Arborant sa double casquette d'homme politique et d'intellectuel, Mohamed Benaissa, secrétaire général de la Fondation du Forum d'Assilah, qui s'est épanché, lundi soir à Amman, sur la réalité culturelle dans le monde arabe, a dressé plutôt un tableau sombre de la situation tout en disant entrevoir "une lueur à l'horizon". Par Jamal CHIBLI Animant une conférence sur "la gestion culturelle dans le monde arabe: réalité et aspirations", à l'invitation de la Fondation Abdul Hameed Shoman (Jordanie), M. Benaissa s'est essayé à la dissection de la problématique en décortiquant ses multiples dimensions et facettes, essentiellement sociologiques et politiques, et en attirant l'attention sur les différenciations relatives aux spécificités locales de chaque pays. Se départant de la prétention de tenir des solutions magiques, le conférencier estime que la clé de voûte réside dans la mise en place d'une "gestion rationnelle" du secteur sur la base d'une stratégie à quatre piliers: "planification, organisation, résultat et évaluation". En somme, les paramètres propres au management moderne de toute activité humaine. Tout au long de l'exposé, le terme "rationnel" va revenir comme un leitmotiv, dans une sorte d'appel pour dépassionner le débat autour de cette thématique épineuse, faire valoir la raison et garder le sens de la mesure tant dans la critique que dans l'expression des attentes. En effet, le sujet a déclenché un débat passionnant et passionné parmi l'assistance composée du gotha du monde intellectuel et culturel jordanien, dont les questions et questionnements ont traduit, à la fois, les frustrations et les rêves du penseur, de l'homme de lettres et de l'artiste de cette sphère géographique, tous conscients du fait que la culture représente le dernier rempart identitaire. Dans son diagnostic, l'ancien ministre de la Culture a remonté aux origines de la crise du secteur dans les pays arabes, mettant en cause, tout d'abord, "le repli du projet rationnel dans la pensée arabe" qui a courbé l'échine au profit des idées "réactionnaires", du "dogmatisme" et de "la prétention de la science infuse". Aussi, la détérioration du niveau de l'enseignement, en dépit des gros budgets qui lui sont alloués, a-t-elle contribué à l'aggravation de la situation, sans oublier l'emprise de politiques médiatiques ayant concouru à l'ancrage de la culture de consommation, au détriment du "projet civilisationnel libérateur". Le conférencier a pointé du doigt la marginalisation des intellectuels dont certains ont choisi délibérément de se recroqueviller sur soi, à cause du sentiment d'être "inutiles dans une société qui opprime les talents, et frileuse quant aux idées novatrices". Par conséquent, la culture arabe s'est retrouvée face à un grand fossé par rapport à +l'espace universel+, confinée dans ses frontières locales, alors que les secteurs économique, financier, administratif et associatif sont entrés de plain-pied dans la mondialisation, à des degrés différenciés.
Mohamed Benaissa arrive à la conclusion suivante: "une relation conflictuelle entre la société et ses élites intellectuelles n'aboutit qu'à la consécration de la culture de la déception, du nihilisme et du défaitisme, ce qui a pour conséquent la propagation d'une culture médiocre et des idées extrémistes qui nous ont, malheureusement, embourbés dans une spirale de peur, d'expectative et d'anxiété quant aux dangers du terrorisme intellectuel". Ceci dit, le conférencier plaide "pour une métamorphose culturelle radicale dans notre mode de pensée et au sein de nos sociétés, requérant de tous, individus, groupes et associations, des efforts inlassables et continus en vue d'un véritable décollage culturel". Quand il s'est agi de scruter l'avenir, M. Benaissa a emprunté un ton plus optimiste. Selon lui, le Monde arabe "n'est pas statique", mais il "est dans un état de gestation globale touchant, entre autres, les institutions de l'Etat, l'espace des libertés, les droits de l'Homme et la justice sociale, dont l'existence est devenue une condition sine qua non pour l'adhésion à la globalisation". Parmi les indicateurs pouvant être considérés comme des sources satisfaction et d'enchantement, il a souligné l'intérêt grandissant que portent plusieurs pays arabes, surtout nantis, aux projets de traduction qui bénéficient désormais des largesses financières, aux côtés de l'octroi de subventions et de la création des prix. Ce qui est vrai pour les gouvernements l'est aussi pour les instances et les individus. Evoquant le cas du Maroc, M. Benaissa a souligné que le secteur de la culture a connu, au cours de la dernière décennie, un important essor dans le sillage du développement global du Royaume, rappelant la promulgation des textes législatifs réglementant le domaine de la culture, de manière à permettre l'intégration des initiatives privées et l'allègement du fardeau sur les pouvoirs publics, d'autant plus que la société civile est plus que jamais animée du principe "qu'il ne faut pas tout attendre de l'Etat". L'autre aspect de "la gestion rationnelle" des affaires culturelles au Maroc n'est autre que l'importance accordée à la culture amazigh en tant que l'un des affluents essentiels de l'identité nationale et facteur de sa richesse et de sa diversité, a-t-il fait remarquer, rappelant la création de l'Institut royal de la culture amazigh, le lancement d'une radio et d'une chaîne de télévision en amazigh et l'enseignement de cette langue dans les écoles. Aux yeux du secrétaire général de la Fondation du Forum d'Assilah, la gestion culturelle ne doit pas se limiter au "rôle traditionnel" dévolu au département de tutelle, notamment l'organisation des bibliothèques et la restauration et l'entretien des musées, mais il faut faire en sorte que la culturelle devienne "synonyme de savoir et de développement humain".