Du beau cinéma à Marrakech Au-delà des polémiques stériles, sur les pseudos salaires des stars et de fausses révélations aux finalités manipulatrices et occultes, le festival de Marrakech continue son bonhomme de chemin avec en vedette les films de la compétition officielle qui, au fur et à mesure, bousculent les pronostics rapides et les classements hâtifs. Jusqu'à lundi soir ce sont deux films qui sont plébiscités d'une manière informelle par les cinéphiles, Nabat (Azerbaïdjan) et Mirage (Hongrie-Slovaquie). Seulement, les cinéphiles assidus ne se focalisent pas sur la seule compétition officielle, soucieux de ne pas rater une pépite que ne manque pas de charrier les sections parallèles du festival. Ce fut le cas avec la (re)découverte du film Street of Shame de Mizoguchi, présenté dans le cadre du spécial Japon. Un film de 1956 et qui est certainement l'un des meilleurs du maître japonais, un formidable hymne à la femme et une démonstration de la maîtrise du langage cinématographique. Un chef d'œuvre vu à Marrakech. Autre événement phare de la journée de lundi, l'entrée en lice du premier film marocain, Itarallayl de Tala Hadid. Un premier long métrage attendu de cette jeune cinéaste au parcours professionnel et biographique atypique. Elle est l'incarnation même d'un monde globalisé et sans frontière. Ses origines multiculturelles influencent son cinéma. Elle est arrivée un jour au festival du court métrage de Tanger comme un OVNI avec un film qui a fait forte impression, Tes cheveux noirs Ihssane. Un film sur le déracinement, la recherche des origines et le questionnement identitaire, sur un fond de conflits et d'antagonismes internationaux ; le tout porté par des choix esthétiques de mise en scène qui confinent à l'expérimentation. Je suis heureux de constater que son premier long métrage approfondit ces choix d'écriture en les radicalisant. C'est un récit fragmenté à l'image d'un monde complexe. Au premier degré, c'est le premier film marocain qui aborde frontalement le départ de jeunes Marocains qui ont fait le choix d'aller se battre au Moyen-Orient, en l'occurrence l'Irak. C'est le premier fil dramatique qui se tisse autour de l'histoire de Zacaria qui part à la recherche de son frère disparu dans le tourbillon irakien. Mais le film propose une narration complexe qui relève d'un film choral où plusieurs destins s'entremêlent ; le récit de Zaccaria croise une autre histoire celle de Aïcha, cette jeune fille de l'Atlas enlevée par un couple de truands pour la livrer à un trafic occulte. Tala Hadid reste fidèle à sa démarche en mobilisant au cinéma les moyens du cinéma pour dire la complexité du monde. L'usage récurrent de certaines figures cinématographiques développe une approche originale : le recours à la plongée ; le hors champ sonore via la radio notamment offre une autre dimension à l'espace reclus des protagonistes. On bouge beaucoup dans le cinéma de Tala Hadid ; l'usage récurrent de la voiture, le taxi notamment lui donne l'occasion de revenir à un plan qu'elle affectionne beaucoup, celui de filmer le visage du personnage accolé à la vitre de la voiture dans une posture méditative avec le reflet sur le verre qui ouvre le champ doublée par la voix off, soit celle du personnage soit celle de la radio. Un beau film. Tala Hadid tient ses promesses. Opération séduction réussie par la section hors compétition quia gratifié le nombreux public de la grande salle du Palais des congrès avec le nouveau film de Bille August, Silentheart. Un film qui a obtenu le plus fort applaudimètre de ces premiers jours de festival. Bille August arrive à Marrakech auréolé d'une double récompense à Cannes, avec la consécration suprême, la Palme d'or. D'abord en 1987, pour le très beau et émouvant Pelle le conquérant, également Oscar du meilleur film étranger et en 1992 pour Les meilleures intentions. Ce film est justement représentatif de cette dimension scandinave du cinéma de Bille August. Un cinéaste palmé et récompensé à travers le monde mais aussi, un auteur qui se situe dans la grande tradition du cinéma nordique qui va de Karl Dreyer à Bergman. Symboliquement d'ailleurs, il allait présider la délégation du cinéma scandinave à qui le festival de Marrakech a rendu hommage lors de la précédente édition (2013). Cette filiation qui est loin de réduire à la géographie relève plutôt de l'héritage culturel et esthétique. La meilleure illustration en est d'une manière explicite sa collaboration avec Ingmar Bergman pour le film Les meilleures intentions. C'est, en effet, Ingmar Bergman qui en a proposé le scénario, quasiment autobiographique : «J'ai minutieusement étudié Pelle le conquérant et je ne vois personne que j'aurais pu préférer à Bille. J'ai vu sa chaleur, son professionnalisme, sa précision et tous les non-dits qui sous-entendent son travail», dit le maître suédois à propos de Bille August. Il a retrouvé dans ce cinéma cette «atmosphère» qui fait que la complexité des relations humaines est rendue à travers la captation des signes extérieurs qui disent l'intérieur selon le credo bergmanien «le monde est visage et le visage est monde» ou ce que le philosophe Gilles Deleuze appelle «l'abstraction lyrique». Une approche artistique qui fait confiance aux outils du cinéma pour rendre visible l'invisible. Une esthétique qui remonte loin car Bergman, quelque part prolonge le travail d'un autre maître danois du langage cinématographique, Carl T. Dreyer chez qui Bergman et Bill August ont appris rigueur et intransigeance esthétique. L'année dernière au Colisée les cinéphiles marrakchis ont vibré d'émotion face aux gros plans inoubliables de La passion de Jeanne d'Arc, chef d'œuvre de C.T. Dreyer. Silentheart est construit justement à l'image d'un huis clos bergmanien mettant en scène une famille qui se réunit le temps d'un week-end pour accompagner la mère malade qui a consciemment pris la décision de se donner la mort pour mettre fin à ses souffrances et à la déchéance du corps. Un suspense extraordinaire nourri de la complexité des rapports au sein des couples et des générations. Le scénario offre une progression où les rebondissements sont chaque fois d'une grande charge émotive et humaine.