Après avoir payé cher les aliments pour leur bétail, les producteurs laitiers s'attendaient à voir le bout du tunnel avec la baisse des prix des matières premières. Mais c'est sans compter avec les fabricants d'aliments, gonflés par la suppression des droits de douane, qui s'affirment comme de nouveaux «saigneurs» de lait Les éleveurs laitiers sont dans tous leurs états. Même les précipitations de ces jours-ci ne semblent pas ramener d'enthousiasme dans un secteur rudement mis à mal à partir de 2006 par le renchérissement des matières premières à l'échelle internationale. Pire encore, l'espoir de voir baisser les prix pratiqués par les fabricants locaux d'aliments de bétail suite à la baisse des cours mondiaux des matières premières s'est très vite envolé. Réunis ce vendredi 17 octobre 2008, les membres de l'Association des fabricants d'aliments composés (Afac), ont décidé une nouvelle fois de ne pas répercuter la baisse. Cette décision est pourtant loin de faire l'unanimité au sein des opérateurs de cette organisation professionnelle. Challenge Hebdo a ainsi appris que les sociétés Inaam et Alf Sahel ont pesé de tout leur poids dans la position prise par l'Afac. Contactés par nos soins, la première se contente de lancer qu'elle ne baissera pas ses prix. «Nous n'entrevoyons pas de baisse des prix», souligne le management de la société. Quant à Alf Sahel, son directeur commercial, il préfère plutôt mettre en avant le fait que la décision est prise par l'Association. «Pourquoi ne voulez-vous pas vous vous référer au procès-verbal de la réunion ?», se demande-t-il. Toujours est-il que ces deux opérateurs n'ont pas nié leur volonté de ne pas répercuter la baisse des prix des matières premières importées, dont l'essentiel entre dans la fabrication de l'aliment de bétail au niveau local. Les nouveaux «saigneurs» du lait Outre Inaam et Alf Sahel, le secteur marocain des aliments de bétail, composé d'une quarantaine d'opérateurs (industriels et importateurs), reste dominé par une poignée de grosses structures dont Alf Atlas, Cicalim, Alf Tansift, Alf El Fellous… «C'est toujours la période des vaches maigres, imposée par les fabricants locaux d'aliments de bétail», indique un éleveur laitier à El Mansouria, près de Mohammedia. Selon ce dernier, ces industriels se cachent toujours derrière le fait que leur stock n'est pas encore épuisé. Depuis août 2006, l'aliment composé a subi une augmentation globale d'un dirham par kilogramme (Kg). Actuellement, celui-ci se vend à 3,20 DH contre 2,20 DH il y a moins d'un an. Le maïs, autre aliment de bétail, qui coûtait 60 centimes par kg il y a moins d'un an, se vend maintenant à 1,20 DH, soit également une hausse d'un dirham. Mettant en avant l'argument de la conséquence naturelle de l'envolée des cours mondiaux, les fabricants locaux d'aliments de bétail, qui se plaisent à rappeler que 90 % des matières premières introduites dans les aliments qu'ils composent sont importés des Etats-Unis, du Brésil et de l'Argentine, ont procédé à des augmentations pour en arriver là. Pourtant, pour assurer l'approvisionnement du marché en lait et réduire l'impact de la hausse des prix, les pouvoirs publics ont décidé de supprimer les droits d'importation sur les produits utilisés dans la fabrication des aliments composés. Entrée en vigueur en février 2007, cette mesure court encore, du moins jusqu'en mai 2009 comme le prévoit le décret y afférent. Pourquoi ce décret, dont l'objectif est de contrer les effets de la hausse des prix, continue-t-il de profiter aux opérateurs des aliments de bétail, se demandent les producteurs laitiers ? À la Direction de l'élevage relevant du ministère de l'Agriculture, un haut fonctionnaire estime que son département de tutelle a déjà joué sa partition à travers la mise en place de ce décret. «En ce qui concerne maintenant la répercussion ou non de la baisse des prix des matières premières, il revient aux fabricants qui évoluent dans un marché libéralisé d'en décider. Nous ne pouvons pas les y obliger. Quant