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Juifs marocains, Marocains en Israël : Nous ne sommes plus en 1967...
Publié dans Yabiladi le 30 - 03 - 2018

La récente décision du Tribunal de première instance (TPI) de Sefrou de ne pas reconnaître un mariage célébré en Israël entre deux ressortissants marocains est intéressante car elle nous rappelle que nous ne sommes plus en 1967.
Nous ne sommes plus en 1967 car la communauté juive marocaine est irrémédiablement appelée à disparaître définitivement, et ne compte désormais que quelques milliers de membres, âgés pour la plupart. Les enterrements l'emportent facilement et malheureusement sur les mariages et les baptêmes. Sefrou même, autrefois considérée comme la Jérusalem du Maroc en raison d'une population juive quasiment majoritaire et d'une forte tradition religieuse, est comme la plupart des villes marocaines sans trace d'une histoire juive millénaire. Pour être tout à fait honnête, nous, Marocains musulmans, y sommes peut-être pour quelque chose dans cette perte tragique d'un pan entier de notre histoire et de notre culture.
Nous ne sommes plus en 1967 car si on pouvait alors raisonnablement présumer que des Marocains résidant en Israël étaient juifs, on peut constater aujourd'hui que des Marocains musulmans y ont émigré, ce qui pourrait soit dit en passant être considéré comme un inquiétant signe de désespoir lorsqu'on sait comment sont considérés et traités les personnes d'origine arabo-musulmane en Israël.
Nous ne sommes plus en 1967, car si l'hostilité à la reconnaissance d'Israël est massive dans l'opinion, les options politiques et diplomatiques d'alors n'ont plus cours aujourd'hui : le BDS (boycott-désinvestissement-sanctions) a remplacé aujourd'hui la kalashnikov comme l'arme la plus redoutée des militants palestiniens, et le Maroc a noué des relations diplomatiques officielles avec Israël, mettant fin à leur caractère occulte. Un bureau de liaison israélien a ainsi été ouvert à Rabat, avant d'être fermé en 2000 suite aux massacres de l'armée israélienne lors de la deuxième intifada.
Nous ne sommes plus en 1967, car on ne compte hélas plus les visites au Maroc de dignitaires ou politiciens israéliens, en quête de légitimation de la normalisation impossible de leur Etat et de sa colonisation de la Palestine.
Mariés en Israël
Nous sommes donc en 2018, et en 2018 il faut se rendre compte que «Marocains mariés en Israël» ne signifie pas immanquablement qu'il s'agisse de Marocains de confession juive – ici, dans l'affaire de Sefrou, il s'agit d'un couple marocain musulman marié en Israël en 2002.
C'est aussi l'occasion de rappeler qu'Israël et judaïsme ne sont pas synonymes : ce n'est pas parce qu'il s'agit d'un mariage régi par le droit israélien que les chambres hébraïques des tribunaux marocains seraient compétentes.
En effet, contrairement au préjugé favorable faisant d'Israël un îlot occidental dans un océan oriental, Israël comme la quasi-totalité des pays arabes connaît le système de la personnalité des lois : la loi en matière de statut personnel (c'est-à-dire du droit de la famille) n'est pas universellement appliquée à tous les résidents légaux du pays indépendamment de leur nationalité ou religion (système de la territorialité des lois), mais propre à l'appartenance confessionnelle ou nationale des individus. Ainsi, le divorce d'un couple juif est régi, en Israël comme au Maroc, par le droit hébraïque, et celui d'un couple musulman par le droit musulman (qui au Maroc forme le socle du Code de la famille). Au Maroc comme en Israël, la réforme du droit de la famille se fait en tenant compte des lignes rouges religieuses, et des protestations acharnées des partis religieux ou conservateurs. Les Israéliens juifs ne remplissant pas les conditions pour se marier selon le droit hébraïque doivent se rendre à l'étranger pour se marier – à Chypre notamment – mais leur mariage n'est pas reconnu par les tribunaux rabbiniques israéliens.
Dans le cas présent, ce couple marocain musulman s'est donc marié en Israël selon le droit musulman et devant un tribunal du chraa («sharia court» selon leur dénomination officielle anglaise).
