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Aziz Blal, un communiste critique marocain
Publié dans Albayane le 23 - 05 - 2012

Des intellectuels ont marqué l'histoire récente du Maroc. Ils ont très souvent appartenu à des partis de gauche. Les citer tous constituerait une liste dont l'ordre serait difficile à déterminer. Pascon en faisait partie, Aziz Blal, Laroui, Serfati... Tous ont capté l'attention de personnes instruites pour les unes, et/ou non pour d'autres.
Mais ces phares par lesquels la jeunesse instruite lisait la réalité se réclamaient pour la plupart du marxisme.
Aziz Blal [Né en 1932 à Taza, Aziz Blal va fréquenter l'école et le lycée de la ville d'Oujda occupée par les armées françaises à partir de 1907. Dès son adolescence, il s'éveille à la chose politique. À la fin des années 40 et au début des années 50 au lycée, il commencera à militer pour la libération du pays. En 1950, à l'université à Rabat, il adhère au Parti communiste marocain. À Toulouse, qu'il rejoint en 1953, il poursuit sa lutte en organisant les étudiants marocains et africains. L'indépendance acquise, il occupe une responsabilité au Plan où il apportera sa contribution à l'élaboration du premier plan marocain (1960-1964). Nommé au ministère du Travail (secrétaire général), il contribuera à la mise en place du projet de la sécurité sociale du pays. Il quittera cette responsabilité avec l'interdiction du PCM et rejoindra l'université pour y enseigner l'économie. Il y restera jusqu'en 1982, l'année de son décès à Chicago dans un hôtel. Ses cours archicombles offraient l'occasion à l'ensemble de l'assistance de vérifier des connaissances sur le marxisme acquises à la faveur de discussions très courantes sur la transformation de la société. Aziz Blal permettait la rectification de connaissances acquises sur le terrain de la lutte estudiantine. Tout en sachant qu'il était communiste (il siégeait au bureau politique du Parti), personne ne se hasardait à le relever. Il se prononçait en toute liberté et au plus proche de la réalité sur toutes les questions qui lui étaient soumises. Il en était ainsi y compris dans ses nombreuses interventions hors de l'université. Aziz Blal a laissé un grand nombre d'écrits, nous citerons en particulier : L'Investissement du Maroc (1912-1964), 1re édition chez Mouton, Paris-La Haye, 1968, 2e et 3e éditions, Editions Maghrébines, 1970 et 1980 ; Développement et Facteurs non économiques, SMER, 1980 ; Impératifs du développement national (ensemble d'articles publiés dans le Bulletin économique et social du Maroc, 1984).], l'un de ces intellectuels, a marqué la vie politique du Maroc dans son versant communiste et plus largement progressiste à la fin des années 60 et durant la décennie 70. Par l'envergure de sa personnalité, il a débordé les frontières du Parti communiste marocain (PCM), devenu Parti de la libération et du socialisme (PLS), puis Parti du progrès du socialisme (PPS).
Malgré sa petite taille, l'influence de ce parti et son audience auprès de militants non communistes étaient bien perceptibles. Il faisait bon être communiste ou au moins sympathisant, en très grande partie grâce à son histoire et, pour un bon nombre de personnes, grâce à Aziz Blal. Aziz Blal a marqué les esprits par son approche de l'économie qui lui provenait de sa manière de percevoir la vie.
