Sociologue et chercheur associé auprès du Centre Jacques Berque de Rabat, Michel Gilquin est l'auteur d'un ouvrage sur « Les Musulmans de Thaïlande ». Il nous éclaire ici sur la situation en Asie du Sud, secouée par des attentats. Entretien. ALM : Avec l'attentat de Bali, en Indonésie, le 12 octobre, le monde a découvert l'« Islam radical en Asie du Sud ». Que pensez-vous de cette expression ? Michel Gilquin : Plus de la moitié des Musulmans vivent en Asie du Sud : environ 650 millions dont 200 entre Indonésie et Malaisie. Si le cœur historique et religieux de l'Islam reste, bien sûr, dans le monde arabe, son cœur démographique est en Asie du Sud, qui couvre deux aires culturelles distinctes, indienne et malaise, historiquement construites autour d'Etats tolérants, peu rigoristes dans un environnement au départ hindouiste. Les deux zones ont, en outre, été soumises très tôt à la domination européenne protestante et ont subi des transformations sociologiques et économiques considérables. Quant à la résistance des Musulmans du Sud philippin, elle s'inscrit à l'origine dans le cadre d'une colonisation (espagnole), accompagnée par celle des chrétiens philippins venant des îles septentrionales. L'« Asie du Sud » est donc diverse et ne m'apparaît donc pas comme un cadre pertinent d'analyse. « Islam radical » prête également à discussion. Diverses formes de radicalisation, y compris allant jusqu'à prendre les armes, sont observables mais leurs ressorts sont avant tout endogènes. Ainsi, pour les lieux de conflits, aux deux extrémités de la zone, que sont Mindanao et le Cachemire, il s'agit dans les deux cas d'abord d'une lutte pour ne pas être dominés par des Etats perçus comme étrangers. La référence à l'Islam ne vient que souligner l'altérité irréductible de populations craignant d'être assimilées. Il convient de distinguer ce qui, d'une part, relève d'une exacerbation de contradictions locales qui peut se traduire par des comportements extrémistes habillés de références à l'Islam, et les réseaux terroristes dits islamistes à l'échelle planétaire, ayant pour ennemi principal les USA, d'autre part, même s'il existe des passerelles entre ces deux mouvances. L'amalgame aboutit à obscurcir les tentatives de compréhension de la genèse de ces radicalisations. Peut-on parler d'un « Islam asiatique » différent de l'« Islam arabe » ? Il y a une aire culturelle que l'on peut qualifier d'« Islam malais ». Mais on pourrait tout autant parler de divers modes d'appropriation de l'Islam dans d'autres régions de la planète, ce que j'appellerai « islamités ». Par delà la persistance de substrats hindouistes, voire animistes, dans le vécu religieux, une des différences essentielles - qui suscite la quête identitaire et la démarche visant à élaborer un Islam normatif supposé guérir la société - provient du fait que la région a été davantage projetée dans la globalisation économique que d'autres aires musulmanes. Cette obsession de la croissance a bénéficié de façon tout à fait inégale aux populations. Aussi l'idée, simpliste, prévaut que c'est la communauté sino-indonésienne (4 % de la population) qui en a le plus profité : elle est donc stigmatisée. Bien que le fondamentalisme de nature salafiste soit relativement ancien en Indonésie, la radicalisation actuelle remonte à quelques années avant la chute du dictateur Suharto. Le chaos qui règne depuis a ouvert des espaces nouveaux pour la surenchère radicale, parfois avec l'appui de certaines couches de l'armée. Aussi, ce n'est pas parce qu'il y a un attentat dont les victimes sont des Occidentaux comme à Bali, que cela confère à « l'Islam radical » local une importance qu'il n'aurait pas eu par le passé. Il en va de même pour les meurtres d'Abu Sayyaf. C'est la crise identitaire actuelle qui permet des projections visant à transcender les différences tant sociales que régionales dans l'utopie d'une société islamique qui serait équitable. Bali a été médiatisé de par l'ampleur de l'attaque (plus de 180 morts) mais les violences sont très nombreuses dans la région... Aux Philippines, Mindanao a toujours connu une lutte de libération contre les Espagnols, puis contre les Américains. Cela fait quatre siècles que ça dure ! A l'époque Marcos, le Front Moro de Libération Nationale mettait peu en avant son islamité. Il était allié épisodiquement avec la NPA (Nouvelle Armée du Peuple) liée au Parti Communiste philippin (PCP). A la suite de scissions, est apparu le Front Islamique Moro de libération (MILF) qui mène la lutte armée. Le groupe Abu Sayyaf en est vraisemblablement issu. Mais il existe une culture insulaire où le banditisme chronique se pare parfois de justifications politiques ou religieuses. Il est clair toutefois que les divers mouvements moros veulent s'affranchir de l'autorité de Manille. Quant à la Jemaa Islamiyah, son existence n'a été révélée que récemment, sans que l'on sache si c'est une organisation structurée ou une une coopération de divers groupes sur des objectifs communs, en l'occurrence anti-occidentaux. Si elle aspire, comme on la crédite, à un Etat islamique, elle traduit un symptôme de la crise identitaire où sont convoqués à la fois la « malayité » et l'Islam. Peut-on parler d'un phénomène de mondialisation dans la radicalisation de l'Islam? Ce processus est né sous l'égide américaine lors du djihad contre l'occupation soviétique en Afghanistan. Auparavant, chaque conflit où étaient mobilisés des Musulmans restait géré dans un cadre local. Il y a moins d'une décennie, l'immense majorité des Musulmans indonésiens ignorait jusqu'à l'existence de la Bosnie ou de la Tchétchénie ! Aujourd'hui, les nouvelles technologies permettent de sensibiliser l'ensemble de l'Oumma sur la situation critique de Musulmans à travers le monde et de mobiliser des militants. C'est sur cette destinée commune que se tissent des solidarités, que se constituent des réseaux. Des «échanges de services» sont vraisemblables sans que pour autant chacun perde de vue les objectifs de son combat local. Cette «confédération» rend particulièrement difficile d'en identifier toutes les composantes, et laisse la porte ouverte à des manipulations éventuelles. La prudence s'impose donc.