II – Identifier et agir sur les principaux leviers comportementaux Abdelmajid Temsamani Nous donnons, ci-après, la deuxième et dernière partie de l'étude, élaborée par notre ami et camarade Abdelmajid Temsamani et intitulée «Pour une communication de crise plus signifiante», dont la première partie a été publiée dans notre édition de la veille. Dans cette partie, l'auteur aborde, après avoir jeté un faisceau de lumière sur un premier axe consacré au cadrage de la stratégie de communication de crise, l'identification et les actions à entreprendre au niveau des principaux leviers comportementaux, avant de traiter l'intégration de l'action au cadre des fondamentaux. 1. Atténuer les risques concurrents La liste des risques concurrents peut être ouverte sur les différents évènements sociétaux : perte du lien social, perte d'un emploi, rater son projet d'avenir, perdre sa liberté de mouvement, etc. Chaque arbitrage tient compte de l'urgence et de l'importance des risques précités. Les plans de crise adoptés par notre pays tentent d'atténuer le poids respectif des «risques concurrents» soit par des mesures de solidarité, soit par des aménagements de l'organisation du travail et de la mise en place des méthodes alternatives d'enseignement. Nous pouvons, à titre de rappel, mentionner à cet effet la création d'un fonds spécial dédié à la gestion de la pandémie du Coronavirus, les mesures en faveur des salariés et des entreprises ainsi que des secteurs économiques directement touchés. Cependant, comme pour les mesures sécuritaires, notre pays n'a pas les moyens ni les ressources pour financer indéfiniment une solidarité économique et sociale de cette ampleur. * Eliminer le «risque cible» Dans ce volet, il est admis qu'une politique de santé basée exclusivement sur la prophylaxie médicale n'est pas envisageable à moyen terme. Agir sur l'adhésion des populations concernées s'avère donc un complément indispensable. Cette adhésion est complexe parce qu'elle fait appel aux changements lourds quant aux valeurs, aux attitudes et aux comportements marqués par une forte hétérogénéité des perceptions face au risque. Dans ce processus d'adhésion des populations, une communication institutionnelle de crise doit intégrer dans ses messages la complexité des situations en tenant compte des réalités culturelles qui déterminent les attitudes et les comportements. Elle doit agir dans le cadre des fondamentaux par l'intégration de l'approche culturelle aussi bien de la notion même de risque, que des attitudes adoptées par nos concitoyens face aux mesures prophylactiques engagées. 1. Intégrer l'action au cadre des fondamentaux 2. Intégration culturelle de la notion de crise Notons que ce qui constitue un risque c'est d'abord le regard que l'on porte sur l'objet à risque lui-même. Est-ce qu'on cherche à le voir venir et s'y préparer ? Est-ce qu'on va continuer à invoquer les fatalités et les superstitions en tout genre pour s'en prémunir ou faut-il laisser tout simplement la nature faire son œuvre ? Questions qui nous semblent évidentes aujourd'hui mais qui étaient insoupçonnables il y a quelques siècles auparavant. A titre d'exemple, les épidémies ravageuses du passé lointain n'étaient tout simplement pas considérées comme un risque à l'époque puisque personne ne les voyait venir, n'essayait de les prévenir ni de les contrôler. Par contre, le Coronavirus est considéré comme risque puisqu'il a été identifié et anticipé et que les autorités ont bien cherché à agir face au danger futur qu'il représente en prenant des mesures telles que le traçage, les tests de dépistage, l'isolement des personnes porteuses du virus. Le rapport au risque est donc un processus qui ne va pas de soi. Son intégration dans les comportements individuels et collectifs n'est pas chose facile, elle nécessite aujourd'hui de longues compagnes d'éducation à la démarche prévisionnelle. Au Maroc d'aujourd'hui et pour une large part de la population de simples messages de sensibilisation n'ont aucune efficacité dans ce domaine s'ils ne sont pas relayés par les institutions éducatives, religieuses et associatives. «Vaste programme !» dirait l'autre. Pour ne prendre que le seul exemple de la pandémie actuelle, n'oublions pas qu'elle est loin d'être la dernière et que nous n'avons pas les moyens de confiner tout un pays à chaque fois que de telles menaces se présentent. La société de l'après Corona sera une société prévenante ou ne sera pas! Ajoutons que tous les schémas hérités du passé risquent actuellement d'être désuets. Les nouveaux virus seront plus subtils et plus pernicieux que ceux du passé : leur mode de transmission, leurs séquelles à long terme et la fréquence des porteurs asymptomatiques en sont la preuve. Les précédents historiques avec des dizaines de personnes qui tombent dans les rues cèdent la place à un type de virus «invisible» ou non spectaculaire qui laisse perplexes si ce n'est incrédules un bon nombre de nos concitoyens. Ce qui n'arrange pas l'impact des seules mesures prophylactiques proposées par les autorités. * Resituer les attitudes face aux mesures prophylactiques Il est à remarquer que, contrairement à bon nombre d'épidémies ou de pandémies, celle du Coronavirus est plutôt de nature « démocratique ». De tradition, les épidémies touchaient les zones insalubres et défavorisées des pays du tiers monde permettant ainsi à l'élite urbanisée de dire : «c'est loin de nous et ça n'arrivera pas chez nous». Surprise ! Tout le monde est impacté, le Nord, le Sud, les riches, les pauvres, les hommes et les femmes. Il semble aussi que si les séniors sont le maillon faible, les études et la réalité montrent que tous les âges sont concernés. Pourtant face à cette uniformité d'impact se dresse tout un éventail de perceptions, d'attitudes et de comportements qui complique la communication de crise et amenuise l'efficacité de la planification sanitaire dans le cas d'espèce la lutte contre le Coronavirus et ses deux principaux leviers : le confinement et les gestes barrière. 