Peut-on qualifier autrement le moment qui marque l'actualité d'un pays qu'est le Maroc et symbolise la marche d'un peuple qu'est le peuple marocain, sans le qualifier de moment accédant au niveau des grands événements historiques ? Peut-on se hasarder aussi à dire que désormais la solennité de l'instant impose au-delà du sentiment de fierté ressenti et largement répandu, la nécessaire méditation et la plus profonde des réflexions ? Disons d'emblée en guise de prélude à ces interrogations que le tournant historique auquel nous assistons tout en n'étant nullement le fruit du hasard interpelle plus que jamais l'élite de ce pays qui devrait transcender l'ordre de la contingence afin de pouvoir traduire la grandeur d'un destin et révéler l'esprit d'un peuple. Retenons à cet effet l'éloquente leçon de l'histoire exprimant le sens le plus profond de l'universel lequel est imprégné par le génie des peuples et porte la marque plurielle des cultures et des civilisations humaines. En effet, depuis les époques les plus reculées et au moment même où l'humain s'est affranchi du règne animal, la lumière du savoir avait guidé la marche de l'homme dans la profonde obscurité du joug naturel. Ceux qui portèrent le feu sacré de ce même savoir ont incarné l'image de l'esprit et exprimé ce qui demeurera pour toujours le propre de l'homme et sa marque distinctive. L'histoire du Maroc et la marche de son peuple ne dérogent guère à cette règle fondamentale. Avons-nous besoin de rappeler que ce pays, ayant été le creuset qui porte les innombrables traces des cultures ancestrales, porte aussi l'ineffaçable trace de grands hommes et d'illustres femmes ? Depuis la farouche Kahina, reine indomptable, jusqu'à Oqba Ibn Naféi foulant les vagues de l'océan et Tariq Ibn Ziyad portant l'étendard aux confins de la péninsule ibérique, la conquête ne s'est jamais dissociée du savoir qui porte pour toujours «notre mémoire tatouée» comme le disait si bien Abdelkebir Khatibi. Cette mémoire portant notre diversité plurielle et devant être projetée comme horizon de pensée et devenir destinal. De la sorte, peut-on se suffire afin d'appréhender notre actualité présente du positionnement partisan et de l'appréciation politique quelle que soit sa pertinence, ou bien devrait on penser en commun notre devenir en partage ? Certes, comme disait le philosophe, ce qui fait le propre de notre temps c'est que nous ne pensons pas encore ; mais au-delà de cette terrible sentence qui sanctionne le bavardage qui hisse la vulgaire doxa au même niveau que la profonde méditation, force est de constater que des moments sont plus propices que d'autres à l'éveil de l'esprit. Commençons par le commencement et disons qu'est-ce que le politique et de quelle manière l'élite de ce pays devrait-elle exprimer les nobles idéaux devant régir notre vivre en commun ? Disons aussi qu'une fois que la volonté populaire s'est exprimée souverainement et que les attentes du peuple ont été formulées solennellement, laquelle des attitudes devrait se formuler en posture d'esprit avisé ? Loin de nous la prétention de la glose faussement savante, le politique vise-t-il autre chose que l'assurance du bien vivre en commun sous le signe du bien et du beau comme étant les deux grandes nobles valeurs permettant l'avènement de la cité juste et vertueuse ? Y a-t-il aussi meilleur moyen d'épouser l'espoir du peuple et de respecter la volonté populaire que celui qui associe les meilleurs des prétendants à la gestion de la chose publique à la noble tâche de diriger la cité et de moraliser la gouvernance ? Devrait- on encore une fois rappeler que le Maroc d'aujourd'hui ne supporterait pas indéfiniment de rester orphelin de son élite. Rappelons aussi que l'histoire ne retiendra pas comme une preuve de bravoure le repli sur soi ni comme une marque de pureté le désir de ne plus se mêler à la rude tâche de l'action qui vise à améliorer les conditions de vie des plus démunis. Evoquer le rôle des élites ne se limite guère à rappeler des évidences mais vise plutôt à déconstruire des catégories qui, à force d'usage, ne se révèlent pas en tant que catégories vides. Et pourtant, le grand historien et penseur marocain Abdallah Laroui n'a cessé de le rappeler depuis des lustres, les peuples qui ont fait leur entrée triomphale sur la scène de l'histoire ont traduit dans les faits une conscience tragique, portée jusqu' à l'extrême déchirement par leurs élites respectives. Est-il besoin de rappeler les éternelles figures emblématiques du Mahatma Gandhi, Simon Bolivar, Abdelkrim Khatabi et bien d'autres qui ont su incarner l'espoir de leurs peuples respectifs et exprimé l'esprit profond de l'histoire ? Est-il besoin de rappeler aussi que le destin tragique du peuple allemand ne fut porté à son apogée, qu'une fois que l'intelligentsia allemande ait profondément pensé la portée universelle de la révolution française et médité les retombées inéluctables de la révolution industrielle anglaise sur le devenir universel ? La grande littérature russe qui porta la signature éternelle de Dostoïevski, Tolstoï et bien d'autres illustres écrivains ayant su exprimer avec grand génie la profondeur de l'âme slave aussi bien que la conscience malheureuse hissée au niveau du déchirement existentiel, n'a-t-elle pas reflété le sentiment du décalage historique du peuple russe par rapport aux exigences des temps modernes et tracé la voie du