– L'économie nationale a été durement chahutée par la crise sanitaire, surtout après deux mois de confinement. Selon vous, quels sont les leviers prioritaires qu'il faudra activer pour faire redémarrer la machine économique après le déconfinement ? Juste avant cette crise, certaines initiatives étaient de nature à redonner un plus d'espoir pour la relance d'une croissance inclusive de notre économie. Je citerai, à titre d'exemple, trois projets structurants initiés par Sa Majesté le Roi : -L'accélération du plan national de production d'énergies renouvelables et son intensification pour dépasser les 52% d'énergie propre en 2030 ; – Le programme national d'approvisionnement en eau potable et d'irrigation, doté de 115,4 milliards de dirhams sur la période 2020-2027 ; -Le programme « Intilaka » pour le financement de PME, TPE, Startups et l'inclusion financière du monde rural, doté d'une enveloppe de 6 milliard de dirhams sur 3 ans. C'est vous dire que l'opérateur économique avait commencé à reprendre confiance et voir de meilleures perspectives. Mais l'économie nationale, déjà chahutée par la sècheresse, est malheureusement, très fortement perturbée par la pandémie Corona qui a mis le voile, en tout cas pendant cette période, sur ces projets dynamisants et structurants pour notre économie. Sans entrer dans les détails, les leviers qu'il faudra activer peuvent être nombreux. Cette activation doit prendre en considération, dans une vision globale, 3 phases : la reprise solidaire des activités pour les quelques mois qui viennent, la relance d'une croissance inclusive pour les années 2021 et 2022 et parallèlement la réinvention d'un pacte social comme base de construction de notre modèle de développement humain durable. Les leviers sur lesquels nous devons agir peuvent, à mon sens, être au nombre de 6 :La Consolidation de l'élan solidaire pour atténuer les fortes vulnérabilités que nous laisserait cette crise. Une partie de la classe moyenne et les populations démunies en seraient les premières victimes. Des sacrifices seront exigés de nous tous (entreprises, administration, collectivités locales et citoyens) en cette période très particulière ; Le patriotisme économique basé sur l'appui à entreprise et à la production marocaines dans tous les secteurs où c'est possible et l'encouragement à consommer des produits et des services « Made in Morocco » ; La valorisation et la mobilisation de nos compétences humaines et la promotion de la recherche notamment dans les domaines de la santé, de la technologie, de l'éduction et du savoir. La crise actuelle nous a révélé les capacités des compétences marocaines établies au Maroc et à l'étranger (Asie, Amérique et Europe) dans des domaines très pointus. Nous devons engager une politique volontariste d'attraction de ces compétences vers les projets prioritaires. Leur mobilisation et déploiement doivent obéir à une rationalité plus importante que celle qu'on accorde aux ressources financières. L'Injection massive de fonds accompagnée d'un ciblage rigoureux des affectations sociales, sectorielles et territoriales, aussi bien pour les dépenses de consommation que pour l'investissement. S'il y a des projets à sacrifier, il faut que ce soit ceux qui se traduisent par des dépenses en devises. L'accélération des transitions digitale, énergétique et écologique. Le Maroc a gagné des années dans son processus de digitalisation avec des effets immédiats sur les couts économiques, environnementaux et sociaux (télétravail, télé-enseignement, télémédecine, dématérialisation de procédures administratives et bancaires ...). Des start-ups marocaines ont émergé et l'innovation et le génie marocain a été mis plus que jamais en lumière. Il ne faut surtout pas faire de marche arrière sur ces acquis ; consolidons es et faisons-en un levier systémique de notre développement systémique. L'anticipation des grands redéploiements régionaux des différentes chaines de valeur de production des industries mondialisées. Le Maroc a une carte à jouer par rapport aux marchés européens et africains. Nous devons designer la bonne offre compétitive et attrayante et être plus rapide et plus convaincants que nos concurrents. – Quels secteurs devraient, selon vous, bénéficier de mesures d'accompagnement spécifiques compte tenu de leur importance stratégique ? Il est difficile de dire que tel secteur est plus prioritaire que tel autre. Mais, il s'agit de raisonner selon une logique de « Morocco First ». Tout projet et toute entreprise viable, porteuse d'emplois et de valeur ajoutée nationale sont importants pour notre économie ; ils doivent être soutenus, selon le besoin, quel qu'en soit le secteur et la taille. Les artisans, les indépendants, les TPE, les autoentrepreneurs et les coopératives doivent être traités avec une attention particulière en raison de la grande sensibilité sociale de leurs activités. Au sein de l'Alliance des économistes Istiqlaliens (AEI), nous avons émis de nombreuses propositions à caractère transversal et nous constatons avec satisfaction que le CVE en a pris un bon nombre en considération. Nous sommes une force de proposition et le CVE a fait montre de pragmatisme ; nous œuvrons tous pour le bien de notre Patrie. Nous travaillons aussi sur des problématiques sectorielles et nous avons fait des recommandations pratiques pour la relance du secteur BTP, fortement intégré et labour intensiv, et celui du digital en raison de son action modernisatrice de notre société et de son effet de levier sur d'autres secteurs. Nous publierons incessamment nos suggestions pour l'écosystème « Tourisme-artisanat du Maroc » sachant qu'il a été le premier et le plus gravement affecté par la crise et qu'il englobe près de 2 millions d'emplois. D'autres secteurs viendront par la suite. – Le Comité de veille économique a pris d'importantes mesures pour soutenir l'économie et préserver les emplois, à travers, entre autres, l'aide aux entreprises. Pensez-vous que ces mesures sont suffisantes pour garantir la préservation de l'emploi au niveau des TPME qui restent structurellement assez fragiles ? La crise actuelle a mis le projecteur, plus que par le passé, sur un certain nombre de fragilités dont souffre notre économie ; la problématique du financement de nos entreprises en fait partie. Les mesures prises par le CVE ont le mérite de procurer de l'oxygène à des entreprises en quête de survie. Ça ne résoudra pas leurs problèmes de sous-capitalisation structurelle et encore moins celui des délais de paiement qui asphyxient leur trésorerie. 