Orfèvrerie pour champions nationaux On a procédé dans une précédente édition à un survol périphérique de l'avant-projet de loi sur la concurrence en promettant de revenir traiter plus en profondeur le contenu. Depuis, un premier correctif est venu scinder ce premier jet en deux pour valoriser l'article 166 de la constitution : le Conseil de la concurrence d'une part (Le projet de loi 20-13) et la liberté des prix et de la concurrence d'autre part (Le projet de loi 104-12). C'est là un premier pas dans la bonne direction. Dans cet article, on avait également émis le souhait de dégrouper le domaine de la réglementation des prix de celui de la concurrence libre pour marquer les périmètres des compétences et renforcer la clarté des rôles de l'administration et du Conseil. Cela n'a pas encore été fait. Mais on ne désespère pas pour autant car on serait alors en présence d'une situation assez insolite où une loi serait consacrée entièrement à une institution, le Conseil de la concurrence, dont une part substantielle des attributions et des procédures de recours la concernant se retrouveraient dans une autre loi ! À suivre. Aujourd'hui, on vous propose une analyse du volet relatif au contrôle des concentrations. Ce volet est important parce que le dispositif qu'il met en place est révélateur d'une part du niveau d'appui déclaré aux champions nationaux et d'autre part du degré d'indépendance de l'autorité de la concurrence. Nous considérons que le lien organique entre un texte juridique et une politique publique et, plus spécialement les croisements entre politique industrielle et politique de la concurrence ne devraient pas passer inaperçus. Et, il y a intérêt à ce que le débat sur le sujet du soutien aux champions nationaux, plus ou moins escamoté par la classe politique, refasse surface à l'occasion de la discussion du projet de loi. Nous considérons également que la nouvelle mouture de la loi sur la concurrence sort le Conseil de la concurrence de l'ombre de la consultation où il était confiné par le texte de 1999 pour normaliser ses attributions en lui octroyant une parcelle du pouvoir de contrôle. Ce transfert de compétence met les responsabilités du Conseil au diapason de ses pairs et, fait peser sur lui des défis énormes en termes de compétences pour s'approprier et adapter les évolutions remarquables de l'analyse économique et de la production jurisprudentielle accumulées depuis le « Clayton Act » de 1914. Un domaine nécessaire et complexe Le contrôle des concentrations concerne les opérations de fusion, d'acquisition et de joint-venture lorsque la part de marché ou le chiffre d'affaires de l'entreprise ou des entreprises en cause atteint un certain seuil. Cet exercice permet in fine d'autoriser ou d'interdire l'opération de concentration. Ce contrôle est absolument essentiel pour protéger le tissu productif -encore dominé par les petites et moyennes entreprises- des effets nuisibles sur la concurrence de ce pouvoir de marché potentiel. C'est là un domaine éminemment complexe, à la fois préventif et prospectif et, qui fait appel à des compétences pointues de juristes et d'économistes spécialisés. Le processus de construction de l'expertise par la formation et le développement de la casuistique est exigeant en matière de mobilisation des ressources et réclame du temps. On voudra pour preuves les trois exemples suivants : L'expérience récente du Brésil a démontré que la maîtrise du traitement du contrôle des concentrations nécessite une accumulation d'expertise sur une décennie entière. Le projet révisé des nouvelles lignes directrices françaises en la matière mis sur la table de discussion actuellement s'étale sur 700 paragraphes inspirés de l'accumulation des savoirs économiques et jurisprudentiels. Le mode de fonctionnement de la Merger Task Force (MTF) de la Commission européenne affecte pour chaque dossier de fusion un juriste et 3 économistes. Voilà ce qui nous attend à terme. Le Conseil de la concurrence, appelé à devenir notre centre d'expertise est encore à ses débuts. La maîtrise complète de ce qui constitue le noyau dur de la loi est un objectif de moyen /long terme. Cette maîtrise est fonction des compétences humaines mais également du volume et de la variété des dossiers traités. La fraîcheur de notre expertise nationale nous impose de prime abord quelque humilité dans nos attentes. Nous soulignerons successivement les points pertinents et les aspects qui prêtent le flanc à la critique. Une répartition pertinente des rôles La logique qui guide le processus de contrôle est équilibrée : le traitement technique revient de droit au Conseil de la concurrence, la décision politique appartient en dernier ressort au gouvernement et le recours judiciaire contre les décisions du Conseil est ouvert près de la chambre administrative de la Cour de cassation. Pour la clarté, on ne peut demander mieux. La répartition des rôles est pertinente et transparente. Le confort du monopole du Conseil Le Conseil est désormais le destinataire des notifications des projets de concentration qui ont atteint l'un des seuils requis. Il est également le seul à procéder à l'analyse concurrentielle et à décider au terme de la première phase ou de la phase dite d'examen approfondi de l'issue de l'opération envisagée. Ce triple monopole conforte son statut d'autorité