salut, prometteur d'un avenir meilleur ? Est-il besoin de rappeler enfin que les grands intellectuels marocains depuis l'avènement de la pensée de la renaissance jusqu'aux temps récents n'ont cessé de méditer sur notre déclin et les moyens devant affranchir le peuple marocain de toutes les formes d'asservissement et d'assurer son émancipation ? L'échéance électorale qui vient de se dérouler, offre encore une fois une chance à un pays que d'aucuns cataloguent comme étant un pays dont l'élite n'a pas toujours été au rendez-vous de l'histoire. Le peuple a choisi le grand changement dans la continuité, exprimant de la sorte l'instinct profond ayant guidé dans les moments les plus difficiles l'âme marocaine. Cet instinct traduit en fait ce qui fait notre spécificité qui repose sur l'harmonie de la diversité et la coexistence dans la pluralité. Il est grand temps que d'aucuns se réveillent de leur long sommeil dogmatique afin d'admettre que le Maroc se conjugue au pluriel et que la marocanité ne supporte ni l'hégémonie ni le monopole de la vérité. Le temps est venu aussi pour que les intellectuels de ce pays fassent à la fois preuve et usage de ce qui fait la marque même des temps modernes, à savoir le passage de l'état de minorité à l'état de majorité. Ce passage porte le nom de la liberté de pensée en tant que possibilité première ouvrant l'horizon de la modernité qui se couple fondamentalement avec l'esprit de la tragédie. En effet depuis que la pensée humaine s'est couronnée par l'éclosion de la philosophie, le miracle grec s'est manifesté par le biais de Socrate, qui a fait de l'amour de la cité et de l'aspiration du bien vivre en commun, le but ultime de toute vie qui s'accomplit sous le signe de la vertu et s'oriente selon le commandement de la raison. Le déroulement futur de la pensée philosophique à travers les âges et les époques ne représente en fait que le déploiement de la démarche socratique qui impose à tout être pensant muni de la raison et accédant au savoir vrai, d'éclairer la voie qui permet l'émergence de la cité émancipée et l'établissement des lois justes. Est-il besoin de rappeler à cet effet que la tradition philosophique depuis Platon du moins jusqu'à Karl Marx, a mis au cœur de la méditation philosophique les conditions propices à l'avènement de la cité juste garantissant l'épanouissement de l'humain, le règne du bien et l'éclosion du beau ? En ce moment historique caractérisé par le soulèvement des peuples arabes qui sont en train d'écrire une nouvelle page de l'histoire, la question qui désormais se pose et interpelle tous ceux et celles qui sont supposés refléter la conscience de leur temps se formule d'une façon qui exclut toute équivocité et ne supporte guère ni la légèreté frivole ni le dogmatisme périmé. En effet, les énormes sacrifices consentis par les peuples arabes qui ont fait face à la barbarie la plus abjecte ne devraient nullement se faire confisquer au bénéfice de ceux qui promettent le paradis sur terre et se targuent d'être exclusivement les représentants du ciel. La noble tradition de l'islam ayant été enrichie par l'apport des civilisations et des cultures, aussi diverses qu'ancestrales, ne s'est jamais exprimée en terme de totalité qui étouffe la pluralité la plus diversifiée. L'aspect lumineux de l'Islam rayonne comme une constellation gravitant autour des astres éternels de la raison éclairée, la justice partagée et la beauté hissée au sublime divin et célébrée par l'humain créateur du sens esthétique, poétique, littéraire, musical et pictural. D'autre part aujourd'hui et maintenant, quelle réponse sommes nous en mesure de formuler en face des défis qui se profilent à l'horizon et projettent l'aspiration du peuple marocain sur un avenir qui ne supporte guère d'être reporté à des lendemains incertains ? Nul doute que cette réponse devrait, sans ambigüité, approcher la question suivante : L'étape actuelle que traverse le Maroc exige-t-elle une réelle polarisation du champ politique ou bien impose-t-elle la mise en œuvre effective de l'idée du bloc historique regroupant l'ensemble des forces qui aspirent à mettre le pays sur la voie de la modernité globale, touchant l'ensemble des sphères de la vie privée et visant à rationaliser le champ social et fonder l'état de droit ? Le grand philosophe marocain Mohamed Abed Jabri avait, de son vivant, appelé à la formation du bloc historique, le seul qui serait en mesure d'accomplir l'ensemble des tâches historiques que le peuple marocain devrait réaliser afin d'accéder à la plénitude de son être et d'assumer son destin. Evoquons à cet effet et avec émotion la mémoire d'un grand combattant de la liberté et de la justice sociale, Abdallah Layachi, qui, au moment où toute la classe politique s'était réunie afin de lui rendre un vibrant hommage, s'est levé, clamant avec force malgré la fébrilité et la douleur qu'il avait supportées avec courage et dignité, la nécessité de sauvegarder l'unité des forces qui prônent le progrès et luttent afin d'établir la justice et de renforcer la démocratie. L'évocation d'un grand philosophe et le rappel de la mémoire d'un grand militant n'est nullement fortuite, elle renseigne plutôt sur le bel héritage dont le Maroc dispose et qui ne devrait en aucune manière se être dilapidé au détriment de l'avenir d'un pays et au grand désespoir d'un peuple. *Rédacteur en chef de la revue philosophique «AL AZMINA AL HADITA»