Repensons l'université marocaine Le régime néolibéral académique de connaissances et d'apprentissage se caractérise par : le néolibéralisme part du principe que, contrairement à la doctrine libérale classique, il est admis que sa vision de l'université ne triomphera que si elle se réconcilie avec le fait que les conditions de son existence doivent être construites et ne se réaliseront pas naturellement en l'absence d'efforts et d'organisation politiques concertés. (C'est pourquoi il impose un processus de réformes émanant des diktats de la Banque Mondiale, le processus de Bologne et les réformes nationales qui doivent s'en inspirer). Le régime néolibéral académique de connaissances et d'apprentissage est un régime ascendant. Il déplace ou modifie, mais ne remplace pas ni privatise les institutions capitalistes idéologiques de l'Etat, car ce néolibéralisme n'implique pas le changement radical puisqu'il est le capitalisme arrivé à un stade culminant; il implique plutôt une redéfinition de l'espace public et de l'activité appropriée dans cet espace. (Ces nouvelles configurations et limites changent notre conception de ce que «public» veux dire.) Pour ce régime néolibéral, l'autonomie de gestion de l'université fréquemment mentionnée est celle du gouvernement et non celle du capital. L'université néolibérale est autonome par rapport au gouvernement en ce sens qu'elle doit créer et gérer ses propres revenus (WB 2004, p.42), mais pas auprès de ses nouveaux financiers qui doivent siéger au sein des instances décisionnelles et consultatives. Selon les agents du capital, toute tentative d'autonomie scientifique est qualifiée de «professorale» et «d'élitiste» (Johnstone et al. 1998, p.5). Aux yeux de ce régime, le gouvernement gouverne mieux quand il gouverne moins ; c'est pourquoi qu'il faut fournir aux instituts et universités moins de recettes publiques tout en les encourageant à rechercher et à générer des sources de revenus alternatives. Le marché devient rapidement ce que Mirowski (2011) appelle le seul processeur d'information suffisamment efficace et décentralisé pour faire sens des besoins et demandes de la société.Le marché ainsi compris distribue non seulement la richesse et l'influence, mais aussi le savoir, y compris une interprétation spécifique du type de savoir utile, précieux, pertinent et vrai. La conséquence directe de cette vision est la corporisation de l'université pour qu'elle satisfasse le mieux possible les demandes toujours croissantes exprimées sur le marché, voire qu'elle se dote de marchés ou de structures qui imitent le marché afin de rendre l'université plus performante, plus en phase avec une information juste et réelle. (Université populaire des NCS). Toutefois, Le travail est de plus en plus vidé de son contenu dans de nombreuses parties du marché du travail. Il devient de plus en plus fragmenté et normalisé pour que le néolibéralisme ne donne pas ce qu'il a promis, et donne ce qu'il n'a pas promis «injustices sociales flagrantes, insultes à notre environnement, exploitation des pauvres». L'éducation est un bien de consommation, pas une expérience de transformation de vie ; ce qui implique la redéfinition des contenus en termes de «compétences» et non plus de savoirs qui ouvre la voie à la semestrialisation et la modularisation des enseignements pour faciliter leur mise sur le marché tout en faisant au passage le sacrifice des disciplines jugées insuffisamment professionnalisées. Le maître mot est l'employabilité, la dimension culturelle n'y résiste pas. (Le processus de Bologne dix ans après. Dossier coordonné par François Bouillon). Création des agences qui vendent auprès d'étudiants étrangers «solvables» des «prestations » d'enseignement supérieur : Campus France, Racus-Russie, UCAS | CIDJ Grandes Bretagne…, car la circulation internationale des étudiants est elle-même un marché. L'université néolibérale est donc définie comme une organisation entreprenante intéressée offrant des expériences éducatives récursives et des services de recherche à des «clients payants». L'enseignement à distance, en revanche, est présenté, en particulier dans les pays à faible revenu, comme une alternative moins coûteuse à un meilleur accès à l'enseignement supérieur: «[Dans les pays] où la croissance de l'enseignement supérieur est principalement à venir et où la massification de l'éducation ne peut tout simplement pas avoir lieu avec les campus physiques… un enseignement rentable, fondé sur la technologie, offrant des possibilités d'apprentissage autonome doit rester une priorité du programme de réforme» (Johnstone et al. 1998, 27). Les néolibéraux prônent la liberté au détriment de toutes les autres vertus ; mais la définition de la liberté est recodée et fortement modifiée dans leur cadre. Elle est motivée par un intérêt personnel ineffable, ou l'étudiant libre s'efforce d'améliorer son sort dans la vie en s'engageant dans des