Après sa mort à Chicago, une question revient toujours comme un leitmotiv : si ce militant était resté vivant, appartiendrait-il toujours au PPS ? Plus important, se réclamerait-il encore du communisme ? Ou, fait encore plus important : comment une personne dont l'influence dépassait ce que son parti pouvait lui assurer s'accommodait-elle d'une vision, la révolution nationale démocratique, proche d'une règle à calculer ? Un militant éclairé par l'intellectuel. Les années à cheval sur les décennies 60 et 70 étaient dominées par le thème de la révolution nationale démocratique (RND). Le PLS en était le principal initiateur au Maroc. Elle prend son enracinement théorique dans le mot d'ordre du socialisme dans un seul pays promu par Staline et ces cinq modes de production (depuis l'esclavage collectif... jusqu'au socialisme). Cette RND constituait ainsi le contexte dans le cadre duquel des transformations sociales devaient se faire. Elle représentait une étape à franchir, étape préparant la marche vers la société socialiste. Chaque pays du tiers-monde est ainsi inscrit dans une des multiples phases de cette RND qui intégrait la théorie générale de la transformation des sociétés capitalistes avancées et celles qui connaissent un retard dans le développement de leurs forces productives. Elle était destinée aux pays du tiers-monde pour les préparer à entrer dans le mouvement « normal » de l'histoire. Il est dit en effet que l'entrée dans la société socialiste nécessite pour un pays d'avoir connu le développement du capitalisme accompagné par le renforcement de la bourgeoisie. De nombreux pays sous-développés n'avaient pas connu la révolution bourgeoise.
La RND était la phase durant laquelle devait être assuré le développement de la bourgeoisie (nationale en priorité), d'un prolétariat, des consciences sociales et politiques. Ce chaînon manquant (constitution d'une bourgeoisie notamment) devait préparer à la phase révolutionnaire. Or tout est question ici de nuances, de positions non tranchées. Certains voient durer éternellement ce moment global de la RND, d'autres peuvent le supposer achevé, d'autres encore ne manqueront pas de ne rien percevoir dans la réalité de ce qui relève de ce moment.
Sans parler de grandes divergences avec le maoïsme qui pense que cette phase intègre le moment de la révolution socialiste, et les trotskistes qui y voient une simple manœuvre pour freiner l'action révolutionnaire des masses. Ce sont là des modèles de transformation sociale qui s'affrontent.
Aziz Blal incorporerait-il dans ses interventions et écrits cette RND qui semble être une machine à réguler le temps ?
Une réponse simple, logique, qui va de soi, suggérerait qu'il était le principal adepte de cette théorie ; il était donc aisé pour lui de la décliner sous divers aspects dans ses écrits. Cette réponse est cependant facile, voire simpliste. Elle oublie ou ignore la complexité de la personne, du militant, de l'intellectuel.
Pour tenter l'immersion dans ce qu'il faut appeler une pensée à plusieurs dimensions, commençons par rappeler la caractérisation d'une économie comme celle du Maroc. C'est un pays capitaliste sous-développé qui occupe un rang dans la hiérarchie mondiale. Très présent dans l'économie (pour le plan 1973-1977, l'investissement étatique atteint 70 % des investissements totaux), l'Etat prépare le terrain au capital privé (national et international), en même temps il le remplace en cas de carence ou de défaillance. L'Etat est ainsi celui du capital. Mais ce sous-développement apporte une particularité qui va permettre à Aziz Blal d'apporter une nuance. Un pays capitaliste n'est pas nécessairement mûr pour la révolution. Cela dépend de l'état du développement de ses forces productives. En disant cela, Aziz Blal ne va pas adopter la position de Lénine au sujet de la révolution. Ce pays, la Russie, était mûr selon Lénine pour la révolution parce qu'il était capitaliste. Lénine ne parle pas de degré mais d'amplitude. Ce qui ne sera pas la position d'Aziz Blal. Le Maroc est aussi capitaliste, sans être mûr pour la révolution, parce qu'il occupe une position dans la hiérarchie capitaliste qui ne lui permet pas de laisser se déclencher une révolution. C'est la conséquence d'importants restes de modes de production anciens.
