La pâte à tartiner, qui fête ses 40 ans, est devenue un mythe que se disputent les partis politiques. Pendant vingt ans, Nutella a vécu une existence paisible. Croissance rapide et régulière, percée en Allemagne en 1965, à un an, puis, dans la foulée, arrivée en France sous le nom de Tartinoise et premières publicités télévisées. La «Supercrema» au chocolat et aux noisettes, inventée au sortir de la guerre par Pietro Ferrero _ un petit pâtissier piémontais d'Alba _ et baptisée Nutella (de l'anglais «nut» et du doux suffixe italien «ella») en 1964 par son fils Michele, a connu une resplendissante jeunesse sans le moindre tourment. Puis, en 1984, est arrivé Nanni Moretti. Dans son édition du samedi 29 janvier 2005, le quotidien français «Libération» a publié un article de son correspondant à Rome, Eric Jozsef, où celui-ci rappelle que dans son film, «Bianca», le personnage principal, en pleine crise existentielle, se précipite la nuit dans sa cuisine pour tenter d'apaiser ses angoisses avec un énorme pot de Nutella. Avec «Bianca», la crème italienne fait ses premiers pas vers la légende d'un produit aujourd'hui en tête des symboles industriels du pays autant que la Vespa ou la Fiat 500. Mais le film déclenche aussi un débat sur l'identité de la marque, son caractère et même son orientation politique. Etaler une couche de Nutella, racler le fond du pot arrondi pour en extraire la substantifique pâte moelleuse : une pratique de droite ou de gauche ? Nutella vient de fêter ses 40 ans ; la société Ferrero, dont le chiffre d'affaires approche les 640 millions d'euros, produit chaque année 40.000 km de pots, soit la circonférence de la terre, mais la question est toujours d'actualité. Dans son livre Nutella, un mythe italien, publié à l'occasion de cet anniversaire, un journaliste du quotidien La Stampa, Gigi Padovani, retrace la vie du produit miracle, recueille les confessions des actrices Monica Belluci («le sommet du plaisir, c'est un sandwich au saucisson suivi d'un autre au Nutella») et Maria Grazia Cucinotta («j'éprouve une passion pour les croissants remplis de Nutella») ou du footballeur Francesco Totti («mon dopage ? Le Nutella»). Il consacre aussi de larges pages à la question idéologique. Très engagé à gauche, Nanni Moretti, qui «a su décrire mieux que quiconque le binôme nourriture et névroses», aurait fortement tiré Nutella vers les progressistes et les universalistes, selon Cristina Bragaglia, auteure d'un livre (Séquences de bouche) consacré au rapport entre cinéma et goût. «Lors de la sortie de Bianca, le réalisateur a expliqué qu'il voyait le Nutella comme une espèce d'Internationale juvénile, de passeport vers le monde», rappelle Padovani. Onctueux, sucré, rassurant et consensuel, le Nutella serait une sorte de transposition de la politique dite «buoniste» (à savoir «tout le monde est bon») qu'incarne le maire de Rome, Walter Veltroni (démocrate de gauche). Au point qu'en avril 2000, ce dernier se voyait interpellé par le futur ministre des Affaires étrangères Gianfranco Fini (Alliance nationale) : «Basta avec ton buonisme à la Nutella.» «Mon Nutella vaut bien tes cravates», rétorqua le maire. Quant à l'ex-directeur du journal communiste Liberazione, Sandro Curzi, il a un jour lancé: «Depuis longtemps, le Nutella appartient à l'imaginaire de la gauche.» A la pointe du combat contre les multinationales, les altermondialistes n'ont, de fait, jamais pris pour cible Ferrero dont les produits sont pourtant présents dans plus de cent pays. En 1994, le chanteur Giorgio Gaber avait établi une sorte de division idéologique plaçant la veste à la droite de l'échiquier et les jeans à gauche : «Si le chocolat suisse est de droite, le Nutella est encore de gauche.» Mais certains dénoncent cette récupération. «Le Nutella est de droite», revendique depuis 1994 le néofasciste Teodoro Buontempo, «sa consistance donne une idée de bien-être mais sa fluidité provoque la fantaisie». A la même époque, les jeunes de Forza Italia organisaient les premières «Nutella parties». «Le Nutella est national populaire, résume Padovani. Il appartient à tous, il s'est adapté aux générations et aux idéologies, car il est lui-même une idéologie, présentant les caractères de la sociabilité, de la bonté, de la tradition mais aussi ceux de la transgression, de la passion et de la compensation.» Une sorte de condensé de l'Italie, selon certains. La rassembleuse crème d'Alba ne pourrait donc être embrigadée. Reste aux «nutellogues» à poser la question toujours non tranchée : le ou la Nutella, comme disent les Italiens, masculin ou féminin ? • D'après Libération France