Face à la recomposition des équilibres mondiaux, les pays d'Afrique ne peuvent espérer nouer avec l'Europe un partenariat véritable sans redonner à leur relation une densité politique assumée, affirme Karim El Aynaoui, président exécutif du Policy Center for the New South (PCNS) dans un texte accordé à l'Opinion, qui plaide en faveur d'une rupture avec la logique techniciste héritée des anciennes formes de coopération. Une exposition ancienne au risque géopolitique «Pour la majorité des pays du Sud, la brutalité des relations internationales et des rapports de force qui les constituent ne sont pas une donnée nouvelle», affirme-t-il. «Dans certaines régions, les conflits internationaux et les jeux de puissance ont laissé des traces profondes, dont certains pays et leur voisinage peinent encore à se relever». À la différence des alliés d'Asie-Pacifique ou d'Europe, couverts par des garanties de sécurité étendues, les Etats du Sud, poursuit-il, «ont dû intégrer à leurs budgets les coûts d'un risque géopolitique qui n'a jamais disparu et s'est parfois matérialisé». De là, selon lui, une forme de lucidité stratégique dont manqueraient certains pays du Nord : «C'est probablement pour cela que l'adaptation à la nouvelle ère géopolitique est perçue comme étant relativement plus aisée pour les pays du Sud, en particulier les économies émergentes à revenu intermédiaire». Une autonomie stratégique à bâtir par la rigueur intérieure Mais cet ajustement structurel suppose une vigilance accrue sur les fondements intérieurs de la souveraineté. «Le passage à ces temps nouveaux ne pourra se faire sans heurts, au vu de la nécessité de prendre soin du front intérieur, défini comme l'ensemble des éléments qui constituent la cohésion sociale, les équilibres macroéconomiques, l'ordre public et la résilience environnementale», écrit M. El Aynaoui. Il appelle à «refaire l'apprentissage d'une gestion publique plus rigoureuse, intégrant la capacité à conduire des réformes, à déployer des politiques publiques efficaces, à piloter leurs finances publiques et leur monnaie et à gérer l'incertitude dans un environnement international où les erreurs seront de plus en plus coûteuses». Et de préciser : «L'acquisition ou le maintien d'un certain degré d'autonomie stratégique et la préservation de la sécurité et de la souveraineté nationales se feront à ce prix». Cette mise en ordre intérieure est, selon lui, la condition indispensable pour saisir les opportunités ouvertes par les recompositions géoéconomiques à l'échelle mondiale. «Tous les Etats ne partent pas du même point», concède-t-il, «mais c'est aux conditions susmentionnées que les pays du Sud pourront par exemple tirer profit des reconfigurations en cours à l'échelle internationale, notamment celles qui ont trait au redéploiement des chaînes de valeur mondiales». Dans cette perspective, il juge possible que certains Etats deviennent «des connecteurs géoéconomiques», en tirant parti de leur stabilité. «C'est en effet grâce aux efforts consentis en faveur de leur propre stabilité que des économies pourront se positionner comme des connecteurs géoéconomiques, au rang desquels figurent aujourd'hui des pays comme le Maroc et le Vietnam». Rompre avec la logique de l'aide et repenser la coopération S'agissant du lien entre l'Afrique et l'Europe, M. El Aynaoui juge que la seule manière de sortir de l'essoufflement est de donner à cette relation une ambition politique renouvelée. «Le poids stratégique de certains partenaires de l'Europe gagnerait à être réhaussé et revalorisé», écrit-il. Et pour cela, il appelle à «repolitiser les relations avec ces pays, de les libérer des carcans technicistes et de les réinventer sur des bases plus ambitieuses». Il estime notamment que «des trajectoires démographiques opposées mais complémentaires» peuvent servir de fondement à une coopération mutuellement bénéfique. Il propose dès lors «la mise sur pied d'institutions et d'instruments multilatéraux qui auraient pour rôle de faciliter l'allocation des capitaux des fonds de pension européens vers le financement à long terme des infrastructures d'Afrique», insistant sur le fait que «le continent promet des taux de croissance – et donc des rendements – plus élevés». En conclusion, il juge que «de tels partenariats contribueraient à l'édification d'une communauté d'intérêts réaliste et pérenne», à condition que l'Europe sache reconnaître en l'Afrique une interlocutrice politique à part entière, et non un simple réceptacle de mécanismes d'aide. «Sans repolitisation, l'Afrique et l'Europe resteront étrangères l'une à l'autre», prévient-il.