En l'absence d'une réglementation claire, on tire clandestinement profit des ressources génétiques du Maroc sans que ce dernier ne perçoive rien en retour. Ahmed Birouk, enseignant-chercheur à l'Institut Agronomique et Vétérinaire, estime qu'un travail de vulgarisation est nécessaire pour comprendre les enjeux des ressources génétiques pour le Maroc. • Finances News Hebdo : Quel est le rôle à jouer par le système universitaire et de recherche marocain pour traduire le protocole de Nagoya et l'élaborer dans la législation nationale ? • Ahmed Birouk : La législation sera élaborée par des juristes qui s'appuient sur l'expérience des chercheurs. Vous savez, le système de l'APA regroupe plusieurs parties prenantes, notamment les chercheurs, mais il implique également la mise en relation avec le marché, et la législation viendra pour réguler et réglementer de façon claire toute les transactions qui ont lieu entre deux pays qui auront adhéré au Protocole de Nagoya, afin d'effectuer de manière transparente les transferts des ressources génétiques d'un pays à un autre et de partager les avantages tirés de l'exploitation de ces ressources de manière légale, selon des conditions convenues au préalable, d'un commun accord entre les acteurs des deux pays. Les chercheurs ont un rôle important dans le sens où c'est à eux qu'incombe la mission d'inventorier les ressources du pays, de les connaître, les caractériser et surtout évaluer leur valeur effective et potentielle. Le travail se fait dans le domaine des propriétés génétiques d'une ressource, mais également au niveau de la chaîne des valeurs générées par l'utilisation des ressources génétiques d'une plante, d'un animal ou d'un micro-organisme ; c'est-à-dire depuis son obtention à l'état brut jusqu'au produit fini, après valorisation ; transformation ou extraction et mise sur le marché. On peut facilement entrevoir l'immensité du chantier que tout cela implique. • F. N. H. : Quelle est l'importance pour le système de recherche et d'enseignement de sensibiliser à cette question de protection des ressources génétiques et de préservation de la biodiversité? Elle demeure très peu connue. • A. B. : Tout à fait ! Mais, ce n'est pas propre au Maroc puisqu'il s'agit d'une question technique que même dans les pays les plus avancés, elle reste peu vulgarisée. Mais, il y a moyen d'y remédier pour que cette question et ses enjeux soient bien assimilés par tout le monde. Pour revenir au rôle des scientifiques et chercheurs dans la bio prospection et la meilleure connaissance des ressources, il y a lieu de soulever la question du manque de moyens adéquats pour mener les tâches de recherche qui nous incombent, cela est en partie lié à une connaissance insuffisante de la part des décideurs et du grand public des enjeux soulevés à l'échelle internationale par la question de l'utilisation des ressources génétiques et du partage équitable, entre pays fournisseur et pays utilisateur, des avantages qui peuvent être tirés de cette utilisation . Il y a donc un véritable effort de sensibilisation à faire par les scientifiques pour simplifier certaines notions afin que ce domaine de recherche soit parfaitement assimilable par le grand public. Nous avons des chercheurs de renommée, mais un travail s'impose en termes de communication et de simplification de la question. • F. N. H. : Dans le patrimoine naturel du Maroc, quelles sont les ressources génétiques qui nécessitent une protection d'urgence ? • A. B. : Notre avons une connaissance relativement avancée de la diversité en termes d'espèces et d'écosystèmes dont regorge le Maroc. Ainsi, la biodiversité nationale revêt une importance écologique particulière, avec plus de 24.000 espèces animales et de 7.000 espèces végétales et un taux d'endémisme global sans égal par rapport à tout le bassin méditerranéen : 11% pour la faune et 20% pour les plantes vasculaires. La protection et la conservation des espèces endémiques, c'est-à-dire celles qui existent uniquement au Maroc et nulle part ailleurs, représente une tâche importante à l'échelle nationale, mais aussi dans une perspective planétaire. La diversité des écosystèmes marocains est aussi remarquable ; en plus des écosystèmes côtiers et marins, méditerranéens ou atlantiques, une quarantaine de milieux continentaux ont été identifiés comme particulièrement riches en biodiversité, dont près des 3/4 sont représentés par des écosystèmes forestiers. Notre patrimoine de ressources génétiques et biologiques est, par conséquent, d'une grande richesse, aussi bien en milieu continental qu'en milieu marin. Ainsi, le Maroc est considéré comme centre de diversité génétique pour plusieurs genres d'espèces cultivées, d'arbres fruitiers et d'espèces sauvages apparentées, de même les plantes aromatiques et médicinales sont distribuées dans tous les types d'écosystèmes terrestres, notamment dans les zones de montagnes et les milieux arides, elles représentent un capital diversifié mais en danger constant d'érosion génétique. Dans les oasis, la diversité du palmier dattier est unique avec plus de 220 cultivars identifiés. L'arganier, espèce endémique au sud du Maroc, représente un autre cas emblématique du patrimoine marocain. En ce qui concerne les ressources animales, le Maroc recèle un important patrimoine génétique, adapté à des conditions environnementales particulières. A titre d'exemple, le Maroc dispose de plus de 8 races ovines reconnues et distribuées entres diverses région du pays. Certaines de nos races recèlent des traits uniques à l'échelle mondiale. C'est le cas de la race D'Man, parfaitement adaptée aux conditions particulières des oasis du sud marocain et qui est l'une des races ovines les plus prolifiques dans le monde. De nombreuses démonstrations concernant la valeur potentielle du