Parmi la pléthore d'informations tombées en fin de semaine dernière, une ne doit pas être ignorée, ou négligée : « Sadiq Khan remporte la mairie de Londres ». On y apprend l'histoire de ce jeune homme entré tôt au parti travailliste, qui fait son droit pour devenir avocat spécialisé dans les questions de droits de l'Homme, avant de siéger à la Chambre des Communes puis d'intégrer le Cabinet de Gordon Brown (2007-2010) et d'être ensuite désigné ministre de la Justice dans le gouvernement de l'ombre de Ed Milliband, lequel avait choisi Sadiq Khan pour diriger sa campagne en vue de devenir SG du parti travailliste. Entrant plus dans le détail, on fera la connaissance de son père, un émigré pakistanais qui a travaillé comme conducteur de bus à Londres, avant d'examiner en détail la vie du jeune Sadiq dans la banlieue sud de la capitale britannique, sa passion pour l'équipe de foot de Liverpool et pour sa famille, ses deux filles principalement. Et puis nous serons frappés de stupeur – nous qui sommes obsédés par les questions identitaires – d'apprendre que notre ami est muslim, musulman. Un musulman, donc, à la tête de la mairie de Londres. Certes, mais il n'y a là aucun secret. Il s'agit seulement de la longue histoire de l'idée et du principe de citoyenneté, cette citoyenneté qui a fait qu'un Afro-Américain devienne un jour président des Etats-Unis, ou qu'un Néerlandais d'origine marocaine s'installe dans le fauteuil de maire de Rotterdam. La citoyenneté, c'est la relation entretenue avec l'Etat quand celui-ci reconnaît la suprématie de la loi et du droit… la citoyenneté, c'est une appartenance civile à une communauté nationale ; la citoyenneté, enfin, c'est l'égalité des droits et des responsabilités. La citoyenneté n'est pas tributaire de la religion, de la langue, de la couleur, de l'origine sociale ou du sexe. Et donc, un jour, les Londoniens ont eu le choix entre deux candidats : le musulman et le juif. Mais il serait plus juste de dire que les habitants de la capitale de Sa Gracieuse Majesté avaient le choix entre deux citoyens, entre deux partis de tous temps adversaires, entre deux visions pour leur ville. C'est là la démocratie occidentale qui, dans cette élection, s'est encore livrée à un exercice de dépassement des considérations religieuses et ethniques. Et cet exercice n'a pas été avec la facilité que l'on peut supposer car la modernité à l'occidentale n'a jamais vraiment rompu avec les dérapages dus à la persistance des clivages raciaux et identitaires, comme le montre l'extrême-droite ou encore comme l'exprime en toute clarté le candidat républicain Donald Trump. De toute évidence, le nom du nouveau maire de Londres reviendra souvent sur nos lèvres, et nous sentirons, puis nous ressentirons, beaucoup de proximité avec lui, mais il sera en réalité difficile de nous l'approprier car il nous manque une solide révolution culturelle qui paraît encore bien lointaine de nos contrées. Dans nos conflits éternels et nos dissensions permanentes, la citoyenneté étouffe sous le joug des identitarismes dans nos sociétés où le communautarisme assassine toute appartenance nationale. Des confessions opposées aux autres et des appartenances en conflit, les Frères contre les salafistes, le sunnisme contre le chiisme, les croyants contre ceux qui n'ont pas de religion… Arabes, Kurdes, Imazighen, tous rivalisent dans la réduction de la notion d'Etat et, à force d'enthousiasme dans leurs entreprises, ils ont raté leur examen du vivre ensemble. La citoyenneté n'est pas objet d'articles dédiés dans la constitution, pas plus qu'elle n'est une chose que l'on applique par décret. La citoyenneté n'est pas un simple code, ou des textes législatifs. La citoyenneté est une question de culture et de conscience… Fin 2014, Abdallah Laroui donnait une conférence sur le thème de « citoyenneté, participation et voisinage », et il avait expliqué que la construction d'une citoyenneté passait inévitablement par des pré-requis culturels, sociaux, moraux et confessionnels, et si ces pré-requis sont assurés alors on peut envisager de voir s'installer, progressivement, le principe de citoyenneté. L'auteur de « l'idéologie arabe contemporaine » achèvera sa conférence par une phrase qui résume en grande partie sa pensée, et pas seulement en matière de citoyenneté : « Il ne peut y avoir de droit sans conscience ». Oui, la conscience… la conscience comme origine de tout, comme origine surtout de l'Histoire. Et c'est cette conscience qui a propulsé Khan à la tête de Londres, la conscience bien plus que les urnes. Les urnes ne sont pas des boîtes magiques qui nous font voyager dans le temps, qui nous font passer du temps des communautés, de l'époque des tribus, de l'ère des sujets, aux temps modernes de la citoyenneté.