échanges commerciaux. Jeffrey R. Di Leo -Corporate Humanities in Higher Education- Moving Beyond the Neoliberal Academy-Palgrave Macmillan US (2013). Les néolibéraux considèrent que l'inégalité prononcée des ressources économiques et des droits sociaux n'est pas un sous-produit malheureux du capitalisme, mais une caractéristique fonctionnelle nécessaire de leur système de marché idéal. L'inégalité n'est pas seulement l'état naturel des économies de marché, mais c'est en fait l'un de ses principaux moteurs de progrès. Par conséquent, les riches ne sont pas des parasites, mais (commodément) une aubaine pour l'humanité. Les gens devraient être encouragés à envier et à imiter les riches par : La fabrique de l'étudiant endetté : le néolibéralisme prétend substituer les droits sociaux par l'endettement. Ainsi, les banques diversifient-elles leurs formules de financement pour que les étudiants puissent continuer leurs études supérieures au Maroc ou à l'étranger. La dette délègue non seulement la grande partie de la souveraineté des Etats aux institutions financières mais aussi elle contrôle toutes nos subjectivités individuelles et collectives notamment celles de nos étudiants, la clé de tout avenir prometteur. «Fabriquer un homme capable de tenir une promesse signifie lui construire une mémoire, le doter d'une intériorité, d'une conscience qui puisse s'opposer à l'oubli. C'est dans la sphère des obligations de la dette que commence à se fabriquer la mémoire, la subjectivité et la conscience». (Jacques Le Goff, Maurizio Lazzaro). Ces caractéristiques de la nature du régime néolibéral académique de connaissances et d'apprentissage nous aident à mieux comprendre pourquoi l'équilibre relatif entre les deux idéologies qui ont dépeint l'université a été perdu, pourquoi les modèles de la culture savante sont mis de côté, pourquoi la transformation de la culture savante en des biens éducatifs, convertis en produits immatériels destinés à être achetés, vendus, conservés, échangés, consommés et mis à profit sur le marché pour que l'objectif ultime de l'université soit maintenant de produire des diplômés qui ont l'agilité mentale nécessaire pour apprendre rapidement et répondre aux besoins d'un marché mondial. Ceci explique l'attrait profond d'un livre aussi mal considéré que The Closing of the American Mind d'Allan Bloom. Quoi qu'il en soit, Bloom semble s'être rendu compte, bien qu'il n'en ait aucune idée, que la culture ne soit plus le mot d'ordre de l'Université. En d'autres termes, l'université n'est plus celle de Wilhelm von Humboldt, ce qui signifie que ce n'est plus l'université. Les Allemands ont non seulement fondé une université et lui ont confié une mission, mais ils ont également fait de l'université l'instance décisive de l'activité intellectuelle. Tout cela est en train de changer : l'activité intellectuelle et la culture qui l'a ravivée sont remplacées par la recherche de l'excellence et des indicateurs de performance. Heila Slaughter,Gary Rhoades-Academic Capitalism and the New Economy. Markets, State, and Higher Education-The Johns Hopkins University Press (2004). De nombreux chercheurs reconnaissent les changements auxquels nous faisons référence. D'aucuns les taxent de commercialisation de l'enseignement supérieur (Bok 2003, Noble 2001); en tant qu'universités entrepreneuriales (Clark 1998); comme une triple hélice qui unit l'enseignement supérieur, l'Etat et le marché (Etzkowitz, Healey et Webster 1998); ou en tant que transformation en entreprise de l'enseignement supérieur (Soley, 1995). Dans son livre, CorporateHumanities in Higher Education : Moving Beyond the Neoliberal Academy, Jeffrey R. Di Leo précise que le professeur universitaire est devenu le produit d'une culture académique dominée par l'enregistrement et la mesure de la performance, plutôt que par la poursuite de la liberté académique ou des échanges critiques -un climat académique qui le rend peu enclin au risque, un employée accommodant dispensant prudemment ses cours gérables parce que limités dans le temps et l'espace. Ces cours néolibérales dociles excellent lorsqu'ils «suivent les règles» en matière de «programmes axés sur les résultats» et de «culture d'amélioration continue», mais risquent d'échouer si, ils commencent à remettre en question les pratiques académiques néolibérales auxquelles ils sont soumis. Les étudiants sont réintégrés dans le rôle des consommateurs de connaissances et n'ont pas leur mot à dire dans la manière dont les services éducatifs leur sont fournis et livrés (Castree et Sparke 2000; Jarvis 2001; Silvey 2002; Steck 2003; McKenzie et Scheurich 2004; Yamamoto 2004; Washburn 2005; Woolgar 2007; Donoghue 2008; Tuchman 2009). Ainsi, passons-nous d'un espace universitaire imprégné à la fois des connaissances académiques et des idéaux culturels nécessaires pour contribuer à l'Etat-nation (Brubacher et Rudy, 1976/2008, Feher 2001) à un autre espace