pathologie n'était pas prise en charge de manière particulière. Et un Etat ne peut pas à lui seul tout faire, d'ailleurs que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis d'Amérique, nombre d'associations et d'ONG participent à ce combat de lutte contre le cancer tant la maladie est lourde de conséquences et nécessite une grande mobilisation, qu'on en fait une affaire de toute la société. Et la création de l'ALSC va dans cet esprit de soutien de la politique de l'Etat en la matière. Par conséquent, nous n'avons pas de centres d'oncologie propres à l'Association, puisque nous les créons en partenariat avec le ministère de la Santé, notre partenaire dans la stratégie de lutte contre le cancer. Puis, avant la création des centres de soins, il fallait procéder à une étude épidémiologique qui devait démontrer quels types de cancer existent au Maroc, leur prévalence, la population atteinte… - F. N. H. : Justement, à la création de l'Association, il n'existait pas de données épidémiologiques fiables sur cette pathologie à part le registre du Grand Casablanca. Aujourd'hui, dispose-t-on de sources d'informations viables sur cette maladie ? - R. B. : En effet, nous avions créé ce registre du cancer en partenariat avec le ministère de tutelle, la Faculté de médecine et le CHU de Casablanca. Il a été fait appel à des experts internationaux qui nous ont aidés à créer ce registre à Casablanca parce qu'elle représente 13% de la population, et par conséquent l'échantillon était suffisamment représentatif de la population nationale. A travers ce registre, il a été démontré que les cancers les plus fréquents sont ceux du sein et du col de l'utérus chez la femme et celui des poumons et le colorectal chez l'homme. Et le cancer, chez l'enfant représentait 2 à 3% des cancers soit 1.200 nouveaux cas chaque année. En moyenne, on estime 30.500 nouveaux cas par an, soit une prévalence de 100 pour 100.000 personnes. Avant la création de ce registre il n'y avait que des estimations selon le modèle mathématique de l'OMS appliqué à toute la région de l'Afrique du Nord. Partant de là, il a été décidé que la seule manière efficace, démontrée dans les pays développés, est d'élaborer un plan de lutte efficace. Et c'est ainsi que cette lutte s'est inscrite dans un contexte global et a été intégrée dans le système de santé marocain. Pour revenir à la question des centres de traitement, il est évident qu'ils ne suffisent pas à lutter contre le cancer, pas plus que la prévention. Toute action isolée aurait été vaine et sans impact sur cette pathologie. D'où la création d'un cadre conceptuel du Plan national de prévention et de contrôle du cancer, qui va de la prévention jusqu'aux soins palliatifs. Ce plan, étalé sur dix ans, de 2010 à 2019, a été décliné sous forme de 74 mesures, ce qui permet de «mesurer» facilement l'impact des actions menées justement. Avec quatre mesures d'accompagnement, à savoir l'information, la mobilisation sociale, la plaidoirie au niveau de l'international… Evidemment, comme nous ne pouvons pas tout faire en dix ans, il a fallu établir les priorités. - F. N. H. : Concernant la prévention, la priorité est délinée entre autres par une campagne antitabac… - R. B. : Pour la prévention, nous avons commencé par la lutte contre le tabagisme puisqu'il est responsable de 30 % de tous les cancers et plus de 95% du cancer des poumons. La prévention passe également à travers la promotion de la vie saine, notamment une alimentation équilibrée et une activité sportive régulière. D'ailleurs, cette année l'ALSC lancera une grande campagne qui promeut justement ces bonnes habitudes. Egalement la vaccination, prévue à partir de 2014 et peut-être bien avant, notamment le vaccin contre le cancer du col de l'utérus qui est le deuxième cancer le plus fréquent chez la femme. Puis, l'effort est porté sur tout ce qui a trait à la réglementation en vue de la préservation de l'hygiène de vie, notamment des ouvriers ou des agriculteurs qui peuvent être exposés à des radiations ou à des pesticides, ou tout autre facteur aggravant. Ce chantier est mené en partenariat avec tous les départements concernés, puisque tous les ministères sont impliqués dans la mise en œuvre. Concernant la détection précoce, nous nous sommes fixé pour objectif de nous concentrer sur deux types de cancer : celui du sein et celui du col de l'utérus. Dans ce sens, nous avons élaboré un plan stratégique de dépistage précoce d'où le programme lancé dans le Royaume pour détecter le cancer du sein. Nous nous sommes imposé comme norme d'avoir un centre de santé par province relié aux autres centres de référence, qui se charge de faire le dépistage primaire. En cas de doute, la patiente est dirigée vers le centre de référence le plus proche pour un examen plus poussé. Sur les dix années que dure le plan, il est prévu la construction de 64 centres de référence. Dix sont déjà construits et dix autres sont en cours de construction. - F. N. H. : D'une région à une autre, les moyens diffèrent. Est-ce que la prise en charge est la même partout au Maroc ? - R. B. : Pour le traitement, il fallait normaliser. En effet, bien traiter ne signifie pas forcément et uniquement avoir des centres bâtis. Il faut les équiper, mettre en place une équipe de professionnels qui assurent la