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Mondialisation et crises postcoloniales : La pensée fossile
Publié dans Albayane le 27 - 10 - 2011

Dire que le capitalisme, de nos jours, est en crise, c'est énoncer une tautologie, c'est-à-dire une répétition inutile de la même idée sous une autre forme ; crise et capitalisme sont synonymes ; le capitalisme est toujours en crise ; il est né d'une crise ; il se nourrit de crises et il effectue sa mue – très douloureuse pour toute la population concernée – à travers les crises. A ceci deux raisons : la première est que le capitalisme est né de l'explosion des capitaux thésaurisés, c'est – dire de l'argent amassé sans pouvoir le faire circuler ni l'investir, par plusieurs générations d'épargnants ou de voleurs ; la thésaurisation ne pouvait plus contenir cette épargne engrangée ; elle s'est répandue sur le marché ; elle a ruiné les petits paysans et les artisans propriétaires de leurs moyens de production ; elle les a expropriés et transformés en travailleurs aux abois, prêts à tout pour obtenir un salaire de famine ; de la sorte, quand la monnaie a été transformée en marchandise, celle-ci a transformé le travail humain en marchandise ; le capitalisme est né dans une violence inouïe, mais encadré par la loi ; le capitalisme a été créé par la loi. Ceci s'est passé en Grande Bretagne, à la fin du 18ème siècle.
La deuxième raison de la crise du capitalisme est que celui-ci, depuis son émergence, à ce jour, ne s'est jamais adapté au marché tel qu'il fonctionne ; il l'a détourné des règles saines de la concurrence en voulant maximiser ses profits hors des règles de la concurrence ; le capitalisme ponctionne à son profit des richesses qui ne lui appartiennent pas ; ce faisant, il se heurte à une opposition passive du marché et celle-ci le réduit à voir ses bénéfices décliner. Le capitalisme n'est pas le marché ; il en est l'exploiteur, lequel n'arrive plus à maîtriser le niveau de ses profits ; la baisse des profits déclanchent la crise qui se manifeste par le chômage, les violences privées et les guerres.
Ainsi va le capitalisme. Nous vivons actuellement sa nouvelle crise qui a débuté, me semble-t-il, aux Etats-Unis, sous l'administration Clinton. En ces années, pour enrayer la baisse des profits du capitalisme sans se lancer dans une guerre, le Congrès américain a voté une loi d'une apparence anodine, elle permettait aux entreprises de réévaluer leurs bilans. Le patrimoine immobilier des grandes entreprises américaines était amorti depuis longtemps et figurait au bilan pour un dollar symbolique. Il leur a fallu trente ans pour réaliser cet amortissement ; durant ces années, le paysage urbain avait changé ; avec le temps, ces usines se sont trouvées dans le périmètre urbain ; leur patrimoine immobilier recélait une fortune réalisable si on fermait l'usine et faisait de la promotion immobilière sur les terrains ainsi libérés.
Les actionnaires de ces sociétés ainsi visées ont eu deux réactions opposées.
La première réaction a consisté à refuser la réévaluation du bilan ; ce fut le cas des entreprises sérieuses ; elles distribuaient des dividendes corrects ( le taux de 7% était considéré comme un dividende correct) en maintenant une activité bénéficiaire et en croissance. Mal leur en a pris. Ces entreprises furent considérées comme des belles au bois dormant ; des raiders teigneux lancèrent des OPA hostiles sur leur capital. Ces raiders faisaient aux actionnaires une offre d'achat d'un montant largement supérieur à la valeur de leurs actions. Les actionnaires vendaient et l'entreprise était dépecée, vendue par appartements, le personnel licencié et les terrains vendus avec une plus-value importante. C'est ainsi que disparurent nombre d'entreprises qui étaient les fleurons de l'industrie américaine.
Les actionnaires qui voulaient garder leur entreprise ont procédé à une augmentation du capital ; de la sorte, ils bénéficiaient d'une distribution gratuite d'actions représentant la valeur vénale des terrains de leur entreprise. Cependant, cette augmentation de capital ne faisait pas augmenter les profits de l'entreprise. Ceci fait que le rendement par action baissait considérablement. Imaginons le cas d'une entreprise qui verse 7% de dividende par action ; si le capital de la société double par distribution gratuite, le dividende versé tombe à 3,50 % par action. Cette situation était mal vécue par les actionnaires. Il fallait améliorer la rentabilité de l'entreprise. D'où le recours systématique aux délocalisations vers des pays à faibles salaires. On sait, par exemple, que 60% des exportations chinoises vers les USA sont le fait d'entreprises américaines délocalisées. En même temps, sur le sol américain, les dirigeants d'entreprises coupaient dans les frais généraux pour améliorer la rentabilité à coups de licenciements, de réductions de salaires, d'augmentation des horaires de travail ; la liste est longue de tout ce qui peut être fait dans ce domaine.