ou le personnel académique est transformé en «experts putatifs en méthodes de performance quantitatives et standardisées» (Levidow 2002, 4).En effet, le nouveau système d'enseignement supérieur s'appuie de plus en plus sur des experts d'entreprises pour enseigner, en particulier dans des programmes plus axés sur le marché. Les risques graves de la professionnalisation de l'enseignement supérieur : Le déséquilibre que connait l'université est «à trouver dans la métamorphose des rapports de forces entre pouvoirs publics et «monde économique», conséquence inexorable de la globalisation des marchés. Progressivement, la «Noblesse d'Etat» – comme l'appelle Bourdieu, c'est-à-dire l'élite qui occupe les fonctions tutélaires de l'état, perd du terrain face à une élite financière de plus en plus puissante. Pour continuer à jouer un rôle d'écuries des élites, l'université doit dès lors se concentrer sur des nouvelles filières, alignées sur cette nouvelle donne. Rien d'étonnant, donc, à ce que les départements de Sociologie, d'Anthropologie, d'Histoire contemporaine, de Philosophie ou même de Sciences «exactes» voient leur cadre se restreindre à mesure que les écoles (universitaires) de commerce, de polytechnique et de médecine se déploient et confortent leur mainmise sur les institutions. (Renaudmaes). Trois conséquences résultent de cette mainmise : La première conséquence concrète et directe de cette nouvelle relation est l'inflation des formations professionnelle, des notes et des diplômes et les problèmes de l'insertion des diplômés qui en découlent. C'est vrai que le capitalisme, dans tous les stades de son évolution, cherche à mettre en concurrence la force de travail : le prix de la force de travail, comme toute marchandise, diminue lorsqu'il existe une offre excédentaire, de sorte que la formulation de « l'armée de réserve du capital ou des travailleurs » élaborée par Karl Marx (1867) s'applique à toutes les sous-catégories de main-d'œuvre qualifiée. Deuxième conséquence est que les formations professionnelles attirent les meilleurs étudiants, laissant l'enseignement fondamental avec des étudiants moins bons qui vont trouver beaucoup de difficultés analytiques, synthétiques et rédactionnelles pour poursuivre leurs études, notamment dans les matières dispensées en Français. Ce qui explique la médiocrité des lauréats et leur impact négatif sur la société. Troisième conséquence est que la professionnalisation croissante de l'université actuelle l'a amenée à abandonner, en grande partie, la pensée critique et sa mission sociétale qui consiste à façonner notre identité nationale et notre patrimoine scientifique, académique et culturel et d'équiper nos jeunes d'outils analytiques et critiques. L'université, en se soumettant au rôle accru des entreprises dans l'élaboration des programmes et des formes d'enseignement, elle s'est tournée vers des compétences «définies de manière vague», telles que le «travail d'équipe», la «communication», le «leadership», la gestion des risques, l'organisation, a négociation, langage corporel ouvert Ce sont ces ensembles de «compétences» que «les entrepreneurs universitaires» ont cochés comme nécessaires à incorporer dans leurs leçons pour qu'ils mettent l'université en adéquation avec les lois du marché plutôt qu'elle offre une éducation équilibrée qui permet aux hommes et aux nations de rester libres, ouverts et vivants. (Stefan Collini, What are Universities For?). Ainsi, forme-t-elle des cadres manageriels et technocratiques si essentielles au fonctionnement des entreprises économiques modernes dominées par l'américanisation des modèles d'organisation et de management, des cadres bloqués dans la structure d'autorité et de statut des organisations bureaucratiques. Marcuse et Arendt ont averti que l'enseignement universitaire technique et professionnel ne produirait plus d'individus à culture élargie sur le plan intellectuel, mais des techniciens plutôt spécialisés (absorbés par la culture pop produite par les médias). L'université, par conséquence, devient incapable de former des citoyens instruits et responsables, à combattre l'injustice, l'inégalité et la précarité, à repenser leur héritage culturel, à déconstruire et reconstruire les préjugés, stéréotypes et les idées prêtes à porter, à favoriser le dialogue, à renforcer la démocratie et à améliorer le gouvernance; au contraire, elle produit des proies faciles à l'endoctrination et la manipulation idéologique et politique. Ce qui explique pourquoi l'université offre 25,4% de recrues pour Daech et échoue d'institutionnaliser la pensée critique comme outil de questionnement, d'analyse et de synthèse et d'adhérer ses étudiants aux valeurs d'ordre scientifique et analytique qui leur permettent de raisonner, de mettre en cause les dogmes et démythifier la narrative nihiliste des entrepreneurs de la terreur. Beniaich Mohamed (Ancien membre du comité central du PPS)