Au passage il faut noter deux éléments : d'abord son accord sur le plan du raisonnement et sa divergence quant à la conclusion. Il est d'accord avec Mao Tsé-toung, Samir Amin et les trotskistes au sujet du fonctionnement du capital inter national ; mais la conclusion qu'il en tire des différente des leurs. La raison est liée à la place qu'il donne à la réalité concrète. D'où sa conclusion au sujet des modèles. Il n'y a pas de modèles applicables dans tous les cas de figure. Cela est la conséquence de la place, du rôle et de l'histoire des forces productives qui ne sont pas à percevoir de manière uniquement quantitative.
Cette vision des forces productives peut renvoyer à celle de Marx lorsqu'il considérait que la révolution doit commencer par éclater dans les pays où celles-ci sont développées. En même temps, on peut dire avec le recul que cette révolution (chose à laquelle Lénine avait prêté attention) a échoué à cause de la faiblesse des forces productives, de l'absence d'une classe ouvrière politiquement et socialement épanouie. Et surtout consciente du rôle qu'elle devait occuper. Aziz Blal accorde de l'importance à ces questions à partir d'une variante de la théorie de l'impérialisme qui met au sommet de la pyramide les Etats-Unis. En termes de contradictions, la principale d'entre elles, avec des pays comme le Maroc, est constituée par les Etats-Unis. Chaque pays est appelé à occuper une place dans l'édifice. De ce fait la première libération qu'il faut opérer par le rejet et la mise à bas cette sujétion.
Aziz Blal était adepte de la vision de l'histoire par étapes, mais avait une attention pour ce qui se faisait en Chine.
Etait-ce par sensibilité pour le maoïsme ? Très certainement. Ses exemples étaient très souvent puisés dans l'expérience chinoise. C'est une première constatation. D'où va découler une double position : celle consistant à renforcer les bases de la classe ouvrière, son unité, son éducation, sa préparation pour ses tâches présentes et futures (ici il s'agit du volet moscovite) et celle qui accorde une place importante à la petite paysannerie (c'est la position du PCC). Dans ces conditions, si le pays avait connu une révolution (prématurément en rapport avec la RND), Blal aurait été d'accord avec la formation d'un gouvernement ouvrier/paysan, comme cela s'était passé (théoriquement) avec la révolution de 1917 et selon le discours chinois.
La seconde constatation découle de ce qui précède : Aziz Blal pouvait écrire indifféremment sur les thèmes touchant à ces classes sociales tout en militant à leur côté. Cela, il est juste, est un héritage du passé. Le PCM avait une implantation importante à Casablanca et dans certaines régions de la campagne marocaine. À titre d'exemple, à l'Ourika, une vallée montagneuse de la région de Marrakech, les élus PPS sont souvent conviés, et jusqu'à récemment encore, à résoudre les différends de la population avec les représentants de l'Etat. Dans d'autres régions, le Gharb notamment, le nom d'Aziz Blal n'est pas inconnu. Sa troisième particularité renvoie à sa vision des inégalités. Il ne reprenait pas à son compte les deux inégalités rapportées par Jean-Jacques Rousseau. La première relève d'un fait de nature, la seconde d'une convention. Aziz Blal rejetait certains niveaux de l'inégalité de nature. Entre l'homme et la femme par exemple, il ne voyait pas une différence favorisant l'un et handicapant l'autre. Les deux constituaient les deux mains par lesquelles une société peut avancer. En reprenant cette approche, on peut comprendre sa vision de la société marocaine dont l'histoire, le présent et l'avenir ne peuvent être approchés en distinguant les ethnies la composant. Le Maroc est un lieu d'influences réciproques et fécondes. Ce qui peut laisser entendre qu'avec des frontières érigées de manière artificielle entre ces ethnies, le Maroc connaîtrait des problèmes inutiles.