Au Maroc, s'agissant du droit hébraïque, les tribunaux rabbiniques, et surtout le Haut tribunal rabbinique qui les chapeautait, ont été supprimés en 1965 lors de l'unification, la marocanisation et l'arabisation de la justice marocaine – un système judiciaire unifié, composé uniquement de magistrats marocains et travaillant seulement en arabe a ainsi remplacé le système judiciaire issu de la colonisation. Mais cette réforme ne s'est pas accompagnée d'une laïcisation du droit de la famille, le Code de la famille étant d'un caractère musulman affirmé, et contenant à son article 2 un renvoi au droit hébraïque : «Les Marocains de confession juive sont soumis aux règles du statut personnel hébraïque marocain».
Petit problème : ce droit hébraïque n'a fait l'objet d'aucune législation de fond ou de publication. S'il a fait l'objet d'une codification dans les années 40 et 50 du siècle dernier, à l'apogée de la présence juive au Maroc, cette codification effectuée par les juges-rabbins du Maroc est en hébreu et n'a à ma connaissance jamais fait l'objet d'une publication officielle, ni même d'une traduction en arabe ou en français, et contient, tout comme le Code de la famille, des dispositions discriminatoires envers les femmes, comme le rappelle la militante féministe Nicole Elgrissy. Selon la logique de la personnalité des lois, le contenu du statut personnel hébraïque a été sous-traité aux institutions religieuses juives sans droit de regard du parlement – droit de regard par ailleurs plus théorique qu'autre chose s'agissant du Code de la famille lui-même, dont le contenu en 2004 a largement résulté d'arbitrages royaux.
Quant aux tribunaux rabbiniques, ils sont désormais remplacés par des chambres rabbiniques auprès des tribunaux de première instance – la quasi-extinction de la communauté juive marocaine n'a fait subsisté que deux chambres, une à Casablanca et l'autre à Tanger, composées de juges-rabbins marocains, et qui tranchent les litiges de droit familial qui leurs sont soumis – principalement des successions.
Reconnaissance de documents israéliens
Impossible cependant, vu l'état désastreux de l'accès à la jurisprudence marocaine, de connaître la jurisprudence qui émane de ces chambres rabbiniques, car on devrait sans doute y trouver nombre de cas de litige où les juges-rabbins sont confrontés à des Marocains ayant émigré en Israël pour y subir les péripéties de la vie – mariage, divorce et décès… Il serait surprenant qu'aucune succession de Marocain juif n'ait concerné un Marocain émigré en Israël et qui y serait décédé – la justice marocaine refuserait-elle dans ce cas de reconnaître un certificat de décès délivré par les autorités compétentes israéliennes ? Pas possible à ce stade de connaître l'état de la jurisprudence marocaine là-dessus.
Car la décision du TPI de Sefrou semble assez discutable en droit marocain. L'article 2 du Code de la famille prévoit ainsi que «les dispositions du présent code s'appliquent à tous les Marocains, même ceux portant une autre nationalité…». S'agissant du mariage accompli à l'étranger, les articles 14 et 15 du Code permettent aux Marocains musulmans se mariant à l'étranger de faire enregistrer leur mariage auprès des autorités consulaires marocaines compétentes pour peu que certaines conditions de fond soient respectées, et ce dans un délai de trois mois. Il semblerait que ce délai n'ait pas été respecté dans ce cas, ce qui a contraint le couple à demander la reconnaissance judiciaire du mariage en vertu des articles 430 à 432 du Code de procédure civile.
L'article 430 dispose ainsi que «le tribunal saisi doit s'assurer de la régularité de l'acte et de la compétence de la juridiction étrangère de laquelle il émane. Il vérifie également si aucune stipulation de cette décision ne porte atteinte à l'ordre public marocain». Rien ne permet a priori de douter de la compétence du tribunal musulman israélien ou des officiers d'état-civil relevant de lui à prononcer le mariage d'un couple marocain musulman résidant en Israël, et le tribunal de Sefrou ne rejette pas cette compétence. C'est sur le plan de la légitimité que la reconnaissance de l'acte de mariage est rejetée par le TPI de Sefrou, et avec une formule alambiquée qui laisse entendre qu'il en irait autrement s'il s'agissait de Marocains juifs.
