Entretien avec Abdelkader Amara, ministre de l'équipement, du transport, de la logistique et de l'eau ALM : L'avant-projet de loi n 03-19 vient remplacer le Dahir de 1918 qui est désuet et inefficace. Pourquoi avoir attendu tant d'années pour élaborer cette nouvelle loi ? Abdelkader Amara : Les obligations et les conditions d'actualisation et d'amélioration des textes législatifs sont des questions fréquentes. Il existe des textes juridiques qui remontent au début du siècle dernier et qui restent toujours valables et d'autres qui, après leur entrée en vigueur, subissent des changements. Ce qui est normal lorsqu'il s'agit de combler un vide juridique ou de faire face à une situation qui nécessite une adaptation des textes juridiques. Pour le Dahir du 30 novembre 1918, il y a lieu de rappeler d'abord qu'il a été modifié et complété à plusieurs reprises (d'abord en 1951 pour revoir la durée de l'autorisation et les redevances; en 1997 pour introduire des dispositions afférentes aux empiètements illégaux sur le domaine public; en 1999 pour introduire des dispositions afférentes au secteur de l'eau et en 2000 pour aborder les cas de concession). Ces amendements partiels, à mon sens, étaient insuffisants. Donc j'ai pris la décision de travailler sur un texte neuf qui abrogerait le Dahir actuel à l'image de ce que j'ai fait pour la loi 33-13 relative aux mines qui, elle aussi, datait de la période du protectorat. L'occasion s'est présentée le 30 novembre 2018 pour marquer le centenaire de ce Dahir. Nous avons, dans ce sens, organisé au niveau du ministère une journée d'étude à laquelle ont assisté toutes les parties publiques et privées concernées. Des discussions profondes ont eu lieu et la journée a été couronnée par des recommandations pertinentes ayant globalement trait à la protection et à la valorisation du foncier public dans ses différents aspects. Ceci dit, il faut reconnaître que le cadre juridique régissant l'occupation et l'exploitation du domaine public est dépassé et non adapté aux spécificités de celui-ci. Cette législation est devenue insuffisante, inadaptée et peu efficace pour assurer la préservation et l'exploitation de ce domaine. C'est pour cela que nous avons œuvré pour la mise en place, en collaboration avec les différents intervenants, d'un cadre juridique actualisé, adapté et spécifique au domaine public définissant notamment les mesures et les mécanismes efficaces de sa gestion et de sa protection. Cet avant-projet de loi constitue-t-il une solution à l'exploitation illégale du domaine public ? Il en sera ainsi, et c'est un de nos objectifs majeurs à travers ce texte de loi. Mais rappelons d'abord certains fondamentaux : le domaine public comprend l'ensemble des biens affectés à une utilité publique et qui ne peuvent pas faire l'objet d'une propriété privée. Il se distingue par le fait qu'il est inaliénable, insaisissable et imprescriptible. Il comprend les domaines publics maritime, routier, portuaire, aérien (aéroports) et ferroviaire, ainsi que les autres biens affectés à l'usage du public. Bien que les principes précités, protégeant le domaine public, soient rigides et inflexibles, on remarque la faiblesse et l'inefficacité des procédures et méthodes de contrôle du domaine public, ce qui entraîne le phénomène des occupations illégales du domaine public et souvent la difficulté de régulariser la situation d'un patrimoine foncier important, ce qui maintient une partie importante du foncier public en dehors du cycle économique. Cette recrudescence du phénomène des occupations illégales du domaine public a été constatée, et ce malgré la publication en 1997 d'un amendement répressif au niveau du Dahir de 1918 qui applique une amende égalant trois fois la redevance normale en cas d'occupation illégale du domaine public; cette mesure s'est révélée insuffisante pour sa protection. Cette amende a été augmentée dans l'avant-projet de loi n°03-19 à dix fois la redevance normale en cas d'occupation illégale du domaine public et à vingt fois en cas de construction illégale sur le domaine public, avec bien sûr le cas échéant, la possibilité de recourir à la procédure judiciaire à l'encontre des contrevenants. Pensez-vous que cette nouvelle loi sera en mesure de combler toutes les lacunes ? Absolument, quand on revient sur le Dahir de 1918, on remarque qu'il est incapable d'accompagner les développements économiques et sociaux que connaît le Maroc actuellement, qu'il s'agisse de l'exploitation du domaine public et de ses composantes ou des règles le régissant. La gestion du domaine public a fait auparavant, au niveau du ministère de l'équipement, du transport, de la logistique et de l'eau, l'objet de réflexions et d'études, sur la base des diagnostics de l'exploitation actuelle du domaine public, ce qui a permis de cerner les principales lacunes du Dahir et qui a donné le présent projet de loi. Pour combler ces lacunes, l'avant-projet de loi prévoit des règles qui tiennent compte des spécificités du domaine public et de son exploitation rationnelle, ainsi que la prise des mesures protectrices contre toute exploitation illégale, parmi lesquelles on peut citer : faire de la procédure d'appel à la concurrence la base de toute autorisation d'occupation temporaire avec possibilité d'octroi d'un acte de concession; l'autorisation d'exploitation temporaire est devenue exceptionnelle et liée à des conditions précises; l'interdiction d'accorder des autorisations d'exploitation du domaine public pour la résidence à titre principal ou secondaire. Il est aussi important de signaler que toute exploitation sera soumise à un cahier des charges, à signer par le bénéficiaire, qui précisera les conditions d'octroi et d'exploitation de l'autorisation; le bénéficiaire sera tenu d'élaborer une étude d'impact sur l'environnement des projets à réaliser. Pour sa part, l'administration sera tenue d'étudier la demande d'autorisation dans un délai ne dépassant pas les 30 jours. L'autorisation sera accordée pour une durée de 40 ans au projet d'investissement, susceptible