indépendante et fait de lui un guichet unique et le seul interlocuteur des demandeurs pour le bilan économique. Il se positionne de facto comme le centre d'expertise pour le traitement sur la forme et sur le fond des opérations de concentration : délimitation du marché pertinent, appréciation du degré de concentration et analyse des effets non coordonnés et coordonnés. La prééminence du politique Le gouvernement, quant à lui, dispose d'un droit d'évocation de l'affaire sous contrôle de concentration pour des motifs d'intérêt général autre que le maintien de la concurrence. L'intervention du pouvoir exécutif pour ce motif est permise dans les lois sur la concurrence de nombreux pays : Royaume-Uni, Allemagne, Espagne, France, Portugal.... Elle est cependant d'un usage exceptionnel et intervient habituellement pour autoriser une concentration interdite par l'autorité de la concurrence en faisant valoir la catégorie de l'intérêt général ou celle de l'intérêt public majeur. Le projet marocain est plus audacieux en ce sens qu'il permet au gouvernement marocain de s'émanciper du « pouvoir des experts » en gestation, de reprendre la main et de décider en lieu et place du Conseil, pouvant ainsi revenir aussi bien sur une décision de refus de concentration que sur une décision d'autorisation. Il donne une définition illimitée au périmètre de l'intérêt général et confère au gouvernement une large marge de manœuvre. Il cite sous ce parapluie à titre non limitatif, à l'instar de la France, le développement industriel, la compétitivité des entreprises au regard de la concurrence internationale et l'emploi. Ce qui laisse la porte grande ouverte pour évoquer également, grâce au large manteau de l'intérêt général, d'autres considérations d'ordre environnemental, de stabilité financière, de protection des petites et moyennes entreprises, d'équilibre entre les régions ou de sécurité publique. Le gouvernement peut donc procéder à un « bilan développement » pour concilier l'impératif de la régulation de la concurrence avec les orientations et les objectifs des politiques publiques. Il dispose ainsi d'un levier pour protéger le tissu productif et l'emploi des impacts négatifs des projets de concentration. Dans la pratique, le gouvernement pourra user de ce mécanisme d'intervention de façon résiduelle ou prononcée dépendamment de ses choix politiques et de sa capacité de négocier des engagements avec les auteurs de la concentration. En tout temps, il devra garder présent à l'esprit que le maintien de la concurrence fait également partie de l'intérêt général ! Des faveurs et des risques àcalculer pour les entreprises Les entreprises, de leur côté, devront se soumettre à une décision administrative pour accomplir une opération de concentration. Leur culture managériale devra composer désormais avec les contraintes de la loi et les risques de lourdes pénalités afférents à son application. Le texte leur offre des « faveurs » mais les invite également à prendre leur responsabilité pour appliquer des remèdes aux entorses à la concurrence et s'engager dans l'application des politiques publiques. La gratuité des services L'entrée en vigueur du contrôle des concentrations est synonyme de nouveaux coûts pour les entreprises. En effet, qu'il s'agisse des aspects procéduraux, de conseil et de rédaction juridiques ou du volet analytique des éléments économiques, les entreprises auront à débourser pour se préparer aux différentes stations du processus : phases reliées au Conseil, et éventuellement phase de l'évocation par l'administration et recours judiciaire. Le projet de loi, lui, s'est montré généreux envers elles en excluant la perception de droits pour le travail des experts du Conseil. Sous d'autres cieux, comme en Egypte ou en Allemagne, les prétendants aux fusions/acquisitions doivent acquitter des droits en contrepartie de ces services. L'affranchissement de gros joueurs de l'économie de cette contrainte peut avoir ses détracteurs au sein du parlement, qui pourraient revendiquer un changement de la donne. La non-opposition tacite Outre la gratuité signalée, l'entreprise bénéficie d'une autorisation par défaut au terme d'un examen approfondi de l'opération de concentration. Ce dernier consiste à déterminer si l'opération en cause porte atteinte à la concurrence et si sa contribution au progrès économique compense ces atteintes. Il aboutit soit à autoriser l'opération, soit à l'interdire soit au silence du Conseil. Ce dernier cas de figure, résultat de l'incapacité de l'autorité à statuer, profite directement à l'entreprise, l'absence de décision valant autorisation. À côté de ces marques d'hospitalité, les entreprises auront, en cas de besoin, à montrer une disposition à bonifier leur notification ou de composer avec les politiques publiques pour emporter la décision d'autorisation. Les engagements En effet, les entreprises en quête d'un plus grand pouvoir de marché peuvent souscrire des engagements pour remédier aux effets anticoncurrentiels de leur concentration. Ces engagements structurels et comportementaux sont très variés (Cession d'actifs, limitation du budget publicitaire, préservation de l'emploi ...). En Europe, 10% seulement des autorisations des fusions/acquisitions sont assorties d'engagements. Dans le contexte marocain, on peut prévoir un recours plus intensif aux