Tout en incorporant cette vision de la marche de l'histoire, Aziz Blal avait sa particularité. Il était l'intellectuel qui nourrissait le militant. La plume était au service de l'action. Nous retrouvons là la démarche de Marx. L'homme était pour lui déterminant. Rien ne doit se faire sans lui ni contre lui. Certes, dira-t-on, l'homme signifie-t-il quelque chose par rapport aux approches en termes de classes sociales ? Cette question soulevée par Lénine avait eu une réponse conforme à la période prérévolutionnaire de la Russie. Avec Blal il était possible de parler de l'homme non seulement en raison de l'état de la société marocaine, mais parce qu'en dernière analyse, tout pour lui vise à réalimenter dans l'homme son humanité. Il n'est pas sur cette position à cause de la RND, cette règle à calculer. Mais Aziz Blal ne manquait pas de penser à l'ouvrier ou au travailleur en parlant de l'homme. En effet, tout est fait pour l'homme, selon son raisonnement, pris dans ses dimensions, en particulier, culturelles.
Aziz Blal est-il indépassable ? À l'exception de quelques-uns parmi la jeune génération d'aujourd'hui, Aziz Blal est ignoré, aussi bien l'homme que ses écrits ; ses interrogations et certaines de ses réponses restent pourtant en très grande partie d'actualité.
Nous allons revenir sur quelques-uns de ses thèmes. En parlant de la bourgeoisie, Aziz Blal apporte une règle vérifiable encore de nos jours. Il rappelle le propos de Galenson-Leibenstein, un économiste, sur la propension élevée de la bourgeoisie à investir une partie importante de son profit, essentiellement lorsque l'activité est capitalistique. La bourgeoisie des pays sous-développés, et avec elle celle du Maroc, ne va pas dans ce sens dit-il, à cause de ses faibles moyens, du choix porté sur des secteurs peu capitalistiques, et de sa tendance à transférer le risque sur la collectivité. Elle choisit les secteurs rapportant un profit élevé et garanti. Elle s'appuie très souvent pour cela sur l'appareil de l'Etat pour disposer de lieux d'investissement rapportant un profit élevé.
Mais s'intéresse-t-on encore à cette propension à choisir la minimisation du risque par son transfert sur la collectivité ? Sait-on que cette mutualisation du risque réduit les capacités de l'Etat à intervenir efficacement ? Et surtout l'Etat, qui apporte son soutien, a-t-il pour objectif de connaître les seuls problèmes de la bourgeoisie ou aussi ceux du reste de la population ? Ces questions déjà posées par Blal dans les années 60 au moment où l'enrichissement était la seule raison d'être des capitalistes, ainsi que les dépenses d'ostentation, n'ont pas beaucoup varié dans leur nature.
Aujourd'hui cependant cet enrichissement devient un horizon pour tous, même s'il faut qu'il passe par l'écrasement de l'autre. L'idéologie du gain arrive même à faire oublier à une personne les problèmes qu'elle lui occasionne.
Nous commençons à percevoir pour quelle raison une question posée par Aziz Blal n'intéresse que de rares personnes tout en restant d'actualité. Ainsi, en leur for intérieur, certains individus peuvent être très proches de Blal tout en étant intellectuellement très éloignés. Pour contrer cet engourdissement de l'esprit, Blal propose de développer la connaissance, l'aiguisement de l'esprit critique, un jugement pointu et exact. Bref, pour le paraphraser dans un de ses dires, faire que dans l'homme se maintienne l'homme. Blal a tracé un programme de recherche sur lequel travailleront les militants du PPS et bien d'autres, essentiellement des chercheurs universitaires. Blal en effet était très prisé pour la qualité de son encadrement, la recherche scientifique faisant partie de sa définition du militant communiste.
