La chanson moderne marocaine meurt à petit feu comme les artistes qui la représentent. Sans statut, sans marché et sans une législation sur les droits d'auteur applicable et appliquée, c'est un pan entier de notre culture qui s'éffondre. On reconnait une culture digne de ce nom à la place qu'elle réserve à ses créateurs. Chez nous l‘air, pas plus qu'ailleurs, ne fait la chanson. Et pourtant c'est notre identité qui est en jeu. La famille artistique marocaine est en deuil. Elle vient de subir une grande perte avec la disparition de l'un des grands piliers de la chanson marocaine. Original et moderne, Brahim El Alami a toujours incarné la maestria avec simplicité. En témoigne le succès de toutes ses chansons appréciées par toutes les générations à travers sa très longue carrière. El Alami fait partie de ces oiseaux rares en voie de disparition. Après le départ d'Abdelkader Rachdi, Ismael Ahmed, Maâti Belkacem, Mohamed Fouiteh, Mohamed El Hayyani, l'arbre généalogique des auteurs de chanson marocaine est en train de se dénuder de ses dernières feuilles. Même ceux qui sont encore en vie, entrent dans les oubliettes devant l'invasion des clips, du piratage et de l'art «prêt à porter». qui ne se souvient pas de la grande Bahija Idriss, qui a mis fin à sa carrière en plein essor que ce soit dans la chanson moderne ou encore au Melhoune. C'était une sorte de présage d'une inévitable précarité. La chanson marocaine dite moderne, résiste de nos jours autant que faire se peut. Il faut dire que l'absence de la moindre protection, l'avenir d'un chanteur est voué à l'échec. Pas de couverture médicale, ni de protection sociale et encore moins une situation matérielle décente, que ce soit du côté du ministère de tutelle ou de quelque autre organisme comme le fameux syndicat libre des musiciens marocains. Ce dernier, dans son communiqué de « deuil» pour Ibrahim El Alami, n'a pas manqué de rappeler que le défunt a été envoyé en pèlerinage à la Mecque grâce au syndicat ! Piètre consolation ou manque de lucidité ? En tout cas Feu El Alami méritait beaucoup plus. Tous les Marocains se souviennent de l'agonie de grands artistes, qui sans une intervention royale directe, n'auraient même pas trouvé de quoi se faire ensevelir… Pourtant, la chanson marocaine avait bien réussi à s'imposer durant les années 60 et 70 malgré la farouche dominance dans le monde arabe des grands artistes égyptiens de l'époque. Plus encore, les nôtres finiront même par être officiellement reconnus par les égyptiens comme en témoigne la renommée de Abdelwahab Doukkali, Abdelhadi Belkhayat, Samira Said, Naima Samih pour ne citer que ceux-ci, au niveau du monde arabe. Cependant, cette chanson n'a pas pu tenir la cadence et ne dépasse plus les frontières nationales à quelques rares exceptions. Le manque effroyable de promotion et d'organisation de concerts, l'éclipse des paroliers et des compositeurs a fait que la chanson marocaine ne dépasse pas un espace très limité, allant des occasions nationales ou religieuses aux soirées de la télévision. Combien de chanteurs de chez nous disposent d'un imprésario chargé de la gestion de leur carrière ? L'artiste marocain, si créatif qu'il soit, est obligé de travailler avec des moyens de bord le plus souvent dérisoires. En tant que produit commercial, la chanson aurait dû attirer les investisseurs, or rares sont les producteurs qui font confiance à une pareille démarche. Un grand parolier marocain qui a écrit près de vingt chansons rien que pour Abdelwahab Doukkali, ainsi que d'autres grands artistes, passe sur tous ces facteurs pour résumer la situation comme suit. « Si un jeune Marocain pense faire carrière dans la chanson, je lui conseillerai amicalement d'aller trouver un autre métier pour garantir sa survie ou il finira sa vie en mendiant» explique clairement M.Abderrahmane El Alami Laâroussi. Belle leçon d'humilité dans un métier où l'on est jamais sûr de gagner, quelle que soit l'expérience. Le public est investi par la chanson occidentale qui dispose de tous les ingrédients attractifs, le reste se rattrape sur la nouvelle vague de chansons orientales et du Golfe arabe. Toute nouvelle tentative ne dépasse guère le stade de reprises de quelques classiques d'antan. Hormis les grands ténors sus-cités, aucun jeune chanteur marocain n'arrive à décoller. C'est encore Doukkali qui a décoché le prix du festival du Caire de la chanson arabe, il y a deux ans. Actuellement, un autre grand artiste dont les doigts se confondent avec la raideur des cordes du luth est gravement malade. Saâd Chraibi. Au lieu de se soucier de ses souffrances, il passe outre la maladie pour se préparer au prochain festival du luth prévu pour le mois de juin. Les médias nationaux reviennent régulièrement sur la chanson marocaine, décortiquant ses anomalies, essayant de trouver des solutions adéquates à la crise qu'elle vit sans pour autant trouver d'oreille attentive. La perspective de voir émerger la chanson marocaine et à travers elle l'art en général relève apparemment d'un miracle. Ce ne sont pas les petits jubilés souvent à titre posthume qui redoreraient le blason de notre chanson. Le cas échéant, il ne reste qu'à faire comme ces artistes agonisants qui lèvent la tête vers le ciel et attendent ...