1. Attitudes face au confinement. Parmi les diverses postures probables, pour lesquelles nous devons adapter culturellement les messages dans le cadre de la communication de crise nous retiendrons quatre postures principales[1] qui nous semblent significatives à savoir : les incrédules, les «négativistes», les adeptes du principe des libertés individuelles et les tenants des postures critiques. * Les incrédules Nous avons déjà formulé l'idée que la nature « pernicieuse » du virus constitue un terreau fertile pour les attitudes incrédules et sceptiques, qui pour la plupart, refusent la notion même de risque allant jusqu'à mettre en doute l'existence du Coronavirus. Parmi ces postures nous pouvons mentionner: * Certaines gens humbles culturellement pour qui le virus est une volonté divine dont les seuls remèdes, s'ils existeraient, relèvent des incantations (Roqia) et des compléments de plantes dites médicinales sacralisées. Pour eux le port de masque ou toute autre mesure prophylactique moderne n'est qu'une plaisanterie; * Les adeptes du retour au mythe passéiste qui agissent systématiquement par la démarche croyance contre croyance et exigent pour tout discours des références au dogme ; * Aux antipodes nous trouvons les fameux adeptes de l'antiscience qu'on retrouve paradoxalement jusque dans les arcanes universitaires. Cette posture est malheureusement en expansion, en particulier chez certains jeunes. Notons enfin, qu'à des degrés plus nuancés, le vent de l'incrédulité n'est pas sans toucher un bon nombre de cadres politiques et administratifs parmi lesquels, doctrine religieuso-politique oblige, certaines personnalités politiques censées piloter les mesures préventives alors que leurs attitudes personnelles envers les mesures préventives des risques sociaux indiquent leur incrédulité quant à la notion même de risque social. * Les «négativistes» Avec les tenants des attitudes «négativistes» nous entrons dans une autre dimension : celle des sachants croyant plus que savoir. D'amblée ils situent la pandémie dans sa dimension de domination mondiale où le Maroc n'est qu'un tout petit maillon de la chaîne. L'acceptation des mesures de protection en particulier le port du masque n'est pour eux qu'un signe de soumission à un machiavélisme dominateur. Dans cet univers, le complotisme trouve son espace privilégié de prolifération en particulier grâce à certains réseaux sociaux qui propagent un négativisme douteux par rapport à tout effort collectif mené par la puissance publique pour redresser la situation. Les tenants de cette posture se retrouvent chez certains jeunes ayant une formation académique avancée et qui sont très accros aux débats et aux idées exprimés dans les sites d'information dits alternatifs. Leurs discours sont souvent argumentés par des références alter mondialistes qui cherchent à lire des vérités cachées au commun des mortels. * Les adeptes du principe des libertés individuelles Ils considèrent que le confinement et le port obligatoire du masque de protection constituent une atteinte à la sacro-sainte liberté individuelle. Mais au fait, liberté de quoi ? Si le confinement ou le masque protégeaient seulement la personne concernée, bien entendu chacun est libre de se protéger ou pas, il en supporte seul la responsabilité. Le problème est que ces mesures sont destinées à protéger aussi ceux d'en face, c'est-à-dire les autres, de la propagation d'un virus que je pourrais porter en tant que personne asymptomatique. Il s'agit donc plus d'une liberté de nuire à autrui qu'autre chose. Une forme d'égoïsme que la communication de crise devrait mieux expliquer avec des messages appropriés. Par messages appropriés il faut entendre ici un discours argumenté, construit et illustré car les adeptes de cette posture sont pour la plupart cultivés et opposent aisément des argumentaires de principe ou philosophiques. * Les tenants des postures critiques Quant aux personnes adoptant une posture critique, elles correspondent à des individus instruits, très informés, très concernés par les questions de santé, pour eux et pour leurs enfants. Il s'agit donc de personnes qui adhèrent complètement à la «culture du risque» mais restent exigeantes par rapport à la qualité de l'information émise par les pouvoirs publics concernant aussi bien l'impact que l'évolution probable de la pandémie. Ces personnes sont très sensibles aux chiffres que le ministère de la Santé publie quotidiennement mais aspirent à plus d'informations, en temps réel, concernant sa vitesse de démultiplication (les fameux Ro), ses différentes zones de concentration géographique ou clusters, les catégories socio-démographiques de personnes les plus impactées...Ces personnes sont très portées sur les comparaisons internationales pour mieux situer la pandémie au Maroc. En définitive elles exigent un discours