Ce programme de recherche, dont il va retracer les grandes lignes en 1974 dans l'article « Mettre en œuvre l'expérience collective de chaque peuple » (publié dans Economie et Humanisme, n° 216 et dans Economie et Socialisme, n° 1, 1986), peut avoir pour objectif la marche vers la libération. Blal en guise de préalable nous dit que tous les peuples du tiers-monde doivent « acquérir une réelle autonomie de décision vis-à-vis de l'hégémonie impérialiste ». Et « suffisamment de dynamisme sociopolitique interne pour briser les obstacles sociaux et idéologiques qui entravent leur développement dans une voie autonome ». La remarque première est de savoir qui doit être le vecteur de ce travail avec les « masses populaires » ? Tout au long du propos d'Aziz Blal la réponse est toujours la même : les masses populaires doivent travailler pour elles-mêmes. Il est possible de se demander si le Parti communiste ne se confond pas avec ces masses populaires. Ce parti en serait-il la représentation politique ? Ou serions-nous en présence de la conception du peuple-parti ? Ce qui donnerait un peuple-classe, donc un peuple formé d'une seule classe. Cette supposition n'est pas juste. La bourgeoisie existe, avec ses limites, ses ambitions dont la réalisation impose sa subordination.
Le peuple, c'est le peuple travailleur, comme cela se disait dans les années 70 au Maroc. Ce peuple est constitué aussi de la paysannerie (la petite en particulier). Il a des traditions, un enracinement faisant sa richesse... sur quoi il faut appuyer le processus de libéralisation. Blal considère qu'en dernière analyse la « construction » de l'avenir, ce qui en favorise l'aboutissement, c'est de créer un lien entre le passé et l'avenir. Cela est un thème aussi du parti. Nous savons que Blal était le principal animateur de cet appel à accorder une importance aux acquis du passé. C'est dans Al Bayane, organe du PPS, que l'on pouvait lire des articles sur la démocratie de la jma'a (assemblée des notables ou parfois de tous les producteurs paysans de l'époque d'avant la colonisation), sur la musique andalouse. En cela ce journal, et avec lui Aziz Blal, était léniniste, dans le sens où Lénine ne rejetait pas la culture parce qu'elle serait produite par la bourgeoisie. Or actuellement, et ceci peut être considéré comme un autre aspect de l'amnésie, il y a une « Lumpen-prolétarisation » au niveau de la pensée. Tout ce qui est andalou, notamment, au Maroc doit être rejeté. Comme si l'Espagne, qui pourrait avoir quelque intérêt en cela (le parti populaire espagnol irait bien dans ce sens), aidait certains mouvements populistes à rejeter cet aspect dans le Marocain. Certes, ce refus est une manière de porter un jugement sur les partis politiques qui, jusqu'à nos jours, ont pignon sur rue sans avoir apporté un début de solution aux problèmes que connaît le pays.
Ce rejet en vrac déjà ancien, et que Blal caractérisait de « masturbation intellectuelle », pouvait-on y échapper ? Blal propose d'entamer un effort intellectuel de fond en procédant à une recherche devant amener à « la connaissance des structures internes et de la dynamique de nos sociétés » (il parle de tous les pays du tiers-monde), connaissance qui reste peu précise. La composition et la dynamique des classes sociales sont insuffisamment connues, en particulier les classes dirigeantes et « les canaux de leur influence idéologique ».
Comme nous l'évoquions plus haut, tout le monde aujourd'hui se félicite d'être dans la norme idéologique de la bourgeoisie, tant l'appât du gain devenu commun et une priorité pour tous atrophie l'esprit même de ceux qui sont censés être passés par l'université. L'idéologie bourgeoisie a remporté une bataille décisive, dont elle est cependant en train de payer le prix par le développement de l'absence de tout désir ou volonté de comprendre le fonctionnement du monde. Cette recherche d'ignorance volontaire a certes une explication. Il était déconseillé encore récemment de penser au Maroc. Un travail de sape a été mené pour empêcher toute sorte d'interrogation, de discussion. Or Blal mettait en premier la nécessité de savoir, de comprendre pour, le cas échéant (il s'adresse au militant), agir en conformité avec ce que voulait la réalité.