prise en charge, fournir les médicaments pour soigner les patients et surtout assurer un accueil et des patients et de leurs familles… il s'agit de toute une chaîne de valeurs à mettre sur pied pour assurer une vraie prise en charge. Et il faut également prévoir un centre d'oncologie de ce type-là pour chaque région du Maroc de plus de trois millions d'habitants, la prévalence étant de 100 pour 100.000 personnes. - F. N. H. : Aujourd'hui, où en êtes-vous dans la réalisation de cet objectif ? - R. B. : Aujourd'hui, nous comptons des centres à Casablanca, Rabat, Fès, Marrakech, Oujda, Al Hoceima et Agadir. Deux autres centres sont en cours d'installation, le premier à Laâyoune et le deuxième à Safi. D'autres vont ouvrir leurs portes fin 2012, notamment à Meknès et à Tanger. Donc, en un laps de temps de six ans, nous avons couvert tout le territoire national pour éviter tous ces flux qui convergeaient par le passé vers Rabat et Casablanca, arrivant parfois de villes lointaines sans avoir de proches pour les accueillir durant le traitement. C'est pourquoi, à côté de chaque centre, nous construisons une maison de vie pour accueillir les parents et proches des patients. - F. N. H. : Qu'en est-il de la radiothérapie ? - R. B. : Les normes retenues prévoient un accélérateur pour un million d'habitants, soit un pour 1.000 patients. Quand l'Association avait démarré son activité, on recensait quatre accélérateurs pour tout le Maroc. Aujourd'hui, nous en sommes pratiquement à 24 et notre objectif est d'arriver à 32 accélérateurs pour être aux normes dont j'ai parlé au début. Cela permet surtout de couvrir tout le territoire national et de réduire les délais des rendez-vous. A titre d'exemple, à Rabat qui compte désormais quatre accélérateurs, les délais d'attente sont passés de quatre mois à 15 jours. A Casablanca qui compte deux accélérateurs, les délais de RDV sont de deux mois et passerons à 21 jours avec l'arrivée d'un troisième accélérateur. - F. N. H. : Le cancer est une pathologie lourde qui nécessite des RH pointues en la matière. Est-ce que le rythme de formation suit celui des ouvertures de centres ? - R. B. : Il y a six ans, on comptait 50 spécialistes. Aujourd'hui, nous en avons 150 et 150 autres sont en formation et rejoindront les équipes existantes sur les trois prochaines années. Il s'agit d'une démarche intégrée. L'autre problème qui se posait était l'accès aux médicaments. Actuellement, on en achète pour 100 millions de DH et l'ALSC en achète pour 200 millions de DH pour assurer les soins aux patients, notamment tous les bénéficiaires du RAMED. Et nous avons amélioré les protocoles thérapeutiques pour assurer l'équité à l'échelle nationale. Un patient, où qu'il soit, recevra le même protocole que tout autre patient d'une autre région du Maroc ; les protocoles utilisés sont similaires aux protocoles européens et internationaux. Enfin, nous venons de lancer comme modèle pilote à Rabat et à Casablanca, les soins palliatifs que nous évaluerons avant de les généraliser à tout le Royaume. - F. N. H. : Le Maroc s'est inscrit dans la résolution internationale WHA 5822, adoptée en 2005. Qu'est-ce que cela nous apporte ? - R. B. : Comme vous le savez, la princesse Lalla Salma, présidente de l'ALSC, est également Ambassadrice de bonne volonté de l'OMS pour la lutte contre le cancer. Et notre plan est un ensemble de recommandations de l'OMS au niveau international qui place le cancer comme problème de santé publique. Et c'est ce qui a été fait au Maroc. La démarche utilisée par l'Association Lalla Salma de lutte contre le Cancer pour mobiliser les acteurs de cette initiative démontre que cette lutte est réalisable aussi bien dans les pays développés que dans les pays en voie de développement. On peut affirmer aujourd'hui que la lutte contre le cancer est possible ; il suffit d'y croire fortement. Mieux encore, le Maroc est leader dans le domaine en Afrique. Ces six dernières années, nous avons réalisé une avancée extraordinaire dans la lutte contre le cancer ! - F. N. H. : Si vous deviez faire le point sur le plan lancé en 2010 à l'horizon 2019, quel serait son taux de réalisation au jour d'aujourd'hui ? - R. B. : Ce plan de lutte est l'objet d'une évaluation annuelle entre les objectifs assignés et les réalisations sur le terrain. Il faut savoir que sur les 74 mesures contenues dans ce plan, il y a celles définitives qui relèvent du législatif, d'autres reviennent chaque année comme les campagnes de prévention. Ainsi, chaque année, SAR a consacré le mois d'octobre à la lutte contre le cancer du sein. Et en mai, un thème est choisi pour mener une campagne de prévention. Cette année, ce sera la promotion de la vie saine. Pour ce qui relève des constructions des centres, de la formation… je peux vous assurer que nous sommes en avance sur notre planning initial. Aujourd'hui, nous avons réalisé les trois quarts des 74 mesures contenues dans le plan. Nous sommes également en avance sur les programmes de dépistage, de détection, de prise en charge, de protocoles thérapeutiques, de construction… Seul bémol, le programme des soins palliatifs qui devait être entamé en 2011 et qui sera expérimenté seulement à partir de 2012 à Rabat et à Casablanca avant d'être généralisé au reste du pays. Propos recueillis par Imane Bouhrara