À l'âge de 13 ans, le peintre Ahmed Krifla tenait plus que tout à des chaussures rouges. Ramadan l'a privé de son bien le plus précieux. J'ai eu une enfance malheureuse. Orphelin, je vagabondais là où mes pieds m'entraînaient. Je n'avais ni feu ni lieu. Mes chaussures étaient mon soutien le plus cher. Une veuve m'en avait fait cadeau. Ils appartenaient à son mari. Des chaussures rouges très peu faites pour un adolescent de mon état. Elles étaient à la fois solides et confortables. Je pouvais marcher sans craindre les cailloux, en étant sûr de ne jamais perdre une semelle ou un talon en route. J'ai usé pas mal de sentiers sans qu'elles ne montrent le moindre signe de défaillance. Ramadan a réussi pourtant m'en séparer. Je me souviens encore de cette journée. Il pleuvait sans arrêt. Une journée pluvieuse comme il n'en existe plus. C'était au mois de janvier. Un rideau d'eau soudait le ciel à la terre. Comme je n'avais pas de logis, je dormais le jour n'importe où et me promenais la nuit. Mes nuits étaient le jour des autres, et inversement. Ce mode de vie a été fortement perturbé par la pluie. Je ne pouvais pas marcher cette nuit-là dans les rues désertes de Taza. Il me fallait absolument chercher un abri. J'ai trouvé refuge sous une vieille porte construite à l'époque de Moulay Ismaël. Je me suis étendu sur un escalier large qui ressemblait à un lit. La musique de la pluie aidant, je me suis senti peu à peu gagné par le sommeil. Mes souliers ne servaient pas seulement à user les routes, mais également de soutien à ma tête. Je leur assignais la fonction d'un oreiller. Ils épargnaient à mes oreilles les baisers fougueux du sol froid. Je me suis donc endormi. Mais il était écrit que je ne pouvais trouver le sommeil que le jour. Mes oreilles transies par un contact si glacial qu'il en devenait brûlant m'ont réveillé en sursaut. Mes chaussures avaient disparu ! J'ai juste eu le temps de voir l'ombre qui les a dérobées les chausser avant de s'envoler. Je me suis senti alors – et pour la première fois – un va-nu-pieds. Aujourd'hui, si j'évite le rouge dans mes tableaux, c'est parce qu'il est indissociable du souvenir de la perte de ces chaussures dont je n'ai jamais été consolé.