Abdelilah Benkirane n'est plus l'homme qui jurait par tous les saints de ne plus s'immiscer dans les affaires du gouvernement. Il n'est plus non plus celui qui s'interdisait de s'exprimer en dehors des institutions. Aux débats dans les organes de son parti, il préfère désormais "prêcher" depuis le salon de sa villa au quartier les Orangers de Rabat, face caméra. Comme on s'y attendait, Abdelilah Benkirane a finalement réagi à l'adoption, mercredi 16 juillet, du projet de loi cadre sur la réforme de l'enseignement au sein de la commission parlementaire de l'enseignement, de la culture et de la communication. Dans un Live Facebook diffusé dans la soirée du samedi dernier suivant la même scénographie habituelle, avec en toile de fond un portrait de lui avec son défunt compagnon de route Abdellah Baha et dans un timing parfait, à 24 heures de la séances plénière du Parlement devant débattre de la loi sur l'enseignement, rappelant celui de sa dernière sortie en mars contre cette même loi, l'ex Chef du gouvernement n'a pas mâché ses mots. Dans une diatribe caustique mêlant arabe littéraire, références coraniques et dictons populaires en Darija, il a dirigé ses flèches contre ses "frères" et, en première ligne, Saâd Eddine El Othmani pour avoir non seulement laissé passer le projet de loi-cadre sur l'Enseignement, mais pour l'avoir soutenu. Preuve de l'influence des Live de Benkirane sur la vie du parti au pouvoir, le président du groupe parlementaire du PJD, Driss Azami, a remis sa démission au Secrétaire général du parti, quelques minutes après la fin de la diffusion de la vidéo. Une information confirmée à "L'Opinion" par Souleimane Amrani, le vice Secrétaire général du parti de la lanterne. Le vote de ce texte en commission parlementaire avait en effet été marqué par l'opposition de deux PJDistes aux amendements des articles 2 et 31, suivie par une volte-face de ces mêmes députés, qui ont validés en fin de compte le texte dans son ensemble, s'alignant ainsi sur le vote de l'ensemble du groupe parlementaire du PJD. Pour rappel, ces deux articles instaurent une "alternance linguistique" (consécration des langues nationales tout en admettant le recours aux langues étrangères dans certaines matières) à travers, notamment, l'enseignement des matières scientifiques et techniques en langues étrangères. "L'appartenance à ce parti ne m'honore plus" Dans son allocution de 38 minutes, l'ex patron du PJD a admis ne plus se reconnaître dans le parti qu'il a "lui-même fondé". "La langue arabe est inscrite dans nos documents fondateurs, comment peut-on l'abandonner en faveur de la langue du colonisateur?" s'est-il exclamé, avant de menacer: "je pense sérieusement à quitter ce parti auquel je ne suis plus honoré d'appartenir". Pour le Chef du gouvernement limogé en 2017, l'adoption du projet de loi-cadre est "une honte sans précédent", intolérable pour "un parti à référence islamique". Il reproche notamment à l'actuel commandement du PJD d'avoir débattu du positionnement du parti vis-à-vis de cette réforme au sein du Secrétariat général, alors qu'une telle question "de principes", compte tenu de son importance, devait être soumise au débat dans le cadre du Congrès national du parti", a-t-il préconisé. En s'adressant directement à son successeur El Othmani, Benkirane a ouvertement remis en question la participation du PJD au gouvernement, au sein duquel "il n'a plus rien à faire". "C'est notre erreur la plus flagrante depuis que nous dirigeons le gouvernement", a estimé celui qui considère que les mesures disciplinaires qui risquent d'être prises contre les deux députés frondeurs seront "également des mesures contre [sa] personne". Tandis que son vote est programmé pour la séance plénière du lundi 21 juillet au parlement, le sort du projet de loi-cadre sur l'enseignement s'assombrit avec la sortie du sulfureux Benkirane et la démission de son protégé Driss Azami. Et même si, par la force des choses, la loi-cadre est adoptée lundi à la première Chambre, elle risque de creuser les fossés au sein du PJD, divisé par les clivages internes depuis la constitution du gouvernement El Othmani. Amine Derkaoui