rationnel, argumenté et crédible. Enfin, il est important de signaler que nous allons retrouver une interférence entre l'essai de typologie concernant les attitudes face au confinement et celles observées concernant les gestes barrière. La différence étant dans le rapport à l'objet et au degré de tolérance d'une discipline comportementale qui souvent va à contre sens de certains réflexes construits par l'environnement social et culturel auquel nous appartenons. * Attitudes face aux fameux gestes barrière * Le masque et les réflexes du contournement Concernant le masque de protection, il est déplorable de constater qu'au moindre relâchement de la vigilance de la part des autorités une partie de nos compatriotes passent leur temps à jouer à la tricherie croyant que ce n'est qu'une simple obligation de forme à détourner impérativement comme cela se fait par rapport à tous les règlements fixés par les autorités publiques. Il n'y a qu'à voir la manière de porter ces masques : autour du cou, autour du bras, sous le menton, pincés aux doigts comme un porte-clé, mais toujours à l'affut du moindre signe de présence des agents de sécurité. Pour une autre attitude bien locale; porter un masque est considéré, par celui d'en face, comme un geste hautain à la limite de méprisant. La personne a presqu'envie de dire : «ai-je l'air d'un contaminé !!!». * Les gestes d'hygiène S'agissant des gestes d'hygiène ; se laver régulièrement les mains avec du savon, enlever ses chaussures en entrant chez soi, ne pas garder les vêtements d'extérieur une fois à la maison, veiller à garder chaque masque individuellement marqué par chaque membre de la famille.... Pour un grand nombre cela est techniquement impossible compte tenu du niveau d'indigence bien sûr mais aussi de l'absence d'une discipline de vie que nos habitudes de méditerranéens sont loin de pouvoir supporter. * La distanciation civique Concernant les fameuses distanciations civiques (physiques ou sociales au choix), il ne faut pas perdre de vue que notre style bien marocain de communication interpersonnelle ne tolère pas facilement d'avoir un face à face éloigné type japonais par exemple. Nous nous sentons mieux en étant très proches les uns des autres et avec les accolades comme supplément. D'ailleurs dès que vous pratiquez cet éloignement l'interlocuteur est mal à l'aise voire, dans certains cas, il devient agressif. Ainsi, nous aurons dressé une tentative de typologie des attitudes qui pourraient constituer la base d'une communication multi- cibles dont les messages de sensibilisation visent chacune des attitudes considérées comme significatives et influencer dans le sens désiré sur les arbitrages probables effectués par les groupes ciblés selon la démarche préconisée précédemment. Le choix des canaux, des supports ainsi que les formes et les styles des messages doivent mettre en rapport les attitudes visées et les groupes et catégories sociales ou intellectuelles correspondantes. L'essentiel étant dans une communication crédible et surtout signifiante par rapport aux populations réceptrices des messages. Une communication menée dans la durée et qui doit être considérée comme un investissement sur les attitudes et comportements à même d'accompagner non seulement l'adhésion des populations aux différents plans de crise mais aussi et surtout la consolidation d'une société prévenante. Pour conclure faisons le vœu d'une société marocaine prévenante L'histoire des prophylaxies épidémiologiques nous enseigne que les pandémies et les épidémies ont été éradiquées en ayant recours à la fois au progrès de la médecine mais aussi et surtout à une réorganisation de l'espace et une réappropriation de la notion de risque par les populations concernées. Se réapproprier la notion de risque suppose une vision claire non seulement du danger que représente l'objet du risque (ici le Coronavirus ou toute autre pandémie) mais aussi adapter les repères culturels, sociaux et environnementaux pour prévenir tout risque similaire. Nous avons mis en valeur dans cet article différentes attitudes qui somme toutes renvoient à des repères objectifs (mode de vie, situation économique) et à des repères culturels et cultuels. Changer ou accompagner ces attitudes c'est réapprendre de nouvelles règles de vie permettant à notre société de dégager un panorama clair de son avenir et de se débarrasser des visions parasitaires qui inhibent ses capacités d'adaptation. Seules des capacités libérées nous permettrons de faire face aux nouveaux défis de la mondialisation, ceux d'une prolifération épidémiologique mondialisée circulant à une vitesse inimaginable il y a quelques années (un virus qui a fait le tour du monde avec plus de 700.000 morts en huit mois). Une société qui développe ses capacités d'adaptation suppose une synchronisation plurisectorielle et une ambition nationale clairement partagée. L'expérience de la pandémie actuelle est toute désignée pour que nous ne rations pas ce nouveau rendez-vous de l'Histoire. *(Docteur en économie de la santé de l'Université de Grenoble) [1] Précisons que les différentes attitudes relatées dans ce qui suit relèvent de différents témoignages reçus mais aussi de notre écoute et bien entendu de nos lectures. Leur pertinence aurait certainement plus gagné s'ils étaient le fruit d'enquêtes, d'ateliers ou de focus group. Néanmoins elles restent proches des réalités, comme le lecteur peu en juger par lui-même.