De ce rapide survol de l'expérience de la région en matière de développement, on pourrait tirer au moins deux conclusions. Premièrement, la malédiction des rentes qui frappe le Moyen-Orient est d'envergure et ne se limite donc pas à une malédiction pétrolière. Dans la région MENA, les recettes pétrolières sont complétées par d'autres flux de revenus non gagnés provenant de l'aide, des envois de fonds de la diaspora et de la réglementation de l'État. Ces flux de revenus sont également interliés : les pays riches en ressources sont une importante source de flux financiers pour les pays pauvres en ressources de la région. L'expérience de la région MENA en matière de rente est donc plus profonde (et plus vaste) qu'il n'est généralement perçu. Un deuxième aspect pertinent concerne la diversité de nature et de canaux utilisés pour la distribution de la rente. Si les pays riches en ressources de la région MENA sont souvent considérés comme étant à l'origine de la perversité de l'économie politique de la région, il reste qu'il est bien facile d'exagérer le rôle du pétrole. Il est également difficile d'expliquer la mauvaise performance des pays relativement pauvres en ressources. Malgré la faiblesse de leurs ressources pétrolières, plusieurs de ces sociétés présentent des symptômes de la malédiction des ressources identiques à ceux de leurs voisins riches en pétrole. Ceci s'explique en partie par l'importance des flux de rentes non pétrolières qui miment les effets du pétrole et affectent de la même manière l'économie politique. On note au moins trois flux de revenus de ce type dans les pays de la région MENA relativement riches en main-d'oeuvre et pauvres en ressources, à savoir : l'aide, les envois de fonds de la diaspora et les rentes découlant des règlements gouvernementaux. Le premier des trois, à savoir l'aide étrangère, est une rente géopolitique qui peut reproduire les symptômes de la malédiction des ressources. Du fait de sa situation stratégique, les rentes d'aide dont bénéficie l'État moyen de la région MENA sont plus substantielles que celles d'un pays à faible revenu moyen ou d'un État d'Afrique Sub-Saharienne. Ces cinquante dernières années, la région MENA a reçu grosso modo trois fois plus d'aide nette par habitant que l'Amérique latine. Bien qu'elle compte proportionnellement beaucoup plus de pauvres, l'Asie du Sud n'a reçu, en termes d'aide étrangère nette, que 6 dollars par habitant durant la dernière décennie, contre 43 dollars par habitant dans la région MENA. L'aide nette (par habitant) que reçoit un État moyen d'Afrique du Nord est supérieure à celle d'un pays à faible revenu moyen. Depuis 2011, les flux d'aide dans les pays du Printemps arabe se sont envolés, passant à 158 dollars en Égypte et 86 dollars en Tunisie. Suite à la récente crise politique qu'elle a traversée, l'Égypte a obtenu en 2013 des promesses d'aide d'un montant de 12 milliards de dollars. Fait intéressant, ces flux inattendus d'aide sont distribués, même dans les pays qui exportent peu de pétrole. Une deuxième source de rentes parfois importantes concerne les envois de fonds des travailleurs migrants. L'étude de la BAD montre l'importance de ces rentes : la région MENA possède le ratio envois de fonds/PIB le plus élevé de toutes les régions en développement (4 % contre 1 à 1,5 % pour l'Amérique latine et l'Afrique Sub-Saharienne). La Jordanie et le Liban tirent environ 20 % de leur PIB de ces envois de fonds. Le ratio est également élevé, au regard des normes internationales, au Yémen, en Égypte et au Maroc. Contrairement au pétrole et à l'aide, les envois de fonds sont bien répartis entre les bénéficiaires, ce qui rend l'impact politique plus ambigu. Bien que les statistiques montrent que les envois de fonds sont, conjointement avec l'aide étrangère, liés à la stabilité, ils peuvent également affaiblir les relations protecteur-protégé et libérer l'espace politique (Ahmad 2012). Les mécanismes qui sous-tendent ces corrélations statistiques sont toutefois confus. On présume que les envois de fonds des travailleurs migrants peuvent influencer les décisions de dépense du gouvernement, les détournant des biens publics essentiels, et qu'ils peuvent faire baisser la pression politique créée par le taux élevé du chômage. Les effets économiques sont également ambigus. Si les envois de fonds des travailleurs expatriés sont susceptibles d'améliorer l'intermédiation financière, ils peuvent aussi avoir un effet de « syndrome hollandais » et donc ralentir à terme la croissance (Rajan et Subramanyan 2011). En couvrant les besoins en réserve de devises, les envois de fonds peuvent éviter des crises économiques et affaiblir ainsi les incitations aux réformes économiques. Dans la région MENA, l'aide tout comme les envois de fonds ont ceci de particulier qu'ils sont fortement liés aux cours du pétrole. On peut le comprendre aisément : dans la région, les rentes pétrolières sont recyclées à travers des soutiens financiers aux voisins plus pauvres et la création d'emplois pour les migrants non qualifiés venant des pays excédentaires en main-d'oeuvre. Le cours du pétrole est par conséquent une locomotive fondamentale de ces flux financiers transfrontaliers. Jusqu'en 2002, l'aide aux producteurs non pétroliers de la région (en % du PIB) s'est quasiment alignée sur l'évolution des cours du pétrole. Une tendance similaire s'observe concernant les envois de fonds des travailleurs migrants. Le troisième flux de rentes dont les effets sur l'économie politique sont particulièrement pernicieux découle d'une manipulation de l'économie par le gouvernement. Les marchés de la région sont des plus protégés du monde. Dans les pays de la région, l'activité économique domestique est généralement régie par des octrois de monopole, des contrôles de prix, des règlements procéduraux, et un ensemble de barrières commerciales arbitraires. Ces barrières permettent en effet à certaines élites de contrôler les points d'accès vitaux de l'économie, ce qui génère des fonds qui servent à soutenir les « réseaux de privilège » jugés essentiels pour la survie du régime. Nul doute que le besoin de ces rentes est plus aigu dans les pays riches en main-d'oeuvre dont les engagements en matière de distribution sont plus grands. Ceci explique parfaitement pourquoi les barrières non tarifaires sont à la fois plus nombreuses et plus fortes dans les économies de la MENA riches en main-d'oeuvre. S'agissant en fait des mesures de restriction commerciale, les pays de la MENA excédentaires en main-d'œuvre devancent toutes les autres régions, y compris l'Afrique Sub-Saharienne. Ainsi, l'économie politique de la région MENA est éventuellement minée, surtout par la convergence de ces flux de rentes, et non pas par le pétrole uniquement. La malédiction des ressources est en effet une variante de la malédiction plus large des rentes, qui peut également se traduire dans les économies pauvres en ressources par une dépendance à l'égard de l'aide étrangère, des envois de fonds des travailleurs expatriés et des rentes liées à la réglementation.