Leçons du premier centenaire du Protectorat espagnol sur le nord du Maroc Le 30 octobre dernier, a été discrètement célébré le premier anniversaire du protectorat espagnol sur le nord du Maroc, une douloureuse parenthèse dans l'histoire du Maroc dont les traces marquent encore les relations entre les deux pays. Dans un exercice de mémoire et de prospection, il est utile de repasser le contexte dans lequel se sont construits les préjugés, stéréotypes et images d'amour/haine qui meublent la mémoire collective. Un siècle après, historiens, sociologues et journalistes sont en mesure d'analyser cette partie de l'histoire commune loin de toute sorte d'animosité, de haine ou de revanche. Il est cependant utile de rappeler trois principales dates historiques qui avaient préparé le débarquement de l'armée et de l'administration d'Espagne au Maroc et maintenu vivaces les perceptions négatives réciproques entre les sociétés marocaine et espagnole : la Guerre d'Afrique (ou de Tétouan : 1859-1860), la question marocaine durant la restauration espagnole (1875-1912) et la présence espagnole au Maroc durant la première moitié du 20 ème siècle. La Guerre de Tétouan peut être considérée comme un fait clé dans l'histoire diplomatique pour avoir révélé les faiblesses de l'armée du sultan face à une puissance européenne moyenne. C'était le prélude du protectorat, période durant laquelle vont se renforcer les préjugés et images négatives à l'égard du marocain et de son pays dans l'imaginaire collectif espagnol. C'est un motif suffisant qui explique les crises cycliques qui surgissent de temps à autre entre les deux Etats. Le royaume du Maroc avait clos le 19 ème siècle comme une proie blessée et agonisante. Sa survie dépendait uniquement du remède que lui offraient les puissances européennes, les négociants et partisans du colonialisme. A partir de la défaite dans la Guerre de Tétouan, le royaume (alors dénommé empire chérifien) devait se confronter à une nouvelle étape de son histoire marquée par la perte graduelle de sa souveraineté, l'appauvrissement de son trésor (à cause de l'indemnité de guerre versée à l'Espagne) et le démantèlement de ses structures économiques, administratives et militaires. En Espagne, la question marocaine fut une au centre des préoccupations de la vie politique et sociale comme conséquence de la naissance de l'esprit colonial des africanistes animé par des collectifs socioculturels, cercles économiques, courants idéologiques et ecclésiastiques. Les éphémérides diplomatiques révèlent que le protectorat hispano-français a été préparé en terre marocaine bien avant la Conférence d'Algesiras (16 janvier – 7 avril 1906). Le Maroc était au début du 20 siècle une monnaie de change dans les relations tendues entre les grandes puissances européennes et en même temps un terrain d'entente entre la France et le Royaume-Uni face à l'Allemagne de Guillaume II concernant le partage des zones d'influence en Méditerranée et dans le monde arabe. Les signataires du Traité du Protectorat se sont engagés à instaurer au Maroc un moderne arsenal juridico-administratif comportant des reformes judiciaires, éducatives, économiques, financières et militaires. Toutefois, l'occupation et la pacification totale du territoire avaient nécessité plus de deux décennies avant de soumettre la population à l'autorité du colonisateur. Durant la période de 1912-1934, les armées espagnoles et françaises avaient rencontré de dures oppositions de la part des tribus dans les zones rurales et montagneuses, ce qui démontré la conscience politique du peuple marocain face au colonialisme. Dans le Rif, le haut Commandement du protectorat espagnol a subi de grandes défaites à cause de l'insurrection de la population, sous les commandes de Mohamed Abdelkrim Al Khattabi. L'Espagne avait essuyé dans la Guerre du Rif (1919-1927) son grand échec militaire du 20 ème siècle. La défaire de son armée dans la bataille d'Anoual, qui devait être gravée sur la mémoire collective comme le « Désastre d'Anoual », demeure la grande référence de la lutte du peuple marocain contre le colonisateur. Dans les livres d'histoire et chroniques journalistiques, la guerre du Rif est considérée comme l'épreuve la plus sérieuse, la plus douloureuse et la plus meurtrière que les espagnols aient connue depuis la perte de Cuba, la dernière possession coloniale en Amérique Latine. La Bataille d'Anoual, qui avait fortement secoué la société espagnole en juillet 1921, s'est convertie en une référence dans le nationalisme marocain et l'histoire militaire. Toutefois, ce qui est à retenir de cet épisode est qu'après la défaite de l'armée espagnole, la Guerre du Rif était entrée dans une nouvelle dynamique avec pour composant additionnel l'utilisation d'exceptionnels équipements militaires dont l'aviation et l'arme chimique. En peu de jours, le désastre militaire s'est transformé en un désastre humain avec pour protagonistes des troupes espagnoles qui s'adonnaient à des scènes de razzias dans les villages rifains assiégés, représailles contre les familles des combattants d'Abdelkrim et une punition collective de la population en appliquant la loi du vainqueur dans un territoire qui était pourtant placé sous la protection de l'Etat espagnol. L'historienne espagnole Maria Rosa de Madariaga, qui se referait dans une de ses dernières études à des statistiques officielles, soutient que les descendants des rifains, victimes de la guerre du Rif, ont logiquement droit de dénoncer les bombardements de l'aviation espagnole avec des bombes de gaz. Durant la guerre coloniale au Maroc, l'Espagne fut parmi les premières puissances à utiliser des armes chimiques contre la population civile. La guerre du Rif avait également provoqué en Espagne la chute de gouvernements, fut à l'origine du coup d'Etat du général Miguel Primo de Rivera et affaibli la popularité de la monarchie. Durant le protectorat, entre 65.000 et 85.000 marocains furent conduits sous le commandement du Général Franco dans la péninsule ibérique durant la guerre civile (1936-39). D'autres données (non officielles) parlent d'entre 100.000 et 130.000 marocains qui auraient pris part à cette guerre civile et que 50.000 y auraient péri. Durant les 44 ans de protectorat espagnol, toute l'initiative politique était dirigée par et en faveur des intérêts des Hauts Commissaires et que les budgets destinés aux infrastructures dans la zone placée sous protectorat étaient en réalité détournés au profit des militaires. Au départ des espagnols, le déficit en termes d'équipements a condamné le Nord du Maroc à un sous-développement chronique qui n'a pu résoudre jusqu'aujourd'hui. À l'accès du Maroc à son indépendance en 1956, le bilan du protectorat espagnol était pauvre. La situation des services éducatifs et de santé publique était déplorable alors que le réseau routier était constitué de petites voies et pistes improvisées pour faciliter les connexions entre les villages dans les zones montagneuses. La voie ferrée comptait moins de 200 kilomètres. Un prolétariat local était né comme conséquence de l'intégration des paysans dans les activités corporatives dans les zones urbaines et une économie monétarisée. Seuls 18% de la population vivaient, en 1956, dans les zones urbaines en dépit de l'exode rural. Un siècle après la signature du Traité du Protectorat, marocains et espagnols sont appelés à tourner la page des tristes épisodes et motifs de haine qui envenimaient leurs rapports. Ils doivent aussi enterrer définitivement les préjugés, stéréotypes et images négatives qui persistent comme handicaps devant l'entente, la solidarité et la coopération. La doctrine des relations internationales a évolué depuis la Conférence d'Algésiras et la circulation des personnes entre les deux rives du Détroit de Gibraltar a rapproché davantage les peuples marocain et espagnol. Le protectorat espagnol sur le Maroc est désormais assumé comme un accident de parcours dans l'histoire des deux peuples qui était intervenu dans des circonstances exceptionnelles.