La recherche doit aussi porter sur « le passé économique et social » parce qu'il faut reconstituer « l'évolution sociohistorique de nos peuples, et son intelligibilité ». Grâce à cette connaissance, il est possible de « formuler un projet de "développement-civilisation", qui ne peut être que collectif, c'est-à-dire formant corps avec les aspirations et l'histoire réelle de la collectivité nationale ». Nous retrouvons des propos similaires dans son livre Développement et facteurs non économiques, publié en 1980 et qu'une partie de l'intelligentsia marocaine tente de redécouvrir actuellement. Les plus dynamiques parmi ses membres pensent que nous faisons du Blal sans nous en rendre compte. Connaître son passé, cela rappelle ce que Marx disait au sujet des peuples n'ayant pas d'histoire. Tout peuple ayant une maîtrise de ce qu'il a été ne peut pas rester longtemps dans une situation d'oppression, chose dérangeante au plus haut point pour l'ordre tel qu'il est en train de s'établir au niveau international. Déjà, cette connaissance n'arrangeait pas les affaires des gouvernants qui cherchaient à occulter les éléments déterminants du passé des peuples pour mettre en valeur seulement ce qui a un aspect formel (batailles, conquêtes, c'est-à-dire les hauts faits de l'Etat). Or, à regarder avec précision, on remarquera que cette volonté d'occultation se retourne contre ses auteurs. Certes,Aziz Blal est très peu cité, mais tout le monde en « fait » sans le savoir. Cela rappelle ce thème sur le marxisme naturel dont il était question dans les années 70 lorsqu'on cherchait à recruter une personne dans les rangs des partis communistes ; en second lieu, du fait de vivre l'ambivalence actuelle entre la volonté de s'enrichir et sa très grande difficulté de réalisation, il est possible d'assister à un éveil brutal de la conscience. Mais avec quels effets ? Cela nous amène à nous poser une autre question : pourquoi le Maroc a-t-il produit cet intellectuel organique? Et était-il un révolutionnaire ?
Blal, l'Homme d'abord. Si le profil de la personnalité de Blal devait se retrouver au sein de la société pour laquelle il militait, se poserait alors la question de la nature de la révolution par laquelle l'établir. Et plus important : quelle est la nature de cette société ? Avec Blal, comme cela se passe avec bien d'autres personnes, il existe une divergence apparente entre la personnalité des individus et la société dans laquelle ils vivent.
Pour Blal le militant se nourrissait de l'homme, lequel laissait transparaître la résolution des effets des contradictions qui secouent le monde. Il écoutait paisiblement, répondait de manière à ne jamais susciter un malaise, cherchait toujours l'élément pouvant remettre en marche une situation. Il savait rendre à un mouvement l'élément manquant. Il se sentait « responsable devant tous, devant chaque être nié ». Il portait cette responsabilité sans en tirer fierté ni orgueil. Il n'exigeait pas de reconnaissance. Il était au service d'un monde à venir, un monde de justice, de fraternité, d'écoute de l'autre, d'accomplissement de soi. Il était habité par la force de ce monde, d'où son éthique, sa droiture, son « respect de l'autre en tant qu'autre, non réductible » (Impératifs du développement national, postface, BESM, 1984). Il cultivait l'idée d'un homme au comportement humanisé, respectable, d'humeur parfaite.
A-t-on de nos jours des hommes pour lesquels il serait possible de dire tout cela en même temps ? La psychanalyse (pour laquelle il avait un propos nuancé, amusé et irrévérencieux parfois, sérieux et interrogatif dans d'autres situations) dirait qu'il n'est pas mû par des envies, des désirs, ce qui est anormal. Ce serait pourtant faux. Il savait ce dont il avait besoin, et les autres avec lui : retrouver la liberté de choisir. Il disait, sous forme de boutade : « Si les femmes américaines décidaient de ne plus porter de soutiens-gorge et de culottes, l'économie américaine s'effondrerait. » Cherchait-il à empêcher une consommation débridée pour réduire les débouchés pour le capital ce qui en fragiliserait le fonctionnement ? Blal ne posait ces questions de cette manière. Il était à la recherche du répit qui permet de s'interroger librement et d'apporter la réponse la plus exacte possible. Blal avait ce penchant à s'interroger et à pousser tous ceux qui étaient autour de lui à faire de même. C'est sa satisfaction qui se matérialisait par des textes (les siens et ceux des autres) qui seront étudiés puis publiés. Grâce à ces recherches, sa compréhension avançait.