patrimoine local ont été faites, surtout à l'étranger, par le passé, mais aussi au Maroc depuis plus de 20 ans. Cependant, face à la riche diversité spécifique existante, la connaissance reste encore limitée sur le potentiel de valorisation des ressources génétiques en milieu naturel, aussi bien en milieu terrestre qu'en milieu marin. Et la tâche des chercheurs à ce niveau reste immense. Un autre aspect encore peu exploré au Maroc porte sur la diversité des connaissances et pratiques traditionnelles en relation avec les ressources génétiques, ce thème revêt actuellement une importance mondiale grandissante. Il existe une relation intrinsèque entre patrimoines naturels et patrimoines culturels. Si le patrimoine culturel s'est construit au fil du temps à partir du patrimoine naturel, c'est la culture qui permet de préserver les connaissances au-delà des générations. Les connaissances et pratiques traditionnelles doivent être préservées car il existe une diversité de cultures qui constitue une richesse pour l'humanité et qu'aujourd'hui, un nombre croissant de personnes souhaitent avoir accès à ces différentes cultures. En plus de leur valeur intrinsèque, les connaissances et pratiques traditionnelles constituent une opportunité sociale, économique et scientifique, avec un potentiel (économique) susceptible d'être utilisé pour le développement durable. Au Maroc, très peu de cas ont été publiés jusqu'à présent sur les connaissances et pratiques traditionnelles en rapport avec la biodiversité et les ressources génétiques, et il y a un besoin urgent en matière d'inventaires et de transcription de ces connaissances. • F. N. H. : Quel est, selon vos recherches et votre expérience, le manque à gagner pour le Maroc en l'absence d'une telle législation ? • A. B. : Le manque à gagner on peut le percevoir de plusieurs façons. D'abord, le fait que les ressources génétiques, en l'absence d'une législation claire, puissent être exploitées à l'étranger sans partage des avantages avec le pays fournisseur. Ces ressources font l'objet de recherches et sont utilisées par le biais de la biotechnologie d'autres pays qui en tirent des avantages énormes, sans aucun retour pour le pays d'origine qu'est le Maroc. Le cas de l'arganier, ou des plantes aromatiques sont des exemples parlants, vu que ces plantes sont utilisées dans la cosmétique ou la parfumerie, sans que le Maroc n'en tire aucun profit, puisque le coût d'acquisition de la ressource de base n'a rien avoir avec ce que rapporte le produit final commercialisé. Et il y a un tas d'autres plantes dont on utilise des spécificités à des fins culinaires, industrielles ou médicinales. Donc, beaucoup d'industries tirent profit à l'étranger des ressources de notre patrimoine national, vu qu'il n'y a pas de loi claire qui les régit, sans que le pays ne perçoive rien en retour. C'est parfaitement inéquitable, mais ça continue de se faire faute de réglementation. Mais ce qui est important à retenir, est que le rôle de la législation à venir ne sera pas d'interdire l'accès à ces ressources mais à le réguler tout en préservant le droit du Maroc. Il ne s'agira aucunement d'interdire l'usage de ces ressources. La législation établira de manière claire et transparente les conditions d'accès à ces ressources qui seront convenues dès le départ et les avantages seront partagés dans une certaine mesure avec le pays fournisseur. Ce qui permet un retour d'une partie de ces avantages au profit des populations locales et des régions qui les ont fournis, et de contribuer à la conservation et à l'utilisation durable de la biodiversité. • F. N. H. : Quelles sont vos recommandations en tant que chercheur pour instaurer rapidement et durablement une protection des ressources génétiques ? • A. B. : Pour le moment, si l'on se réfère à toutes les études réalisées, je pense qu'il y a plusieurs axes de travail qui sont identifiés et qui conduiront à une meilleure construction de la stratégie de travail sur un plan institutionnel et sur un plan juridique. Concernant le premier plan, il faudrait une meilleure coordination puisque le travail se fait surtout par secteur (forêt, agriculture, milieu marin, etc.). Cette approche sectorielle permet d'être efficace, certes, mais la biodiversité et les ressources génétique sont parfois au-delà des secteurs. Tout cela pour dire que l'intersectorialité fait défaut. Et malgré le fait que le département de l'Environnement opère d'une manière transversale il faudrait renforcer davantage la coordination entre secteurs. Sur l'aspect juridique, la législation n'est pas arrêtée et il faudrait qu'on l'adopte par rapport à l'APA tout en tenant compte des nouvelles dimensions et en garantissant un partage équitable entre deux pays dont celui qui possède et celui qui utilise la ressource génétique. Aussi, il faudrait insister pour en faire bénéficier les collectivités locales et assurer la conservation de la biodiversité. Mais un travail important est à faire relativement au renforcement des capacités scientifiques et techniques de sorte à ne pas se limiter à répertorier mais également à valoriser nos ressources génétiques qui peuvent rapporter des deniers importants au Maroc. En effet, il faut ajouter de la valeur à nos ressources, de sorte à les développer jusqu'à éventuellement un ou plusieurs produits, dont l'utilisation servira à générer des revenus supplémentaires au profit des populations et collectivités locales. Enfin, la sensibilisation ! La recherche et la technicité c'est bien, mais il faudrait vulgariser et diffuser les travaux réalisés pour sensibiliser les populations, les pouvoirs publics, les étudiants et toutes les parties prenantes à l'importance et aux enjeux de la bioprospection et de l'utilisation des ressources génétiques. Dossier réalisé par S. E. & I. B.