Par ailleurs, je suis non seulement le chef de la diplomatie, mais également membre du Bureau politique et, surtout, chargé des relations extérieures du parti. Il revient donc au parti de décider de mon départ. » L'argument ne manque pas de convaincre, y compris au sein des amis de Ben Bella parmi lesquels se comptait Bachir Boumaza. Trente-huit ans après, ce dernier reconnaît que « Ben Bella a commis l'erreur de décider de l'éviction de Bouteflika sans avoir au préalable réuni le Bureau politique qui comportait à l'époque 17 membres et qui aurait pu en débattre. Ça l'aurait sans doute renforcé face à Boumediène ». Boumediène arriva le lendemain à Alger très remonté contre le président Ben Bella. Ce dernier l'accueille à l'aéroport de Dar El Beïda en compagnie des membres du Bureau politique et du gouvernement. Froides retrouvailles. Dans la voiture, les deux hommes échangent quelques propos polis, avant de s'enfermer dans la villa Joly pour un tête-à-tête orageux qui va durer deux heures. C'est la rupture. C'est que l'éviction de Bouteflika n'aurait pas engendré tout ce bouleversement si le personnage n'était qu'un civil, s'il ne comptait pas sur l'échiquier militaire du colonel Houari Boumediène : « Aux yeux de Boumediène, Bouteflika révoqué, c'est l'état-major qui perd le contrôle de l'action du président sur le plan international: la Conférence afro-asiatique se transforme en tribune prestigieuse pour Ben Bella », confirme Hervé Bourges. « L'élimination d'Abdelaziz Bouteflika était effectivement la troisième phase de la lutte qu'avait engagée Ben Bella contre l'état-major général, confirme Bachir Boumaza, qui vécut les évènements à son corps défendant. Ben Bella voulait séparer Boumediène de Bouteflika. » L'universitaire Abdelkader Yefsah, dans un livre consacré à la question du pouvoir en Algérie, souligne que « le coup d'Etat survenu le 19 juin 1965 s'expliquait par la volonté de Ben Bella de porter atteinte aux intérêts de l'Armée non en tant que groupe social, mais à son noyau dirigeant issu du clan d'Oujda, devenu envahissant et menaçant. » Bref, Bouteflika était donc bien le représentant de l'état-major dans un gouvernement de civils ! Et pour ce seul titre, il fallait en éviter le limogeage, quitte à renverser, par la force, le pouvoir de Ben Bella ! Tous les témoignages concordent sur le sujet : c'est Bouteflika qui, à force d'assaillir Boumediène de ses insistances, a obtenu que le colonel sorte les chars dans la rue pour écarter Ben Bella. « Paradoxalement, Boumediène n'est pas le plus chaud partisan du coup d'Etat, confirme Hervé Bourges. Alors qu'il passe aux yeux de l'opinion internationale pour un militaire intransigeant, sans scrupules dans l'action, c'est en fait un légaliste et un inquiet. » Boumediène rassurera même, au lendemain de son retour du Caire, Hadj Ben Alla, responsable du parti, sur sa loyauté envers les institutions de la République. « Boumediène m'avait dit, un jour: "Tu veux que je fasse le dictateur, mais je ne le ferai pas !" », raconte Belaïd Abdesselam, qui fut le tout-puissant ministre de l'Industrie et de l'Energie du colonel. Boumediène fera néanmoins le dictateur sur l'insistance de Bouteflika. L'épisode est significatif de la mentalité militariste, propice à la surenchère, de celui qu'on présentera abusivement aux Algériens comme un « président civil ». Selon Chérif Belkacem, Bouteflika a décidé Boumediène en le persuadant que le temps jouait en faveur du président Ben Bella. « Si on le laisse présider la Conférence afro-asiatique, il en sortirait suffisamment grandi pour nous éliminer. » « Bouteflika, d'Oran, téléphone et encourage l'intransigeance, raconte le général Nezzar. En présentant la situation comme "maîtrisée à l'Ouest", il signifie au chef d'état-major que le rapport de forces est plus que jamais en sa faveur. Il plaide pour la fermeté. » Le colonel finit par se ranger aux arguments de son ministre entre les 2 et 8 juin 1965. Bouteflika prendra alors part aux réunions préparatoires du coup d'Etat contre Ben Bella, organisées sous la présidence de Boumediène, début juin, au ministère de la Défense. A ces conclaves assistent Ahmed Medeghri, Chérif Belkacem, Kaïd Ahmed, les commandants Chabou, secrétaire général de la Défense, Slimane Hoffman, responsable des unités blindées, acteurs principaux auxquels se joindront, une fois la décision prise de renverser Ben Bella, les colonels Tahar Zbiri, chef d'état-major, Ahmed Draïa, directeur général de la Sûreté nationale et responsable des Compagnies nationales de sécurité, Ahmed Bencherif, commandant de la gendarmerie, Saïd Abid, commandant de la 1re Région militaire, le colonel Abbas et le commandant Ben Salem, membres de l'état-major. Il est 1 h 30 ce 19 juin 1965 quand on frappe à la porte de Ben Bella. « Qui est là ? — Zbiri », répond la voix du chef d'état-major. Entrent le colonel Zbiri, suivi du colonel Abbas et des commandants Ben Salem, Saïd Abid, Chabou, Ahmed Draïa. « Si Ahmed, un Conseil de la Révolution vient de te déposer. Tu as quelques minutes pour t'habiller et nous suivre », lui annonce Tahar Zbiri. Ben Bella, digne et calme, ne dit pas un mot. Il a compris. De La Havane, Fidel Castro réagit vivement, dans un discours radiotélévisé, contre le putsch, qualifiant Bouteflika de « réactionnaire, homme de droite, ennemi du socialisme et de la Révolution algérienne » et affirmant que « le despotisme militaire et la contre-révolution ne pourront s'installer en Algérie, pays qui a gagné sa liberté fusil à la main ». Le civil Bouteflika venait de remplir une autre mission : installer le pouvoir militaire pour en jouir en toute tranquillité durant quinze autres années avant d'en reprendre la jouissance en 1999.