À l'occasion de la 13ème journée de l'architecte qui s'est tenue mardi 14 janvier 2003 sous le thème : «Le logement du plus grand nombre, un défi collectif», El Amine Demnati tient à tirer la sonnette d'alarme sur la morosité d'un milieu. Entretien avec un architecte qui dit qu'il n'existe pas d'architecture au Maroc. Aujourd'hui le Maroc : la journée de l'architecte sert-elle la réflexion sur l'architecture dans notre pays ou est-ce seulement une rencontre conviviale ? El Amine Demnati : L'idée en soi est très louable. Qui songerait à dénier le rôle d'un architecte dans une société ? Ceci dit, je constate tout de même que le thème de cette journée est à l'image de l'idée que l'on se fait de l'acte de bâtir dans notre pays. Cette journée est consacrée au logement du plus grand nombre. Je ne discute même pas le bien-fondé de ce thème. Je ne me pose même pas la question : est-ce bien ou non ? Mais en tant qu'architecte, je constate que nous sommes sortis de la création architecturale pour entrer dans le domaine de la construction. Je dois même avouer qu'au Maroc, nous avons toujours fait de la construction et qu'il n'existe pas d'architecture. Quelle différence y'a-t-il entre l'architecture et la construction? L'architecture, c'est d'abord une idée. Elle a partie liée avec la création. Pour créer quelque chose, il faut certes le faire suivant des règles, mais lorsque le règlement est si oppressant, si rigide, il n'y a plus lieu de parler de création. Les injonctions sont multiples : la taille d'une fenêtre, le matériau à utiliser, la couleur du bâtiment… Savez-vous qu'il existe au Maroc une commission d'esthétique ? Lorsqu'on voit que ce qui est soumis à cette commission et qui se réalise est très peu esthétique, l'on est en droit de se poser des questions. Ou bien cette commission d'esthétique porte très mal son nom, ou bien elle a une idée de l'esthétique qui est contraire au sens que recouvre ce mot. Avec cette commission, on devrait avoir de beaux bâtiments, or il n'en existe pas. L'architecture a pourtant évolué… Elle a évolué dans le domaine de la construction au préjudice de la création. Il suffit de regarder l'évolution des bâtiments pendant ces dernières années. C'est moins la forme, la composition ou le volume qui les suggèrent que l'introduction de nouveaux matériaux. Nous sommes passés par les tuiles vertes, le marbre, l'aluminium et le mi-rideau, etc. Cela veut dire que la nouveauté repose plus sur l'introduction d'un nouveau matériau que sur la création de nouvelles formes architecturales. Les concours ne remédient-ils pas à cela en primant des projets innovateurs ? Plusieurs concours d'architecture ont été lancés ces dernières années. C'est une très bonne chose. Mais dans la pratique, et j'insiste là-dessus : un concours d'architecture au Maroc existe seulement pour officialiser celui à qui l'on veut confier le projet. Quand on joue un match de foot, on cherche un arbitre impartial. La même chose devrait avoir lieu dans les concours d'architecture. Alors que l'on m'explique comment peut-on lancer un concours au Maroc dont le président du jury est la même personne qui est à la tête de l'organisme qui lance le concours ! Et cela est récurrent ! On ne peut pas être juge et partie! Je n'ai jamais participé à un concours, parce que le terrain est pipé... Je ne suis pas le seul architecte qui ne participe pas aux concours. Quel regard portez-vous sur le milieu des architectes ? Aujourd'hui, la mode est aux architectes et non pas à l'architecture. On loue les hommes et on oublie leurs ouvrages. On met en exergue la personne et non pas sa création. Pourquoi parle-t-on toujours des mêmes ? Est-ce parce qu'ils sont les meilleurs ? Meilleurs par rapport à qui, parce qu'ils ont créé quoi ? Et puis, à partir de quel moment devrait-on parler d'un bon architecte ? À partir d'un projet architectural. Nous avons oublié que c'est la création qui devrait nous porter à saluer un architecte. Mais cela importe peu au bout du compte, parce que ce qui est toujours mis en avant dans ce domaine, c'est la personne et non pas la valeur de ce qu'elle crée. C'est le chiffre d'affaires, le relationnel et le copinage qui comptent plus que le reste. Où va l'architecture dans notre pays ? Il faut qu'elle démarre d'abord pour arriver quelque part. Notre architecture n'a pas encore démarré. Je le répète à cor et à cri: au Maroc, il n'y a pas d'architecture, il y a seulement de la construction. Je suis un architecte qui exerce ce métier pendant trente ans, et je suis incapable de désigner un bâtiment qui représente une idée d'architecture. Vous considérez que vos propres projets ne sont pas de l'architecture ? Je n'ai fait que de la construction. C'est mon entrepreneur qui m'a aidé à réaliser mes projets. Quand votre client vous dicte ce que vous devez faire, comment voudriez faire de l'architecture ? Il change et modifie à sa guise. Sous prétexte qu'il est responsable de tel office ou de tel ministère, c'est lui qui prend l'initiative de changer. Moi, j'ai le courage de le reconnaître, aux autres architectes d'admettre cette réalité et de se battre pour que ça change. Vous ne brossez pas un beau tableau de l'architecture au Maroc… Souhaitez-vous que je vous façonne un tableau qui ne correspond pas à la réalité ? Comment voulez-vous créer dans un pays où il faut 120 signatures pour obtenir l'autorisation de construire! Une fois que vous commencez à construire, d'autres problèmes se posent. Il existe un peu d'idées dans la construction qu'on dit architecture, mais dans l'acception communément reconnue à ce terme, il n'y en a pas dans notre pays. Il existe des constructions. Il existe un art de construire qui peut donner des choses qui ne sont pas mauvaises. Mais l'on n'est pas encore arrivé au niveau de l'architecture. D'ailleurs, il existe une confusion, très significative, chez les gens entre ingénieur et architecte. Tous les architectes sont des “mouhandiss” dans ce pays.