aux avantages qui découlent du décret, il expire dans quelques mois», souligne le fonctionnaire. Rappelons qu'avant sa mise en place, l'opportunité de cette mesure avait été différemment appréciée par Mezouar et Talbi Alami, à l'époque respectivement ministre du Commerce et de l'Industrie, et ministre en charge des Affaires générales dans le gouvernement de Driss Jettou. Si pour le premier, baisser les droits de douane sur les intrants était plus qu'une nécessité afin de relancer l'industrie marocaine, en revanche pour le deuxième, cela risquait d'instaurer une situation de rente. Qui peut obliger les fabricants d'aliments de bétail à faire baisser leurs prix ? Les producteurs laitiers n'y vont pas quatre chemins. Pour eux, seuls les industriels laitiers qui accordent des agréments aux opérateurs d'aliments de bétail sont en mesure de faire infléchir ces derniers de position. Souvent, un partenariat est scellé entre les industries laitières, les fabricants d'aliments de bétail et les producteurs de lait : les agriculteurs achètent l'aliment de bétail à crédit au prix affiché et l'industrie laitière se charge du règlement qu'elle déduit par la suite sur les livraisons du lait. Sur ce chapitre, par exemple, les éleveurs laitiers estiment que Centrale laitière, qui est le principal client d'Inaam, n'aura aucune difficulté à exiger de cet opérateur la répercussion de la baisse des prix des matières premières. Contacté par Challenge Hebdo, Centrale laitière s'est abstenu de tout commentaire. Idem pour Alf Atlas, qui tient à travers Nestlé un marché de 2.500 tonnes d'aliments de bétail. «Aujourd'hui, beaucoup d'éleveurs laitiers qui croulent sous des dettes ont fini par mettre la clé sous le paillasson. D'autres se tournent vers l'engraissage. A ce rythme, le Maroc sera alors obligé d'importer du lait. Un cadeau inattendu de l'Etat Pour l'alimentation journalière d'une vache, il faut compter 60 DH. Si celle-ci produit 20 litres par jour rémunérés à 3 DH par litre, il ne nous reste plus qu'à vendre le veau», fait remarquer Mohamed Khouyi Baba, éleveur laitier et président d'une association de développement à Oued Mellah. Quid de la rentabilité de l'élevage laitier ? Après plusieurs recoupements, il importe de signaler qu'en moyenne, une vache laitière consomme 30 kg de maïs par jour, soit un total de 36 DH au lieu de 18 DH il y a un an. Pour un cheptel de 20 bêtes, il faut compter 600 kg de maïs, multipliés par les 305 jours correspondant à la période de lactation. La facture pour cet aliment se monte à elle seule à 180.000 DH, sans compter le complément minéral vitaminé. Ce dernier commercialisé à un peu moins de 5 DH il y a quelques mois coûte actuellement 12 DH. Il faut dire qu'au-delà des aliments de bétail, ce sont les prix rémunérateurs pratiqués par les industries laitières qui sont décriés par les éleveurs laitiers. Les prix consentis ne sont pas uniformes et sont fixés unilatéralement par les industries laitières, contrairement à la France, par exemple, où le prix est indexé sur le coût des intrants. Au Maroc, Centrale Laitière, qui collecte le lait auprès des éleveurs laitiers, achète le litre à 3 DH suite à une augmentation de 28 centimes l'année dernière. «Elle a supprimé toutes les primes qui atteignaient les 20 centimes pour faire passer le prix du litre de 2,72 à 3 DH», précise Mohamed Khouyi Baba. Quant à Copag, coopérative commercialisant ses produits sous la marque Jaouda, elle paie à ses adhérents le litre de lait à un prix moyen de 4 DH, à en croire son management. Plus important encore, cette coopérative ne fait pas de distinction entre les périodes dites de basse et haute lactation. En tout cas, la flambée des matières premières n'a pas eu raison des industries laitières. Pour preuve, au terme des six premiers mois de l'exercice 2008, le résultat net d'exploitation de Centrale Laitière a crû de 20%, passant ainsi de 272 millions de DH à 326 millions en un an. Le résultat financier a pour sa part progressé de 14,3% à 8 millions de DH. ◆