Propos recueillis par : Younes Mustapha. La narratrice, dans ce roman, nous plonge au cœur d'un village berbère du Haut Atlas à une époque où la sécheresse et la famine frappent le pays. C'est l'histoire de deux frères qui se séparent en raison de ces terribles circonstances. Cette séparation déclenche, alors, une longue quête qu'entreprend Mohamed (l'aîné et le père de la narratrice) pour retrouver son frère Mbark . Ce roman familial construit à partir des récits des proches de l'autrice est aussi un témoignage bouleversant sur une page de l'histoire de notre pays. Mina Fadli est inspectrice de l'éducation nationale pour le réseau des établissements français en zone Ibérique.Le » goût de la terre » est son premier roman. « Le goût de la terre » raconte une histoire poignante que votre style fluide et empreint d'un réalisme saisissant ne laisse pas indifférent. L'on sait que c'est une histoire très personnelle. Pourriez-vous nous en révéler la genèse ? Mina Fadli : En effet, il s'agit d'une histoire familiale dévoilée par mon père. Celui-ci m'a confié l'existence d'un petit frère disparu à l'âge de 5 ans dans des circonstances douloureuses dans le Maroc de l'après-guerre. A la suite de ces révélations, il m'a sollicité de l'aider à le retrouver. J'ai pris un moment de réflexion avant de m'immerger dans cette histoire et de débuter activement les recherches sur les traces de l'oncle disparu. J'ai questionné longuement mon père, et j'ai entrepris le voyage jusqu'au village niché dans les montagnes de l'Atlas à la rencontre de ma grand-mère maternelle. Ces récits ont nourri ma quête et ont contribué à la trame de mon roman. Mon père qui était atteint de la maladie d'Alzheimer a vécu ce que connaissent souvent les personnes souffrant de maladies neurodégénératives : les souvenirs de l'enfance remontent à la surface. Alors que la maladie prenait de plus en plus de place, retrouver ce petit frère devenait essentiel pour lui, comme un sentiment d'inachevé. Le roman que j'ai écrit est ma réponse, une tentative pour soulager ses maux. Il est le fruit d'un travail de recherche à travers le Maroc, explorant son histoire, ses souffrances et ses joies. Le titre renvoie à l'une des scènes les plus terribles de ce récit celle où les deux frères, laissés dans un trou dans la cour de la maison par leur mère, se mettent à manger de la terre pour apaiser leur faim. Ce titre, vous y avez pensé avant l'écriture du récit où après ? Quand j'ai commencé à écrire, il n'y avait pas de projet de roman. J'avais simplement intitulé mon dossier « Frères » pour regrouper mes notes. C'est seulement lors de la lecture finale du manuscrit qu'une amie, Emilie, a évoqué cette scène qui l'avait marquée, laissant en elle une empreinte indélébile. Le titre du livre est devenu une évidence à ce moment-là : « Le Goût de la Terre ». Ce choix fait ainsi référence à cette scène poignante que mon père m'avait racontée avec une grande intensité, et au goût de la terre qui traverse le roman jusqu'à New York. Le titre évoque également les multiples saveurs que j'ai tenté de distiller à travers la description des plats, mettant en avant les épices qui jouent un rôle crucial au Maroc. Quelle part prend la fiction dans ce récit sachant que l'histoire part de faits réels ? Lorsque j'ai pris la décision d'entreprendre l'écriture d'un roman, je me suis retrouvée face à des zones d'ombre demeurées sans réponse. Prenant comme point de départ les suppositions de ma grand-mère et les éléments à ma disposition, j'ai laissé place à l'imagination pour donner vie au personnage de M'Bark. Le récit s'est construit en suivant simultanément les trajectoires distinctes de ces deux personnages, inscrits dans des vies différentes mais étroitement liées à un contexte historique. La part de fiction concernant Mohamed demeure relativement minime, bien que, comme dans toute narration, une part d'interprétation, de fantasme et d'extrapolation s'y immisce. C'est à travers la fiction que j'ai réussi à instaurer une certaine distance vis-à-vis de mon histoire familiale. J'ai ainsi nourri l'intrigue avec les destinées de mes personnages. La fiction m'a octroyé une liberté créative considérable, me permettant de modeler la réalité pour forger cette rencontre tant attendue On retrouve dans ce récit la thématique du déracinement. Celui de Mbark qui perd son identité islamo-berbère au profit d'une identité judéo-berbère à partir du moment où Yamna décide de le garder mais aussi le déracinement des juifs marocains qui quittent le pays après l'indépendance et partent vers Israël. Le déracinement est une thématique importante dans ce roman. C'est également une problématique qui me taraude au quotidien. Au Maroc, l'exode rural et l'émigration font partie intégrante du vécu de chaque famille. Mohamed subit également le déracinement en quittant son village, puis son pays. M'Bark, quant à lui, est confronté à des déplacements multiples, oscillant entre changements de religion, de villes et de pays. L'histoire de la communauté juive au Maroc, riche en événements, prend une place prépondérante. Protégés pendant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs marocains ont ressenti un danger imminent au moment de l'indépendance et ont fui vers un rêve qui leur était présenté. J'ai exploré longuement les conditions de départ de cette communauté et leur désillusion à l'arrivée. En plongeant dans cette recherche, j'ai imaginé M'Bark vivre cette aventure aux côtés de sa nouvelle famille. Le déracinement devient ainsi une force motrice traçant le destin des personnages. Je souhaite qu'on aborde un autre aspect, celui de vos choix esthétiques. Une remarque s'impose : la sobriété du style qui traduit, à mon