On peut présumer que c'est sur le plan de l'ordre public marocain que se situe cette prise de position – or l'article 430 du Code de procédure civile fait référence aux «stipulations» de la décision dont on souhaite la reconnaissance au Maroc (appelée exequatur) et qui pourraient être refusées si contraires à l'ordre public marocain, et non à l'existence même de l'Etat dont émanerait la décision. Or il est délicat de trouver un fondement juridique à une norme d'ordre public interdisant la reconnaissance d'un mariage, divorce, naissance ou décès au prétexte qu'un tel acte aurait été reconnu par une autorité administrative ou judiciaire israélienne.
Contrairement à 1967, la doctrine officielle marocaine n'est plus – depuis le sommet d'Ifrane en 1985 au moins – au rejet de principe de l'entité sioniste. Aucun texte de loi n'interdit par exemple les échanges avec Israël – ma proposition en faveur d'une loi anti-normalisation en 2013 montre bien l'existence d'une lacune à cet égard. Des relations diplomatiques ont été initiées en 1994, mais les missions diplomatiques respectives ont été fermées en 2000. Depuis, plusieurs rencontres officielles ont eu lieu, y compris au Maroc, entre représentants de l'Etat marocain et représentants de l'Etat israélien. Des relations commerciales demeurent.
Sur le plan diplomatique, passer en revue les archives du site du ministère des affaires étrangères marocain montre aucune mention d'Israël depuis 2011, et la dernière communication royale qui y est reprise date du 29 novembre 2010 et déclare que «il s'agit, en effet, d'œuvrer pour que le peuple palestinien puisse établir son Etat indépendant et viable sur les territoires palestiniens occupés en 1967». Cela signifie a contrario que le Maroc officiel ne conteste pas l'existence d'Israël sur les territoires occupés en 1948.
Dommage colatéral
Si la base factuelle et juridique du jugement du TPI de Sefrou est faible, ses conséquences sont dramatiques pour le couple marocain en question : bien loin d'infliger un quelconque dommage à Israël, cette décision fait d'un couple marocain, marié en son pays de résidence, un couple adultère au Maroc (condition sanctionnable par un an de prison selon l'article 490 du Code pénal), et prive leurs quatre enfants marocains de la personnalité juridique au Maroc, sans que l'on entrevoie une issue juridique pour ceux-ci à court terme. Or, l'article 23 du Pacte international des droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par le Maroc et ayant valeur supérieure aux lois marocaines en vertu du préambule de la Constitution de 2011, stipule que «la famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'Etat». L'article 24 alinéa 2 prévoit que «tout enfant doit être enregistré immédiatement après sa naissance et avoir un nom».
Ici, le couple a été négligent en ne demandant pas l'inscription de leur mariage aux autorités consulaires marocaines compétentes (il y a une ambassade du Maroc à Ramallah) dans les trois mois, conformément à l'article 15 du Code de la famille. Il a tenté de combler cette négligence en recourant à la voie judiciaire, voie obligée pour les Marocains de l'étranger n'ayant pas respecté le délai du Code de la famille. Et cette voie-là leur est désormais fermée. Ceci rend leur situation inextricable – sauf à se marier devant les autorités marocaines, mais cela ne résoudra pas la question du statut juridique de leurs quatre enfants, auxquels même une reconnaissance de paternité (articles 152 et 160 à 162 du Code de la famille) ne pourra donner une existence juridique en droit marocain – leur père pourrait reconnaître sa paternité à leur égard selon ces articles, mais comme ils n'ont aucune existence juridique en droit marocain selon le jugement du TPI de Sefrou, même cela n'est pas possible.
Je suis personnellement contre la normalisation avec Israël et pour le BDS, et j'ai même rédigé ce qui aurait pu constituer une proposition de loi en ce sens. Mais en tant que partisan des droits de l'homme, je ne peux accepter qu'un couple marié depuis 2002 et ayant quatre enfants se voit refuser toute existence légale au Maroc, même si son mariage a été célébré en Israël et que ses enfants y sont nés. Oui au BDS, non à la mise hors-la-loi d'un couple marié et de ses enfants !
Visiter le site de l'auteur: http://ibnkafkasobiterdicta.wordpress.com/


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