l'illusion d'une prospérité
La recherche de cette rentabilité a déstructuré l'industrie américaine, à cause d'une loi qui ne s'imposait pas, mais qui donnait l'illusion d'une prospérité largement fictive. Les banques sont entrées à leur tour dans cette recherche forcenée de la rentabilité accrue ; le dividende de 7% du capital était désormais caduc ; les actionnaires exigeaient 15% nets d'impôts ; ce résultat était impossible à atteindre : les banques d'affaires ne disposaient pas de suffisamment d'argent pour développer leur chiffre d'affaires. Les banques commerciales, au contraire, disposaient d'une masse importante de dépôts appartenant à leur clientèle ; mais la profitabilité de ces banques commerciales était faible car elles n'avaient pas le droit de se lancer dans des activités spéculatives réservées aux banques d'affaires. Il fallait améliorer les profits des banques. Pour cela, en 1973, le Congrès américain abrogea une loi datant de 1933, le Glass Steagall Act ; cette loi protégeait les déposants des banques en interdisant aux banques commerciales de les risquer dans des opérations spéculatives, notamment sur les titres en bourse. En 1973, liberté est donné à toutes les banques de se livrer à toutes les spéculations sur les comptes bancaires à l'insu des épargnants.
On connaît la suite. Les banques n'ont pas perdu leur seul capital, elles ont perdu l'épargne de leurs clients. L'Etat s'est porté à leurs secours ; mais elles avaient fait des bénéfices fabuleux. Comme au 19ème siècle, le contribuable américain a payé pour les capitalistes.
Cependant, les Américains ont réagi très vite : en juillet 2010, la loi Dodd-Franck a rétabli le le Glass Steagall Act de 1933. Les banques américaines sont désormais en déclin. La banque de détail ne peut faire de profit car les contraintes d'exploitation sont lourdes. La banque d'affaire n'a plus les moyens financiers pour réaliser des opérations d'envergure ; il faut s'attendre à une nouvelle crise et il faudra sans doute nationaliser les banques – opération honnie aux Etats-Unis – pour développer l'épargne privée dont le montant est quasi nul aux USA.
Toujours pour s'opposer à la loi tendancielle de la baisse des profits, le budget américain a déversé deux mille milliards de dollars en Irak pour le profit des entreprises américaines qui oeuvraient dans ce pays.
Cependant, pour gagner plus d'argent, les entreprises n'embauchaient pas, réduisaient leurs budgets recherche et développement ; les finances publiques, mises à mal par les dépenses en Irak et par la recapitalisation des banques, n'étaient plus en mesure d'assurer le financement des comptes sociaux.
L'avidité fit le reste
Les Américains n'ont pas de chance : ils ont espéré qu'à la fin de la seconde guerre mondiale, les montants consacrés à la guerre seraient transférés, la paix venue, à l'amélioration du système de santé, du système de l'enseignement, des retraites et des infrastructures. Il n'en a rien été. L'effort de guerre a été poursuivi ; la guerre de Corée, la guerre froide ont, au contraire, augmenté les dépenses militaires ; la guerre au Vietnam augmenta les dépenses militaires ; la chute du mur de Berlin, en 1989, a relancé le rêve américain d'une diminution drastique des dépenses militaires au profit des dépenses sociales améliorant le niveau de vie des plus pauvres ; il n'en a rien été. La guerre d'Irak a relancé les dépenses militaires. Mais cette fois-ci, les hérauts du capitalisme ont été trop loin : ils ont fait croire aux Américains pauvres que la richesse était à leur portée et qu'ils pouvaient acquérir à peu de frais un appartement pour se loger. N'ayant rien à perdre, les pauvres ont signé tous les contrats imaginables et ont reçu de l'argent pour accéder à la propriété ; les prêts accordés par les banques ont été titrisés, mélangés à d'autres prêts moins risqués mais moins rentables et ont été vendus au monde entier ; en effet, les prêts accordés aux pauvres produisaient des intérêts élevés ; les pauvres n'en avaient cure puisque, de toute façon, ils n'avaient pas les moyens de rembourser le principal ; l'avidité fit le reste ; ces produits furent vendus au monde entier avec succès. Notons, en passant, que les produits islamiques restèrent à l'abri. Mais le monde entier accepta de profiter de ce qui s'assimile à une véritable arnaque, mais une arnaque légale, puisque la loi ne l'interdisait pas.
Jusque là, la guerre avaient stimulé l'économie américaine et ce, depuis la première guerre mondiale (1914 – 1918). Ces guerres ne se passaient pas sur le sol américain ; elles n'y produisaient pas de destructions ; bien au contraire, elles favorisaient le plein emploi. Mais ce modèle s'est essoufflé ; la guerre d'Irak a produit des effets pervers ; le contexte a changé ; l'économie américaine a détruit son capital fixe par le démantèlement des entreprises ; la guerre provoquait les déficits publics, mais n'enrichissait plus les contribuables qui comblent les déficits par les impôts payés.
