Humeur Nous éprouvons souvent des sentiments différents, voire oxymoriques envers le même espace. Nos affects y changent, y restent fluctuants. Ils se métamorphosent au gré des couleurs capricieuses des cieux, de la pâture des gens qu'on y rencontre, de l'humeur qui nous saisit au dépourvu. Un espace, on l'aime et on le déteste. Ce balancement du sentiment euphorique au sentiment dysphorique semble répondre en effet à une logique profonde. Ce métabolisme sentimental plus ou moins justifié s'avère être une forme de discours viscéral que l'on prononce secrètement. Car sentir signifie déjà que l'on exprime un jugement. Un jugement non encore libéré de sa gangue, toujours logé dans les limbes des émois labyrinthiques. Un jugement parfois tiré des tripes, parfois humoral. Un jugement dont le bien-fondé est à chercher ailleurs, loin, très loin, dans le tréfonds ténébreux de la rugueuse réalité entêtée. La ville où je passe le plus clair de mon temps semble échapper à cette émotion antinomique. Toujours demeure-t-elle à mes yeux supérieurement idiote, crasseuse, poisseuse, berceau de la bâtardise, infernale. Elle me paraît souvent sous le même jour, grise et monocorde. Sol de la vie immobile et de la parole falsifiée, la pendule y reste coincée et la sagesse y cède la place à l'imbécillité. Cette ville étouffe par l'abondance des cafés (entre deux cafés il ya un café, disent les gens pour plaisanter platement et combien ils ont naïvement raison) d'où les regards hagards des hommes triviaux harcèlent les corps féminins. Des deux côtés des rues, ces corps sont l'otage des yeux curieux et assoiffés d'en découvrir le moindre trait physique. Ils arpentent les parties galbées, happent les gestes séduisants, font la chasse aux déhanchements nonchalants et se lancent par-dessus tout dans des commentaires bébêtes et grossiers. Au café, la réalité paysanne, voilée sous une urbanité factice et tirée par les cheveux, se dévoile au grand jour. Il suffit, à quiconque veut vérifier la véracité de ce que je dis, de s'asseoir un petit moment dans un de ces cafés, de voir et d'écouter ces gens. Il sera certainement surpris. Ils crient plus qu'ils ne parlent. On dirait des molosses qui aboient. Il suffit de leur arborer un appât, de quelque acabit qu'il soit, pour qu'ils se lancent dans un brouhaha canin qui assourdit les oreilles et suscite la nausée chez qui ose les écouter. Cette ville fantôme, fantoche, spectrale est l'espace de l'horreur sentimentale et la misère affective. Les gens sont là, vont et viennent et talonnent l'asphalte craquelée, indifféremment, comme s'ils étaient des chevaux qui piaffaient à loisir et déversaient leur colère à qui mieux mieux. Cependant, la mort semble habiter cette ville depuis des lustres. Une mort d'une étrange trompe. Celle qui assèche l'âme, froisse les émois, paralyse l'imagination. Dans cette ville, les hommes sont beaucoup plus des morts-vivants que des vivants, des ressuscités venant d'un ailleurs indéfiniment hors-temps et hors-lieu. Des zombies qui ne maîtrisent qu'un seul art: le commérage qui saccage les consciences et mettent à sac les dignités éveillées. On dame à son ami ou son ennemi sa malignité d'endiabler autrui, de le vilipender, de le caricaturer, de le tourner en dérision. L'épigramme l'emporte sut le panégyrique. On n'excelle que dans une seule rhétorique : la rhétorique du mal, et du mal le plus maléfique, le plus bestial, le plus inhumain, le plus déshumanisant...et pourtant on y vit comme si cette ville était le paradis inédit de la perfection. Voilà ce que disent les habitants de cette ville fantomatique. Notre ville est l'éden que Dieu a créé sur terre pour nous nantir de ses bienfaits sempiternels. Ils s'en targuent à satiété. Des sirènes qui vous ensorcellent par leurs voix chantantes et vous phagocytent à dessein, haineusement...Des cannibales qui se plaisent à venir à bout de toute beauté. Eux qui ne cessent de dire que leur ville est l'incarnation de la beauté. Oui, beauté qui ne se trouve que dans les pourtours de leurs gueules à haleine fétide et nauséabonde. Des gueules pestilentielles. Telles gueules donc...! Telle beauté...!