engagements si le gouvernement décide de mobiliser souvent son bilan développement. Les entreprises font donc face à une double attente : celle du Conseil de la concurrence attentif à la compensation des incidences anticoncurrentielles de la concentration et, celle de l'administration, intéressée en plus à « structurer » le marché pour réaliser sa politique économique et sociale. Dans cette configuration, les entreprises se trouvent devant un dilemme : proposer des engagements a minima faciles à tenir face aux tiers mais qui risquent de ne pas satisfaire le Conseil ou des engagements plus robustes qui écourteront le processus de contrôle et faciliteront l'octroi de l'autorisation, mais qui exposeront l'entreprise à un contrôle continu de leur exécution et surtout à la possibilité d'un retrait d'autorisation ou à de fortes pénalités en cas de rupture. Il y a là une balance d'intérêt à construire entre le Conseil, l'administration et l'entreprise qui nécessite un apprentissage de la négociation pour permettre à l'entreprise d'intégrer les préoccupations de l'autorité et/ou du gouvernement et éviter les frais de l'arsenal répressif de la loi. Les trois bemols L'analyse de ces quelques points d'intérêt n'épuise pas le sujet. Certaines dispositions importantes appellent un éclairage plus critique. Les textes d'application Le titre relatif au contrôle des concentrations est truffé de renvois à des textes réglementaires à venir. Nous savons que sans ses prolongements, la loi serait inopérante. La persistance de l'indisponibilité de ces textes dans le temps équivaut à un gel pur et simple de la loi qui ne pourrait alors produire ses effets. Pour permettre une entrée en vigueur effective de la loi, des délais déterminés devraient être fixés pour la production des règlements. Les seuils de déclenchement des opérations de contrôle Le projet retient trois critères alternatifs pour admettre une opération de concentration au contrôle : Le chiffre d'affaires mondial, le chiffre d'affaires local et la part de marché. Il est curieux de constater que le projet reconduit le critère de 40% de part de marché national retenu dans l'ancien texte de 1999, au moment où ce critère est abandonné en droit de la concurrence. Cette caducité trouve son explication dans la difficulté que peuvent éprouver les entreprises sur lesquelles pèse la charge de la notification à quantifier cette part. En effet, la détermination du marché pertinent sur lequel s'applique le taux est souvent problématique sur le plan méthodologique tant pour l'aire géographique que pour les produits substituables à considérer. La persistance du maintien de ce critère passe sous le sens car l'administration peut également soutenir les champions nationaux en érigeant un seuil approprié du chiffre d'affaires et en le révisant régulièrement. Cette option permettrait de clarifier à travers le niveau d'évitement du contrôle l'étendue du soutien aux leaders nationaux, de rendre la procédure plus transparente et de faciliter la tâche aux entreprises. Par ailleurs, l'administration n'a pas voulu à ce stade définir les seuils des chiffres d'affaires national et mondial pour lesquels une exigence de notification et donc d'examen est requise. Nous sommes d'avis de renforcer le présent projet en chiffrant les seuils de départ et en faisant supporter à l'administration une obligation de leur mise à jour régulière pour prendre en considération l'inflation, la variation des taux de change, la croissance du PIB ou toute autre variable pertinente et garantir la transparence et la prévisibilité des opérations. Nous rappelons que dans certaines juridictions comme le Canada, la loi prévoit une formule mathématique d'indexation lisible et facile d'application, qui permet à l'administration de délimiter annuellement le nouveau périmètre des obligations de notification pour les opérations de fusion. L'information par les tiers D'après le projet de loi, une liste limitative d'entreprises et d'organismes est seule habilitée à informer le Conseil de la réalisation d'une concentration répondant à l'un des seuils requis sans notification préalable en contravention à la loi. Cette procédure restrictive de dénonciation élimine pour une raison de fiabilité ( ?) les autres sources qui détiendraient des informations privilégiées qui pourraient s'avérer utiles au Conseil. Nous pensons qu'il serait souhaitable d'élargir cette possibilité à toute personne en possession d'informations sur le sujet et de lui offrir une indemnité conséquente si l'information est validée. Vu le faible nombre de dénonciations possibles, le Conseil est en mesure de soutenir le volume des investigations et des vérifications nécessaires. En conclusion, le texte sur le contrôle des opérations de concentration conforte l'indépendance du Conseil et consacre la prééminence du pouvoir politique sur les décisions de cette autorité. Cette prééminence apparaît à travers le monopole de définition des seuils de contrôle et dans la latitude qui est octroyée à l'administration d'agir de facto comme une instance d'appel des décisions du Conseil. Cette architecture est construite pour servir des desseins politiques de politiques publiques. Elle est tout à fait adaptée au niveau de développement du pays et révèle la volonté affichée d'appuyer la montée en puissance des champions nationaux.