Cet homme ne pouvant apparaître que dans une société apaisée, comment le Maroc l'a-t-il produit ? Nous pouvons poser cette question pour un grand nombre de personnes dans notre histoire. C'est le cas notamment d'Ibn Rushd (Averroès), ou plus près de nous pour al-Youssi (théologien et penseur du XVIIe siècle à qui Jacques Berque a consacré un livre très riche). Dans les années 50, lorsque Aziz Blal était un jeune homme, la situation du Maroc était particulière, le niveau de crimes, de vols, de délinquance était très bas à Casablanca, ville pourtant réputée à l'époque très remuante, voire dangereuse. Des responsables de l'appareil de l'Etat colonial la prédestinaient à devenir le Chicago du Maroc à cause de la difficulté d'y maintenir une paix durable.
Ce répit peut être noté à toute époque où un pays voit sa volonté de concevoir et d'aller vers son avenir - un avenir de retrouvailles, de liberté, d'humanité - contrariée. Aziz Blal naît à une époque où le Maroc connaît une renaissance. Les années 30 (il est né en 1932) sont celles de la résistance des intellectuels, qui entraînent dans leur sillage le reste de la société, La place du savoir, de la pensée, des capacités de résister par sa pensée, est rehaussée. Cette résistance va prendre ensuite une forme politique organisée en touchant de larges couches de la société. C'est de là que peut venir, à une personne vivant à cette époque, le sens de l'écoute, de l'acceptation de l'autre, de la détermination, du courage intellectuel et personnel. Tout le monde visait le même objectif : avoir ou acquérir les qualités produites par l'époque. Le Parti communiste naît dans cette atmosphère. Sa direction sera assurée assez rapidement par des Marocains, dont Ali Yata, resté son secrétaire général pendant près de quarante ans. Mais au mieux ce parti allait-il cultiver ce qui était courant au sein de bien d'autres partis communistes : le besoin d'être solidaire, fraternel.
Aziz Blal avait des qualités supplémentaires par rapport à son parti, lequel avait la volonté de faire admettre le culte de la personnalité, idée née de phénomènes sur lesquels s'appesantir nous écarterait de notre sujet.
L'humanité de l'homme est essentielle et, étant l'homme de la société à venir, par quelle révolution Blal s'est-il fait ?
Etait-il en outre le communiste lambda ?
Lénine disait que le socialisme devait connaître le maintien du droit de la société bourgeoise. Il pensait aussi que les hommes ne devaient pas être « refaits » pour « faire » la société socialiste. Ces hommes entrent dans la société socialiste tels qu'ils sont, et grâce aux transformations que connaîtra cette société ils verront se renforcer en eux leur humanité. Cette société devrait connaître des relations nouvelles entre personnes après l'allègement des effets des contradictions de classes, l'avènement de relations politiques non suspectes, entre hommes moins acquis à l'appât du gain. L'homme ne sera plus pris par la peur de perdre quelque chose. Cet apaisement va lui permettre de voir différemment l'autre. Il cessera de voir l'homme, comme le voulait Hobbes, comme un « loup pour l'homme ». Non, Blal ne voyait pas les autres hommes comme des loups. Comment Blal est-il apparu dans une société qui était encore une société de classes ?