450 Milliards de dirhams de crédit commercial interentreprises, ça dépasse tout entendement. L'AEI avait attiré l'attention du gouvernement sur ce problème par son communiqué de juin 2018. C'est le moment de se pencher sur ces problématiques pour retrouver, rapidement, un tissu entrepreneurial capable de porter le nouveau modèle de développement auquel aspire notre Pays. – Dans ce contexte, ne pensez-vous pas qu'il faille justement réduire les importations de certains produits pour, d'une part, limiter la sortie de devises et, d'autre part, booster la demande de produits locaux ? Tout à fait. Je vous ai dit au début que le patriotisme économique, la cohésion et la solidarité sociales doivent être les piliers de cette phase de reprise et de relance économique. Une relance conditionnée par la capacité de nos unités de production à fournir une offre suffisante en quantité et respectueuse des attentes des consommateurs en qualité-prix. C'est l'occasion de réconcilier les marocaines et marocains avec la production de biens et services de leur patrie. La saison estivale doit être mise à profit dans ce sens en intensifiant la communication patriotique et en contrôlant la qualité et la conformité sanitaire et environnementale des produits et services vendus. Les filières tourisme, dans toutes ses composantes (restauration, transport, loisirs, artisanat, produits de terroirs, etc...) ; du textile-habillement et de l'alimentaire peuvent être les premiers « quick-win » dans cette démarche. Mais il n'est plus question de prendre le consommateur marocain pour une simple « roue de secours ». Les 40 millions de consommateurs marocain et MRE constituent un important marché pour plusieurs secteurs industriels et de service faits par des marocains au Maroc. Nous devons les sensibiliser et les séduire par la production nationale, mais on ne peut pas les y obliger. – Plus globalement, dans l'urgence, le Maroc a pris plusieurs mesures qui, avec le recul, ont montré leur pertinence et leur efficacité : dématérialisation des procédures administratives, enseignement à distance, réadaptation des activités de certaines unités industrielles... Pensez-vous, à ce titre, que l'agilité industrielle, la digitalisation des process, la capacité d'innovation... sont les fondements sur lesquels il faudra s'appuyer pour construire le Maroc de demain ? Vous avez raison. La crise Covid 19 a dévoilé des fragilités ; mais elle aussi et surtout révélé des habilités, des atouts et des potentialités qu'on n'aurait peut-être pas vu autrement. Il faut surtout veiller à ne pas les perdre, et s'assurer de leur consolidation, leur systématisation, voire leur institutionnalisation, et en faire des supports de la relance immédiate et des piliers de construction de notre modèle de développement. A titre d'exemple, la réglementation du travail à domicile, la programmation systématique de journée hebdomadaire de télé-enseignement pour chaque établissement d'enseignement, la pratique des « home-offices » au moins un jour par semaine pour tous les travaux de back-office et services supports, ainsi que les réunions virtuelles, peuvent contribuer à réduire les charges, alléger la circulation et contribuer ainsi à l'amélioration de notre environnement. Un autre exemple : le lancement de grands chantiers d'utilité publique (infrastructures sanitaires, décloisonnement rural, généralisation de fibre optique et de l'énergie solaire dans les logements et dans bâtiments publics, le reboisement des terrains vagues non arables, etc peut générer immédiatement de l'emploi, créer de la valeur ajoutés entièrement marocaine et inscrire définitivement le Maroc dans les transitions écologique, énergétique et numérique. – Enfin, comment voyez-vous les relations futures du Maroc avec ses partenaires, notamment ceux avec qui il est lié par des accords de libre-échange ? C'est aussi une question qui n'a rien de conjoncturel. Je vous rappelle le grand débat que suscitait l'ALE avec la Turquie, particulièrement depuis 2018. L'accès à des marchés internationaux sans droits de douane, est l'un des principaux facteurs d'attraction des investissements au Maroc. Par le différentiel de compétitivité qu'il offre, le libre échange est aussi un des principaux axes de construction de notre stratégie de développement des investissements et des exportations. Dans ma logique de « Morocco First », je ne mettrai pas tous les ALE dans le même panier. Il y a des accords qui restent globalement équilibrés en prenant en considération l'ensemble des échanges extérieurs avec les partenaires concernés (import et export de biens et services, tourisme, investissements, transferts MRE). D'autres nous sont structurellement déficitaires sur tous les plans. Il est tout à fait normal de les revoir dans le cadre des instruments prévus par les accords eux-mêmes. Toutes les évaluations sont faites ; il s'agit d'agir rapidement, et de concert, avec les partenaires concernés. Tout accord doit être mutuellement avantageux ou ne pas être. Professeur Abdellatif MAZOUZ Ancien Ministre, expert en stratégies de développement et Président de l'Alliance des économistes Istiqlaliens