sens, cette vie simple des paysans, au plus près de la nature. Le plaisir d'écrire s'est immiscé rapidement dès les prémices de ce projet. Dès le départ, mon intention était d'adopter la posture d'une conteuse, privilégiant des faits poignants, simples et directs. J'ai entrepris un élagage minutieux, éliminant le superflu et bannissant un vocabulaire trop sophistiqué, peu en accord avec les descriptions des conditions de vie difficiles et élémentaires. Les descriptions que j'ai couchées sur le papier visent à immerger les lecteurs au cœur des événements, à les inviter à vivre l'aventure aux côtés des garçons. Le style adopté est délibérément rapide, aligné sur le rythme inexorable de la détérioration de la santé de mon père. Mon objectif était qu'il puisse voir le résultat, une œuvre façonnée à partir de son histoire. On peut lire dans votre roman moult passages qui célèbrent les us et coutumes berbères : Des scènes de dance folklorique, des traditions culinaires auxquelles vous portez une attention particulière. La culture berbère a accompagné mes parents jusqu'en France et s'exprimait à travers le thé, les tajines ou les épices. Toutes ces traditions culinaires ont tissé mon imaginaire, enrichies par mes expériences de jeunesse au Maroc. Ecrire sur ces villages revient à transmettre les rites, à faire perdurer les réminiscences de mon passé. Bien que mes expériences des danses folkloriques aient été limitées, les récits passionnants de mon père sur ses prouesses étaient si vivants que les ignorer était inconcevable. Pour m'imprégner de cet univers, j'ai visionné de nombreuses vidéos de danse. Mon père, lui, est resté connecté à la musique berbère jusqu'à la fin de sa vie. Dès qu'une mélodie résonnait, ses doigts, ses épaules, ses pieds se mettaient à danser. Mis à part les deux frères (Mohamed et Mbark) l'image que vous donnez de l'homme est peu reluisante. Tandis que vous rendez un hommage vibrant à la femme marocaine en général et berbère en particulier. Les hommes se révèlent impitoyables, et malheureusement, lorsque les conditions deviennent difficiles, leur nature devient encore plus brutale. Dans ce roman, la représentation des hommes est peu flatteuse : violents, voleurs, tricheurs, inaptes, ils cumulent les handicaps. Ce sont les femmes qui émergent en tant que sauveuses des enfants, occupant une place prépondérante que je n'avais pas nécessairement anticipée au départ. La grand-mère de Mohamed et la tante Keïa, en particulier, ont pris des dimensions inattendues. Keïa s'est révélée être une femme puissante, solide, engagée et militante, assimilée à la figure de la Kahina, grande reine berbère et guerrière. Ce roman devient ainsi un hommage vibrant à ces femmes souvent invisibilisées, mais qui constituent la véritable force du pays. « Le goût de la terre » c'est aussi un témoignage historique sur une période décisive de l'Histoire du Maroc : J'entends l'histoire sociale (la grande famine) et politique (la résistance nationale face à l'occupant). L'Histoire du Maroc a captivé mon intérêt, peut-être parce que mes connaissances étaient fragmentaires. Les récits poignants de ma grand-mère sur la période de la grande famine m'ont profondément émue. Depuis la publication de mon roman, j'ai reçu de nombreux témoignages de lecteurs qui ont interrogé leurs aînés, découvrant que de nombreux Marocains ont vécu des conditions similaires. Il m'a paru crucial d'approfondir cette période dans mon récit afin de comprendre le départ de M'Bark. Les témoins de cette époque s'éteignent, et je suis heureuse d'avoir préservé une partie de cet héritage. Les deux frères se sont involontairement inscrits dans la grande Histoire du Maroc à travers les mouvements majeurs à Casablanca, la lutte pour l'indépendance, le retour du roi, et le départ des juifs.Ils ont contribué à faire l'Histoire. La question de l'identité linguistique est présente en filigrane dans votre roman. D'ailleurs vous êtes vous-même ethniquement berbère, marocaine de par votre origine et citoyenne française. Quel intérêt y accordez-vous ? L'identité linguistique a toujours constitué à la fois un atout et un défi pour moi. Il m'est arrivé de ressentir de la honte vis-à-vis de mon identité berbère lors de mes voyages au Maroc, surtout lorsque mon arabe n'était pas tout à fait fluide. Aujourd'hui, je considère cette diversité linguistique comme un atout majeur. Ma capacité à m'exprimer en français, arabe, espagnol, anglais, et ma compréhension du berbère font partie intégrante de mon identité. Ironiquement, c'est le berbère qui me semble le plus difficile, bien que ce soit la langue dans laquelle j'ai appris à parler. Au-delà de la simple linguistique, c'est l'imaginaire et la culture qui accompagnent chaque langue qui m'interpellent. On n'exprime pas les choses de la même manière en berbère, en arabe, ou en français. Ces différentes identités linguistiques m'offrent une perspective unique dont je suis fière aujourd'hui. Travaillez-vous sur un nouveau roman ? Si oui, continuerez-vous à puiser dans votre histoire familiale pour écrire vos récits ? Les histoires familiales sont une source inépuisable de richesse pour moi. De nombreux chemins restent à explorer. C'est également une manière pour moi de préserver en mémoire les récits de ceux qui ne peuvent pas les écrire eux-mêmes. Tel un écrivain public, je questionne et je prends des notes sur mon téléphone puis mon ordinateur, capturant les nuances et les détails souvent oubliés. Peut-être qu'un jour un roman émergera de ces notes, donnant vie à ces histoires. Dans cet acte d'écriture, je me sens investie d'une responsabilité, celle de témoigner et de perpétuer les voix qui, autrement, risqueraient de se perdre dans l'oubli.