Cet état de guerre permanent était entretenu par la peur. En 1947 et jusqu'à sa mort, le sénateur McCarthy a traité de communistes tous les américains pacifistes ou qui s'interrogeaient sur le bien fondé de la guerre comme moyen d'action. La présidence de Kennedy a renforcé ces peurs. La peur est le procédé fondamental de la politique américaine. Cette culture de la peur a fini par engendrer un totalitarisme à visage démocratique. Il est à l'œuvre aujourd'hui et c'est ce que je voudrais expliquer :
Dernièrement, les journaux ont relaté dans le détail, le bras de fer qui a opposé l'administration démocrate à son opposition dans la chambre des représentants. Il s'agissait du financement du budget de 2012. Pour la majorité de la chambre des représentants, l'administration avait le devoir de réduire les déficits publics sans pour autant augmenter les recettes, c'est-à-dire les impôts. L'argument avancé était que la faible taxation des plus riches était nécessaire aux pays pour la création d'emplois en faveur des chômeurs. Cette double prise de position, m'a alerté. En effet, chaque lecteur juge du présent à travers le filtre de sa mémoire culturelle. La mienne m'a livré un souvenir marocain.
Réformes globales au Maroc
Le 14 août 1844, l'armée marocaine a été défaite à la bataille d'Isly par l'armée française venue d'Algérie. Le sultan Moulay Abderrahman, qui régnait alors, sentit le besoin de réformer et de moderniser l'armée. Cela demandait une réforme générale de toutes les institutions du royaume. Il lui fallait un système fiscal modernisé pour financer les réformes nécessaires. Suivant la tradition, il demanda aux professeurs de l'université de Fèz, les ‘ulama, une consultation juridique, une fatwa, sur le bien fondé de sa démarche. En réponse, ceux-ci lui déclarèrent que le Sultan avait le devoir impérieux de protéger le pays contre toute incursion militaire étrangère ; par contre, ils lui refusaient toute augmentation des impôts.
Quatre ans plus tard, en 1848, Théophile Gautier, romancier et journaliste de talent, s'élevait contre la proposition faite en France de taxer les riches pour soulager les pauvres. Il écrit :
« Il faut retourner à l'opéra, aller au bal, dépenser ; la prodigalité, à présent, voilà l'économie. Le luxe est sain ; sans la honte de l'aumône, sans l'injustice de la spoliation, le luxe accomplit la division des fortunes et fait participer les pauvres aux biens des riches. Les lois somptuaires sont stupides ; tel caprice coûteux d'une coquette sauve la vertu d'une honnête ouvrière. »
(Stéphane Guégan : Théophile Gautier, Gallimard, Paris, 2011, p 301)
Il est tout à fait remarquable qu'un journaliste parisien complète la pensée des ‘ulama de Féz ; les idées voyagent à l'insu de leurs producteurs. La fatwa des ‘ulama est restée en vigueur jusqu'à la chute finale du Maroc, en 1912 : il a fallu 68 ans pour que la fatwa atteigne son but.
J'ai retrouvé cette même pensée fossile dans les discours de la chambre américaine des représentants ; ceux-ci relevaient de la scolastique qui est la science des ignorants. Pensée fossile, à l'exemple des squelettes des dinosaures conservés dans la roche depuis leur disparition. Certes, les représentants sont élus pour deux ans ; ils peuvent changer d'avis si leurs électeurs le veulent.
Le raisonnement développé est faux ; il suffit de lire ce que les économistes ont écrit sur les pays sous-développés. Ils ont dégagé un premier principe : les riches demeurent riches dans tous les cas de figure, qu'il y ait croissance ou récession ; seule la classe moyenne est touchée. Lorsqu'il y a croissance, une baisse des impôts favorise les investissements parce que les fondamentaux de l'économie sont bons. Par contre, quand il y a récession, la baisse des impôts ne favorise pas les investissements mais la thésaurisation ; parce que les riches n'ont pas confiance dans un gouvernement qui, par ses propres erreurs, provoque la récession. Bien au contraire, une augmentation des impôts en période de marasme économique leur permet de s'enrichir encore plus. Ce sont les leçons que l'on peut tirer des politiques d'ajustements structurels pratiquées par les pays pauvres, parfois avec l'aide du FMI. Et le consensus de Washington, partout vilipendé, serait utile aux Américains pour la compréhension de leur économie. Ceci étant, les Etats-Unis demeurent la première puissance économique du monde et rien n'indique un quelconque déclin. Ils ont à la fois le dollar et les porte-avions qu'il faut pour cela. Ils peuvent fabriquer autant de dollars qu'ils veulent, cela ne les gène en rien. Le dollar est leur matière première principale, elle leur permet de maintenir la prospérité de leur économie quand ils ne prennent pas trop de mesures contre-productives comme de nos jours. Les porte-avions assurent la pax americana sur tous les océans, à la condition qu'ils n'envoient pas des soldats à terre. Enfin, ils ont une politique migratoire qui leur permet d'attirer les talents du monde entier et ceux-ci multiplient les occasions de relance économique. C'est cela, le rêve américain.


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