Nous avons vu les circonstances de sa naissance. Les Marocains cherchaient les voies et les moyens de leur émancipation. Aujourd'hui les mêmes Marocains cherchent à s'émanciper par l'argent en usant de moyens très souvent à la limite du supportable. La sauvegarde de la dignité était autrefois l'objectif principal de chacun. Aujourd'hui le nouvel objectif est de se voir craint. Comment Aziz Blal, s'il était encore des nôtres, vivrait-il notre époque ? D'autre part, est-il possible de penser que notre époque peut produire un homme fait de la pâte d'une époque à venir où l'homme retrouvera son droit d'être en toute liberté ? Enfin la production d'un Parti communiste et d'un Aziz Blal serait-elle inconcevable de nos jours ?
D'abord il faut noter que Aziz Blal privilégiait le thème de l'homme. Ce qui peut être anachronique pour un communiste. Le mot homme fait disparaître les frontières de classes. Dans son analyse, la bourgeoisie fait partie du pays et peut donc être intégrée dans ce terme. Elle fait partie du pays et celui-ci subit l'oppression impérialiste. Au même titre que les ouvriers, cette bourgeoisie peut sembler dans une situation d'oppression. Blal, en évoquant ce que cette bourgeoisie a fait au moment du redressement du prix du baril du pétrole, laisse supposer qu'elle est capable d'être du côté des opprimés. Elle barre le chemin à l'impérialisme en formant un front entre ses membres.
Donc elle refuse le rôle qu'elle est appelée à remplir par les pays impérialistes. Cette attitude, rappelant celle des travailleurs, intègre la bourgeoisie dans la catégorie homme. Or, avec le recul, avec la chute du mur de Berlin et la disparition de ce qui était considéré l'avenir de l'humanité, se pose la question de savoir si Blal avait ou non raison de se référer à la classe opprimée, à la bourgeoisie et à l'homme. La réponse est affirmative. Tout en étant communiste, certainement ne l'était-il pas à la manière classique qui avait fait de cette chose, le communisme, une machine à créer un homme nouveau sans le laisser se créer par lui-même, dans un cadre créé pour lui-même. Blal donnait un exemple de ce que pourrait être l'homme. Et aujourd'hui on se surprend à s'interroger : si le communisme avait réussi et avait donné des hommes à son image, peut-être que bien des déboires auraient été épargnés à l'humanité?
Conclusion. Avions-nous au Maroc un Parti communiste qui aurait donné naissance à cet intellectuel organique qu'était Blal ? Une discussion avec un de ses amis, De Bernis, peut apporter un éclairage supplémentaire sur cette question. Parlant des pays africains et sous-développés en général, De Bernis disait que l'état embryonnaire de leurs classes pouvait poser problème quant à l'avenir à construire. Leurs partis communistes, pour ceux qui en avaient, ne pouvaient en d'autres termes être pris pour tels. Nous n'aurions alors pas eu un Parti communiste. Indépendamment de cette interrogation, le Maroc, comme nous venons de le voir, a eu en la personne d'Aziz Blal un homme qui renvoie aux valeurs de l'homme au sens réel du terme.
C'est-à-dire un homme dans toutes ses dimensions : être généreux, équitable, juste, compatissant, tenant compte des intérêts des autres avant les siens, n'enviant jamais ce que possède l'autre... Il connaissait ses besoins et avait mis en place les moyens de les satisfaire sans mettre personne à l'étroit. Par ce biais, Aziz Blal nous a-t-il vraiment dit ce qu'est le socialisme et plus avant le communisme ? Probablement, mais cela à titre personnel, parce que, pour répondre à François Chesnais : « Nous avons voulu le socialisme sans nous demander ce que c'était. » Blal nous a régalés en nous donnant à voir ce que l'homme du socialisme aurait pu être. Et cela dans le cadre d'une société qui était à la recherche de son être.
* Chercheur au Centre de recherche sur les mutations contemporaines (CRMC), professeur d'économie à la faculté de droit de Marrakech.
- Extrait du site Fondation Gabriel Péri : Gabriel Péri
http://www.gabrielperi.fr


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