d'être renouvelée une seule fois. Parmi les autres mesures figurent l'interdiction de toute cession ou de location d'exploitation sous peine de retrait de l'autorisation; le versement d'une indemnité au profit de l'exploitant en cas de retrait de l'autorisation pour des raisons d'intérêt général ainsi que l'imposition des amendes pécuniaires en cas de modification des composantes du projet, sans oublier l'application des sanctions contenues dans les autres lois. Le nouveau texte prévoit la mise en place d'une procédure d'appel à concurrence pour l'obtention des autorisations d'exploitation temporaire. Quelles seront les conditions et les modalités de l'appel à concurrence? L'appel à concurrence contribuera à l'application des principes de la bonne gouvernance et de transparence dans la gestion du domaine public ainsi que la lutte contre l'économie de rente. Cette procédure permettra d'attirer les meilleures opportunités d'investissements qui seront bénéfiques pour le développement économique provincial et régional. Elle sera matérialisée par un document qui précisera les formes possibles de candidature à la concurrence, les composantes du dossier de candidature, les modalités de présentation et de modification des offres des concurrents. Il permettra également la définition des droits et des obligations du bénéficiaire de l'autorisation. Tous ces détails feront ultérieurement l'objet d'un texte d'application du projet de la nouvelle loi. Que devra comporter à présent la demande d'autorisation d'exploitation ? Naturellement, toute demande d'exploitation temporaire du domaine public doit être accompagnée d'un dossier, dont les pièces principales sont : une fiche typique de renseignement identifiant l'exploitant; un cahier des charges contenant les règles spéciales d'exploitation du domaine public à des fins privatives et précisant les obligations du demandeur; des plans de situation et de parcellaire du terrain à exploiter. En outre, le dossier devra comporter une fiche technique du projet qui précise les détails de l'exploitation, les aménagements à faire, les ouvrages à installer, la durée présumée de l'exploitation, …; la justification du paiement des frais d'étude du dossier; l'étude d'impact sur l'environnement selon les lois et les règlements en vigueur. Quelles sont les sanctions prévues par ce nouveau projet de loi face aux dépassements des conditions d'utilisation du domaine public ? Les sanctions prévues dans le nouveau projet de loi ont pour objectif de protéger le domaine public et de garantir le respect des conditions d'octroi des autorisations. D'abord, pour les occupants du domaine public de manière illégale, il est prévu d'appliquer une amende équivalente à dix fois la redevance normale, après l'envoi d'une mise en demeure pour cesser l'occupation illégale. Cette amende est portée à vingt fois si cette occupation est matérialisée par une construction, sans omettre de recourir, le cas échéant, à la procédure judiciaire pour libérer le domaine public. Il est prévu de retirer les autorisations, après évidemment la mise en demeure de l'exploitant, dans les cas suivants: le retard, non justifié, dans la réalisation du projet autorisé; l'utilisation sans l'accord préalable de l'Administration du domaine public à des fins autres que celles contenues dans l'autorisation; le dépassement de la superficie autorisée; le non-paiement de la redevance au-delà de trois mois à partir de la date d'exigibilité de cette redevance; l'émission d'une décision de justice définitive de liquidation judiciaire à l'encontre de l'exploitant. De même, des majorations du montant de la redevance sont prévues, en cas du retard de paiement de la redevance (10% en cas de paiement au cours du premier mois qui précède la date d'exigibilité de la redevance; 20% en cas de paiement au cours du deuxième mois; 30% en cas de paiement au cours du troisième mois). Des dispositions sont enfin prévues pour garantir la remise en état des lieux après l'achèvement de l'exploitation. Le nouveau texte interdit l'autorisation des exploitations du domaine public pour la construction de résidences principales ou secondaires. Qu'est-il prévu pour les personnes bénéficiant de ce type de droit en vertu de l'ancienne loi ? D'emblée, quand j'ai défini à mes équipes le cadre de ce projet de loi, je me suis inscrit en faux contre cette pratique qui consistait à donner le domaine public en occupation temporaire, qui au fil du temps devenait permanente pour des résidences principales ou secondaires. Ma conviction profonde est que le domaine public doit constituer un levier de développement socio-économique en valorisant notamment les projets d'investissement. C'est dans cette perspective que ce projet de loi interdit la construction de résidences principales ou secondaires sur le domaine public. Le contribuable verrait d'un bon œil son domaine public occupé par un investisseur qui créera la richesse et l'emploi. Et au contraire, il verra d'un mauvais œil une occupation temporaire par quelqu'un qui en fera sa résidence en général secondaire et qui a toujours été source de litige avec l'autorité chargée de la gestion du domaine public. Mais pour ne pas pénaliser les personnes ayant bénéficié de ce type de droit en vertu de l'ancienne loi, des dispositions transitoires sont prévues dans le nouveau projet. Les bénéficiaires disposant des autorisations d'occupation non expirées après la date d'entrée en vigueur de la nouvelle loi continueront à exploiter jusqu'à la fin du délai de l'autorisation qui pourra être renouvelée sur demande des intéressés, pour une période maximale de 7 ans. L'Administration aura la possibilité d'autoriser les bénéficiaires dont les autorisations sont échues avant la date d'entrée en vigueur de la nouvelle loi pour une période maximale de sept (7) ans; la redevance à appliquer dans les deux cas précités sera fixée en fonction des prix de location en vigueur, au jour de la décision prononçant l'autorisation d'exploitation. Enfin, tout transfert de l'autorisation est interdit.